A dire Vrai, une collection Larousse dirigée par Jacques Marseille, rassemble des titres volontiers iconoclastes: Faut-il abandonner la Corse ? La France doit-elle quitter l’Europe ? Mais ici, dans un court ouvrage, assez pamphlétaire, qui se lit à toute vitesse, Jean Dominique Merchet ne pose même pas de question en titre: Dix ans après le lancement de la politique européenne de défense et de sécurité, la défense européenne est une grande illusion.

Jean Dominique Merchet est l’une des plumes les plus brillantes du quotidien Libération; il se passionne pour la chose militaire au point d’animer un blog très suivi sur ces questions. Le « pacha » comme il s’y désigne met en scène les personnages, les moyens et tout le théâtre des questions de défense dans des billets clairs, efficaces et plaisants. On retrouve ce style dans l’ouvrage dont il est question ici. Mais ce dernier est fondé sur un parti pris clairement affirmé par l’auteur. Jean Dominique Merchet veut certes que la défense de l’Europe soit assurée, mais est hostile à une défense européenne, c’est à dire à une politique intégrée de l’Union européenne.

Cette hostilité se fonde sur celle plus générale du fédéralisme européen dont les grands personnages sont assez fréquemment ridiculisés dans ces pages. Jean Dominique Merchet veut également prouver par les faits l’inanité de l’une et de l’autre.

La première salve démonte le principe même d’une politique de défense européenne. L’introduction aborde l’aspect extra-ordinaire de la politique de défense: il s’agit d’un pouvoir sur la vie et la mort qui ne peut se partager. Donc appliquer les principes du fédéralisme à cette politique serait dangereux.

La suite de l’ouvrage se divise en deux temps: les premiers chapitres analysent la coopération militaire européenne dans les domaine de la production d’armes, de l’organisation des moyens militaires européens et des opérations communes. La seconde partie utilise l’histoire pour dénoncer comme chimères tous les projets d’Europe militaire depuis… le Moyen Age.

La mise en commun des moyens: une chimère coûteuse

Pour l’auteur, l’idée selon laquelle on peut faire des économies en associant un consortium de pays pour construire une arme coûteuse résiste mal à l’histoire du Rafale et de l’Euro-Fighter. Les dirigeants français ont été vivement critiqués lorsqu’ils ont quitté, en 1985, la table des négociations qui devaient lancer l’avion de combat européen. J.-D. Merchet met pourtant en avant la pertinence du choix du projet franco-français: pour lui, l’avion est meilleur et a coûté moins cher que son homologue « européen ». D’autre part, cela a permis à la France de sauvegarder des savoirs-faire qui auraient pu s’évanouir . L’auteur montre à ce sujet le piège que constitue les offres de coopérations américaines, le coeur de la technologie restant aux mains des Etats-Unis. Le journaliste de Libération ne rejette pas pour autant toute coopération, mais plutôt celles qui embarquent un nombre élevé de partenaires, dont les exigences font rallonger les délais et exploser les coûts : les coopérations binationales, notamment franco-britanniques, ont été un succès, mais elles semblent se raréfier.

Ce qui est vrai de la mise en commun des moyens de production d’arme l’est encore plus lorsqu’il faut créer des forces communes avec des troupes, du matériel, et un commandement: passant en revue les traités européens mais aussi les interventions européennes comme au Tchad et au Congo, Jean-Dominique Merchet montre, 10 ans après la création de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, qu’il n’existe pas de véritable force européenne ; chaque opération menée par les européens se traduit par un pénible marchandage pour constituer les forces d’intervention; quant au commandement, il faut créer à chaque fois un quartier général avec les moyens de … l’Otan, puisque l’état-major européen conseille mais n’a pas de pouvoir de commandement. Au problème de structures s’ajoute celui des divergences stratégiques des puissance militaires européennes .Toutes ces faiblesses accumulées expliquent pourquoi les Etats-Unis assurent l’essentiel des moyens lors des grandes opérations internationales alors que les européens se contentent de faire la « vaisselle », c’est à dire de gérer les suites des interventions.

L’impossible Europe militaire

Après avoir prouvé qu’il n’existe pas de défense européenne, l’auteur se lance dans un curieux exercice de politique-fiction: un avion terroriste tourne autour du coeur de l’Europe à la recherche d’une cible; les frontières qu’il franchit sont l’occasion de montrer que lorsque la sécurité nationale est en jeu il n’y a plus de gestion commune de la décision militaire: l’ordre d’abattre un avion de ligne dans son espace aérien ne se délègue pas à un autre pays ou à des instances supranationales. Soit, mais il est curieux que ce recours au tragique s’accompagne de références aux dialogues des tontons flingueurs pour expliquer que les institutions européennes peuvent s’occuper de l’intendance parce que le plus important, la sécurité, est assuré par les Etats-Unis, l’Otan et les nations.

Ce chapitre annonce en fait une histoire à rebours destinée à montrer l’aspect vain des aventures supranationales en Europe de l’après-guerre jusqu’au Moyen-Age: la construction européenne n’a pas apporté la paix; elle a été permise par la pax americana et la peur de l’ennemi soviétique. Après avoir décrit l’échec de la CED comme la mort réjouissante d’une d’une usine à gaz, Jean-Dominique Merchet affirme que tout ce qui a réussi sur le continent serait le résultat d’impulsion nationales et de la saine compétition entre les pays d’Europe. Et l’auteur n’hésite guère à mettre dans le même sac les croisades, les armées multinationales de Napoléon et le front anti-bolchévique de la Wehrmacht sous Hitler, insinuant peut-être que les doux rêveurs d’une Europe politiquement (et donc militairement) unie sont les héritiers de temps et de régimes peu recommandables où l’on cherchait à construire l’Europe contre un ennemi.

Cette analyse conduit en conclusion à une vision un peu inquiète de la situation géopolitique actuelle de l’Europe: elle dénonce la dernière illusion, dangereuse, celle de faire de l’ennemi Russe un facteur de l’unité du continent.

Au total, c’est donc la première partie de ce livre qui rendra bien des services en ECJS pour aborder le devoir ce défense, tant la chose militaire y est abordée de façon accessible et efficace. On peut faire comprendre ce que sont des besoins militaires, manier les ordres de grandeur en hommes et en argent. Il y a aussi évidemment matière ici à une réflexion sur l’identité de l’Europe. Quant au parti pris de l’auteur, qui peut irriter, il constitue une invitation au débat par la variété de l’argumentation qui y est utilisée.

Pour aller plus loin:

 

La politique européenne de sécurité et de défense sur le site de l’Union Européenne.