Géopolitique des frontières est le dernier né de la collection Géopolitique de… des éditions Le Cavalier Bleu après Géopolitique des Jeux d’argent, Géopolitique de l’eau, Géopolitique des données numériques, Géopolitique des Religions ou Géopolitique de la colère. Son auteur est Anne-Laure AMILHAT SZARY, agrégée de Géographie et professeure de géographie à l’Université Grenobe-Alpes. C’est une spécialiste des frontières qui poursuit dans cet ouvrage sa réflexion sur la « frontière mobile » et individualisée, entamée dans Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?

D’un seul coup, avec la crise sanitaire du SARS-CoV-2, les discours dominants sur les circulations et les interactions d’une mondialisation présentée comme un horizon inéluctable se sont trouvés suspendus. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les frontières de très nombreux pays se sont fermées presque simultanément. Cette crise conforte donc la nécessité d’une géopolitique critique des frontières permettant d’aborder ses multiples dimensions autour des dialectiques ouverture/fermeture, visibilité/invisibilité, mémoire longue/mémoire courte.

Cette géopolitique « critique » doit dépasser la tautologie traditionnelle entre frontière, territoire et souveraineté de l’État. Révéler la part d’extraterritorialité des phénomènes géopolitiques revient alors à moduler le rôle des frontières. Il convient donc de décaler, décentrer notre regard, d’un point de vue à la fois géographique et politique et ne pas se limiter à comprendre les frontières uniquement du point de vue des acteurs dominants. La « frontière mobile » est devenue aujourd’hui réalité. et remet en cause le périmètre de l’État autant qu’elle impose de prendre davantage en compte les pratiques locales, ordinaires, quotidiennes, caractéristiques d’un « fait social total », en somme d’ « entendre les individus aux frontières ».

Géopolitique des frontières : Espace-temps complexes

Il s’agit de montrer comment la frontière est passée, d’une forme d’invariant anthropologique dans l’appropriation de l’espace à un outil de gouvernement mis à profit par le monde occidental pour imposer au reste du monde sa domination, par l’entremise de la colonisation. Les systèmes de pensée politique et morale de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles ont gommé les ambiguïtés de nos héritages mythologiques, qui laissaient la place à une vision du monde moins binaire, articulée sur des frontières qui n’étaient pas que linéaires.

Dans certains contextes, la construction des frontières étatiques a pu prendre par exemple la forme plus imprécise du front de conquête (à l’époque de l’empire Romain). La notion de territoire est devenue notre référent contemporain, sans pour autant constituer un invariant aussi puissant que l’idée de frontière. Cela ne fait en effet qu’assez peu de temps (300 ans) que la forme d’un « territoire national », stable et exclusif dans la souveraineté qu’il construit, existe.

La paix de Westphalie (1648) est généralement considérée comme l’acte fondateur de l’idée moderne de frontière linéaire. Ce n’est toutefois qu’au XIXe siècle que l’appropriation de l’espace bascule d’une conception féodale vers l’idée territoriale. S’affirme alors l’idée de « frontière naturelle ». Les traités qui mettent fin à la Première Guerre mondiale finissent de réifier l’État et de consacrer la frontière. Très rares sont les explications des frontières non occidentales qui prennent en compte une vérité dite « émique », celle qui est énoncée par ses locuteurs, sans tenter de lui trouver une équivalence interprétative.

Pour Catherine COQUERY-VIDOVITCH, la frontière est une « zone à la fois de contacts, d’échanges et de rivalités ». L’imposition par la force d’un schéma d’organisation pensé ailleurs a en effet donné lieu à des stratégies multiples, de rejet, d’adaptation et d’hybridation.

L’extraterritorialité des frontières : contradictions du maillage international du globe

Questionner la territorialité des limites internationales permet de relativiser le poids de la seule institution étatique dans la fabrique frontalière, pour montrer à la fois l’asymétrie des États entre eux, et les relations complexes qui les lient aux autres acteurs qui entrent en jeu à la fois dans le champ de l’action publique, aux niveaux supra et infra nationaux, mais aussi dans le secteur privé.

