« Pour que l’on puisse parler d’inégalité sociale, quatre conditions doivent être réunies. Tout d’abord, il faut qu’il y ait une distribution inégale des ressources sociales entre les différents membres de la société […] mais il faut aussi que l’inégalité trouve son fondement dans les structures sociales […]. Enfin, il faut que cette inégalité fasse naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice, générateur de dénonciations, revendications, luttes, etc. »

Alain Bihr, Roland Pfefferkorn (dir.),

Dictionnaire des inégalités,

Éditions Armand Colin, 2014, entrée « Inégalité sociale », p. 204.

 

 

Présentation de l’éditeur

« Les inégalités n’ont cessé de s’accroître ces dernières années dans nos sociétés contemporaines. Perçue par une large part du public, cette tendance est confirmée par de nombreuses études scientifiques, si bien que la question des inégalités est devenue un objet de préoccupation majeure. Loin de se limiter à dresser un état des lieux, l’ambition de cet ouvrage est de fournir les clefs indispensables à la compréhension de cette dynamique.

Riche de plus de cinq cents entrées, ce dictionnaire couvre l’ensemble des dimensions des inégalités sociales : inégalités entre classes, entre sexes, entre âges et générations, entre nationalités et groupes ethniques, ou encore entre différents espaces (centres et périphéries, villes et campagnes…). Afin de dépasser le seul cadre hexagonal, plusieurs entrées sont consacrées à des pays ou à des comparaisons internationales. Pour autant, ne sont négligés ni les débats et controverses ni les aspects méthodologiques relatifs à l’étude des inégalités et à leur mesure. Enfin, l’aspect systémique des inégalités est mis en évidence, en analysant comment celles-ci s’engendrent bien souvent conjointement.

Fruit de la collaboration de sociologues, ethnologues, historiens, géographes, économistes, statisticiens, philosophes, médecins et juristes, ce dictionnaire pluridisciplinaire, premier du genre, apporte un éclairage inédit sur le fonctionnement de nos sociétés. »

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    Au sein des sciences sociales, les dictionnaires sont foison ce qui s’explique sans doute par la multiplication et l’enrichissement croissant des concepts, notions, théories et débats qui animent ces disciplines. Sous la direction de deux sociologues, Alain Bihr[1] et Roland Pfefferkorn[2], ce dictionnaire s’ancre d’emblée dans une orientation critique contre le capitalisme débridé et la société néolibérale qui s’installent partout dans le monde depuis les années 1980 et dont les politiques « ont contribué à inverser la dynamique de réduction des inégalités sociales que ces États ont connues » jusqu’alors (p. 5). Ce triomphe du néolibéralisme serait ainsi « partout accompagné par une offensive mais aussi un renouvellement du discours inégalitariste » (p. 5). Dans un monde où les inégalités se sont creusées, renforcées, la (les) grille(s) pour les lire et les comprendre se sont complexifiées. Face à la multiplication des débats idéologiques et des élaborations théoriques qui les ont accompagnés, les sciences sociales ont été placées : « devant le difficile problème de l’articulation entre ces différents types d’inégalités, de prise en compte de phénomènes de pouvoir (de domination) et les rapports sociaux qui les engendrent, dont tente de rendre compte le concept d’intersectionnalité[3] » (p. 6).

    Ce dictionnaire entend donc mettre en ordre ces différentes données et les manières d’appréhender les inégalités aujourd’hui afin de permettre de cerner au mieux les contours de cette thématique particulièrement riche et complexe. Pour ce faire, plusieurs approches s’imposaient d’entrée. Tout d’abord, la pluridimensionnalité avec huit champs couverts, dirigés à chaque fois par un ou deux auteur.e.s entourés des meilleurs spécialistes pour la rédaction des entrées : inégalités entre classes sociales, de genre ou entre sexes sociaux, entre classes d’âge ou entre générations, entre ethnies, groupes racisés ou racialisés, etc. Une approche multiscalaire est également adoptée permettant de cerner les inégalités sociospatiales (entre quartiers urbains, centres et périphéries, entre villes et campagnes, entre régions…). Des entrées par zones géographiques (« Afrique du sud », « Brésil », « Chine », « États-Unis », « Europe du nord », « Inde », « Monde arabe » « Russie ») sont particulièrement intéressantes pour saisir les dynamiques spatiales et territoriales des inégalités en lien avec l’« hypermondialisation »[4] des économies et des sociétés qui, dans ses formes actuelles, contribue à creuser ces dernières de manière croissante. On peut malgré tout déplorer l’absence d’une entrée « mondialisation » ou « globalisation » spécifique, de même que pour le concept de « ségrégation socio-spatiale » qui ont pourtant été étudiés et développés de longue date et avec justesse par des géographes comme Laurent Carroué, Christian Grataloup ou encore Renaud Le Goix. L’article « géographie » (pp. 184-186) rédigé par Fabrice Ripoll[5], permet toutefois de replacer l’étude des inégalités dans une épistémologie et une histoire de la discipline. L’entrée se conclut par l’évocation de la notion de « justice spatiale » qui cristallise aujourd’hui une partie des travaux et des débats autour des inégalités en géographie. Elle apparaît comme une grille de lecture tout particulièrement intéressante pour l’étude de ces thématiques en géographie[6].

