CR de Patrick Mougenet
Les éditions Montparnasse ont décidé de sortir en DVD deux documentaires d’André Halimi, producteur et réalisateur d’émissions et de documentaires. Une première curiosité : pourquoi avoir privilégié le format télévision de 52 minutes pour ces deux documentaires, c’est-à-dire tels qu’ils ont été montés et diffusés sur La Cinquième en 1998 et non leur formule originale pour l’un (Chantons sous l’Occupation, 1976, 90 minutes) quitte, afin de montrer les évolutions historiographiques sur la seconde guerre mondiale en France, à y adjoindre la version remontée et raccourcie de 1998 ; initiale pour l’autre (La délation sous l’Occupation qui est en effet sortie dans les salles obscures en 2003 dans un format 90 minutes) ?

La délation sous l’Occupation

Ce dernier documentaire, même singulièrement raccourci, n’en est pas moins fort intéressant. André Halimi propose de comprendre les ressorts qui ont permis l’envoi de trois millions de lettres de délation entre 1940 et 1945, en zone occupée comme en zone non occupée, aux services de l’armée allemande, de l’Institut des questions juives, de la police française etc… Le montage alterne la lecture d’extraits de ces lettres, de coupures de presse, d’images d’archives et d’intervention d’une quinzaine de personnes interviewées (témoins oculaires, psychanalyste, avocat, professeur, résistants…), parmi lesquels les éclairages de cinq historiens chevronnés –citons Pascal Ory et Jean-Pierre Rioux- sont les bienvenus.
La seconde guerre mondiale apparait comme « l’âge d’or et l’âge noir de la délation » car il voit la convergence et la superposition de deux dictatures qui encouragent clairement l’acte de dénoncer : le nazisme, installé en France occupée, et le régime de Vichy. Recherchée par les régimes autoritaires et totalitaires, cachée et obscure grâce au manque de contrôle démocratique, la délation, qui certes existait en France dans les années trente, s’installe à partir de 1940 dans un climat propice de terreur. Les délateurs sont des deux sexes et de toute catégorie sociale : médecins, avocats, fonctionnaires, professeurs, concierge, voisins, faux-passeurs, anciens ligueurs de l’Action française etc… Les victimes peuvent être des sympathisants de l’Angleterre qui commettent la faute d’écouter la BBC et qu’un voisin malveillant aura dénoncés, des quidams, mais bien entendu, des résistants, des juifs…

Deux logiques semblent avoir prévalu dans l’encouragement de la dénonciation. Une logique d’Etat et une logique individuelle, laquelle agit par intérêt ou par conviction idéologique.
Logique d’Etat : Vichy par les lois antisémites d’octobre 1940 et de juin 1941, par la propagande inlassable menée contre les francs-maçons, les communistes et les résistants, livre sa caution et son absolution. Etre délateur… c’est faire preuve du respect de la loi… Les juifs sont en ligne de mire et les dénonciations individuelles sont encouragées. Celle-ci, en date du 23 décembre 1943, fait le lien entre la propagande de Vichy et l’écho de sa politique dans la population : « puisque vous vous occupez des juifs et si votre campagne n’est pas un vain mot, voyez donc le genre d’existence que mène la fille M…. A…., ancienne danseuse, actuellement au 31 boulevard de Strasbourg, ne portant pas d’étoile. (…) aussi je dis bien haut, à la porte les fripouilles ! ». Ici, la logique d’Etat rejoint la logique de l’individu guidé par son idéologie.
Mais d’autres motivations guident le délateur, en particulier l’intérêt individuel qu’il peut retirer des conséquences de son acte : arrestation, emprisonnement, déportation… Ainsi sur les 4 000 médecins de France, 900 sont dénoncés auprès du Conseil National de l’Ordre des Médecins, institution qui a porté la dénonciation auprès de la préfecture : « A titre confidentiel la carte de combattant du docteur C…. nous parait suspecte et il nous semble possible que les enquêtes puissent invalider pas mal de cartes. Je joins à cette lettre la liste de 14 médecins juifs contrevenant à la loi de juin 1941 (…) liste donnée par l’inspecteur départemental de la santé ». Autant de concurrents en moins.
La dénonciation privée se voit aussi épaulée par la dénonciation publique. Les noms voire adresses de personnes « à écarter » ou « à fusiller » emplissent les pages de la presse d’extrême droite : Je suis partout, Gringoire, au Pilori, A l’Appel… Radio-Paris œuvre dans le même sens : « si vous avez été ou si vous êtes encore les dupes ou les victimes des juifs, écrivez-nous, exposez-nous les faits et nous ferons le plus large écho à vos plaintes pour peu qu’elles soient justifiées (…) Nous devons tous nous unir pour combattre les ennemis de l’intérieur. Aidez-nous dans notre tâche. Les lettres doivent porter l’adresse suivante :’’Emission Les juifs contre la France – 116 Champs Elysées – Paris 8ème ‘’ »