On voit ainsi se multiplier des formes d’ « extraterritorialité ». Le droit d’ingérence en est un exemple. Les enclaves territoriales ou le land-grabbing, illustrent également ces formes de déplacement des limites de souveraineté qui peuvent se produire sans nécessiter de déplacer les frontières. Les frontières ne sont pas inclusives par nature, bien au contraire.

Pour Christiane ARBARET-SCHULZ, « une frontière est une construction territoriale qui met de la distance dans la proximité ». Cette distinction entre « nous » et « eux » ne fonctionne paradoxalement mieux à mesure au fur et à mesure que l’on s’éloigne physiquement de la limite internationale : les habitants des régions frontalières savent à quel point l’autre côté leur ressemble. Il devient alors essentiel de comprendre comment se positionnent les hommes et les femmes qui vivent dans ces espaces plus ou moins démarqués, et comment leurs pratiques et leurs représentations ont le pouvoir de transformer au quotidien les frontières.

Pour Michel FOUCAULT, il faudrait ne pas seulement considérer la frontière comme la trame du territoire, mais aussi composée de tous les nœuds d’un tissage complexe.

Vers une géopolitique des frontières mobiles

La frontière est aujourd’hui devenue un système de tri des flux dans la mondialisation, un espace traversé et qui nous traverse tous de manière très personnelle. Au XXIe siècle, ce qui pose problème au niveau politique n’est pas tant la disparition des frontières que l’invisibilisation de ce qui s’y produit, notamment dans les dislocated border de plus en plus difficilement appropriables par les personnes qui y habitent.

On peut établir un alphabet des frontières contemporaines autour d’éléments de base : la ligne, la zone et le point. On distingue alors des frontières clivantes (les lignes parfois bordées de murs), des frontières réticulaires ou frontières-archipels et des zones-frontières qui s’étalent, qui s’épaississent (les régions transfrontalières par exemple).

Propositions finales : ouvrir la terre, repenser le monde

« Les frontières dessinent une géographie complexe de l’autorité et renouvellent profondément notre rapport au politique. Autour des problématiques de mondialisation, d’identité et de différenciation, la géopolitique critique des frontières questionne le formatage de notre vision du monde et offre les outils pour construire un nouvel imaginaire politique.  »

Le confinement imposé par la pandémie du Covid-19 illustre bien que les frontières mobiles peuvent se réactualiser partout, y compris aux portes de nos maisons. Nous avons alors fait l’expérience d’une frontière qu’on ne peut plus traverser et qu’il faut désormais habiter. Cette crise nous a alors donné en partie accès à l’essence de la frontière. Plusieurs arguments plaident pourtant en faveur de frontières ouvertes : économique (libre circulation des personnes et des marchandises dans un cadre libéral), de justice sociale, existentiel et pragmatique ou rationnel.

Cet ouvrage est particulièrement stimulant et pousse à la réflexion sur nos représentations « trop occidentales » des frontières. Loin d’être toujours une ligne immobile et qui sépare, la frontière s’affirme comme mobile et individualisée. D’un point de vue conceptuel, et grâce également au développement de nombreux exemples, cet ouvrage sera donc très utile aux enseignants de spécialité HGGSP (Thème 3 du programme de Première : Étudier les divisions politiques du monde : les frontières) mais aussi aux candidats des concours de CAPES et d’Agrégation d’Histoire et de Géographie.

Autres Comptes-Rendus à consulter sur le thème des frontières

Daniel Meier, Les frontières au-delà des cartes : sécurité, migration, mondialisation, Le Cavalier bleu, collection Idées reçues, 160 pages, 2020

Michel FOUCHER, Le Retour des frontières, CNRS Éditions, 60 p., 2020

Michel FOUCHER, Les Frontières, Documentation photographique, n°8133, Janvier-Février 2020

Alexandra NOVOSSELOFF et Franck NEISSE, Des murs entre les hommes La Documentation Française, 270 p., 2015