Après la Libération, les lettres de délation ne cessent pas… mais en direction des comités d’épuration. Raymond Aubrac, commissaire de la République en 1944, rapporte que les lettres signées et identifiables faisaient l’objet d’une enquête. C’est ainsi que certains délateurs de 1940-1944 sont arrêtés en 1945.
Au total, le documentaire se révèle nuancé, informé et étayé. On peut regretter l’absence systématique de datation des lettres lues ou des images d’archives, ce qui rend peu aisée une utilisation, même partielle, dans le secondaire.

« Chantons sous l’Occupation »

On ne peut être que plus réservé pour le documentaire suivant, Chantons sous l’occupation, un remontage du pamphlet sorti dans les salles en 1976. Censé dénoncer l’attitude du monde du spectacle –principalement parisien- entre 1940 et 1945, le film, d’une durée de 87 minutes, avait alors fait l’objet d’un certain nombre de pressions, contraignant quelques salles à le déprogrammer. Son propos se situait dans la lignée d’un Chagrin et La Pitié (1971) comme son procédé cinématographique d’ailleurs (film de montage alternant témoins à charge et images d’archives subtilement montées, même façon de filmer les témoins interviewé, d’apparaitre à leur côté à l’écran…) et traduisait une (re)découverte de l’occupation et de la collaboration, toutes deux occultées par le discours résistancialiste mis en place dès 1945. Prenant toutefois moins de précautions, Serge Halimi érigeait un propos vigoureux, une position morale offusquée sans nuance aucune.

Ces stigmates sont encore présents dans le film remonté en 1998 pour La Cinquième. Certes, l’absence d’historiens et la mise en accusation systématique sont contrebalancés dans la seconde partie du documentaire par des témoignages plus nuancés de Daniel Gélin, Claude Pinoteau, Yves Boisset qui, à l’appui parfois d’un historien, montrent à travers des trajectoires individuelles que tout n’était pas blanc ou noir et que l’engagement des uns ou des autres en apparence aux côtés de l’occupant pouvait masquer la réalité d’actions concrètes auprès de populations en péril.
Il n’empêche, la juxtaposition d’éléments du documentaire de 1976 et de celui de 1998 met mal à l’aise le spectateur sur les procédés parfois employés. Ainsi le ton péremptoire et moral, d’entrée, en voix off : « Le spectacle n’a jamais si bien marché. Paris est recouvert d’affiches, comme au bon vieux temps. Cinémas, théâtres, cabarets, music-halls sont mobilisés pour faire oublier les rigueurs de la guerre et de l’occupation. Le fallait-il ? ». Que penser du montage alterné montrant des artistes en partance et en tournée vers l’Allemagne avec des trains en partance eux vers les camps d’extermination, sur fonds sonores de bruit de bottes ? Comment ne pas songer à La délation sous l’occupation lorsqu’ une série d’images montées et non identifiées par leurs dates de projection, égrène une série de noms d’artistes, lesquels apparaissent livrés à l’opinion de 1976 ou de 1998 comme des collaborateurs à la limite du collaborationnisme. Parle-t-on cependant à aucun moment d’idéologie ?

Pourquoi, à plusieurs reprises jeter à la vindicte le nom de Danielle Darrieux en prenant au pied de la lettre des actualités filmées en 1942 (message des autorités donc : à quel dessein ? on aurait pu s’interroger…) montrant l’actrice tout sourire au départ de la gare de L’Est, bientôt l’ « hôte de ses camarades de Vienne, de Munich et de Berlin » ? Or Jean-Pierre Bertin-Maghit [Le cinéma français sous l’occupation, Orban, 1989, 473 p] avait montré, à partir de recherches aux Archives nationales, que Danielle Darrieux avait accepté ce voyage pour retrouver à Berlin son fiancé… qui y était interné. Qu’après avoir passé trois jours dans la capitale allemande elle refusa de continuer. Qu’à la suite de cette rébellion les Allemands l’avaient obligée à passer 15 mois en résidence surveillée à Megève, période pendant laquelle il lui fut interdit de tourner dans un aucun film et de faire l’objet de la moindre publicité…
Pourquoi montrer Edith Piaf flanquée d’un commentaire peu amène d’un témoin interrogé en 1976… et omettre de rappeler que le Comité d’Epuration des Artistes ne lui a attribué aucune sanction mais l’a félicité… ? Autant de questions qui incitent à la prudence dans une éventuelle utilisation en classe…

Patrick MOUGENET (c) Clionautes