    En second lieu, cette pluridimensionnalité des inégalités a imposé pour la rédaction de ce dictionnaire « d’opérer de manière pluri- voire interdisciplinaire » (p. 7). Ainsi, celui-ci a été élaboré par pas moins de deux cent quinze auteur·e·s spécialisés et d’horizons variés (sociologues, démographes, économistes, ethnologues, historiens et géographes, anthropologues, mathématiciens et statisticiens, philosophes, juristes…) pour fournir cette somme collective composée de plus de cinq cent entrées dont le contenu est d’une solidité remarquable. Le croisement des entrées et les références bibliographiques proposées permettent ainsi de faire un traitement analytique des concepts plutôt qu’une perspective strictement empirique des faits (p. 7). Les indices et indicateurs pour mesurer les inégalités sont largement détaillés mais également les grandes institutions et organismes, acteurs qui les élaborent et les mettent en œuvre comme l’ « Union européenne » ou encore le « Fonds monétaire international (FMI) » ou l’ « Organisation mondiale du commerce (OMC) » qui n’échappent pas à une approche critique et partisane de la part des auteur.e.s : « Le FMI a grosso modo le même fonctionnement antidémocratique que la Banque Mondiale » (p. 171), « L’OMC consacre de facto la toute-puissance des multinationales » (p. 272).

    En troisième lieu, ce dictionnaire replace la thématique des inégalités dans une perspective historique et internationale. Ainsi, plusieurs entrées d’auteurs classiques (« Aristote » « Henri Lefebvre », « Karl Marx », « Jean-Jacques Rousseau », « Adam Smith »…) sont développées avec comme point nodal leurs analyses sur les questions de justice, d’égalité et de liberté. Ces entrées apparaissent tout particulièrement pertinentes afin de rendre compte le fait que la thématique des inégalités n’est pas qu’une question contemporaine traversant le champ des sciences sociales, mais apparaît bien en amont dans la littérature et les sources historiques. Les concepts et débats dépassent ainsi le cadre franco-français et plusieurs anglicismes ou expressions anglo-saxonnes sont explicités dans ce dictionnaire : « Care » (« les pratiques et les relations impliquées dans le soin aux personnes […] qui ont besoin d’attention, d’aide et de soutien » p. 57), « Caste », « Gender Blind », « Gated communities » ou zones résidentielles fermées, « Queer », etc.

    Les inégalités seraient ainsi à étudier sous une forme systémique. En témoigne, à titre d’exemple, l’entrée « Système des inégalités » cosignée par les deux directeurs du dictionnaire Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, affirment clairement que : « Les différentes inégalités interagissent, qu’elles se déterminent réciproquement, qu’elles sont mutuellement causes et effets les unes des autres et qu’elles ne peuvent s’expliquer et se comprendre par conséquent que dans et par leurs relations » (p. 392).

    En définitive, ce dictionnaire est très complet et très utile et servira de base première pour tout chercheur et/ou étudiant en sciences sociales. Il sera un outil à consulter régulièrement pour les candidats et candidates aux concours d’enseignement puisqu’il s’agit d’une thématique transversale couvrant régulièrement les questions au programme de ces derniers comme en témoigne par exemple le sujet A de l’épreuve sur dossier tombé à l’agrégation de géographie 2018-2019 intitulé « La ségrégation ». Enfin, il sera tout à fait pertinent pour les enseignants et enseignantes d’histoire-géographie du secondaire car la thématique des inégalités revient à plusieurs reprises dans les programmes de collège comme en classe de 5e, notamment dans le chapitre 2 du thème 1 de géographie « Répartition de la richesse et de la pauvreté dans le monde », mais également dans les nouveaux programmes de lycée en classe de seconde et de première… Un dictionnaire à acheter donc !


[1] Alain BIHR est Professeur émérite de sociologie à l’Université de Franche-Comté, membre du Laboratoire C3S (Culture, Sport, Santé, Société). Auteur de nombreux ouvrages (dont le dernier en date Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763). L’expansion européenne, Syllepse, 2018), il se revendique du communisme libertaire et est membre d’Alternative Libertaire. Ses travaux ont porté sur des sujets divers : la sociologie des couches moyennes salariées ; la crise contemporaine du mouvement ouvrier en Europe ; la dynamique des inégalités entre catégories sociales ainsi qu’entre hommes et femmes ; la résurgence des mouvements d’extrême droite en Europe occidentale, et notamment le Front national ; la crise de l’Etat-nation. Il a régulièrement publié au cours de ces dernières années sur ces différents thèmes.

Il travaille actuellement au développement d’une théorie générale du capitalisme intégrant de manière critique l’apport marxien.

[2] Roland PFEFFERKORN est Professeur des universités à l’Université de Strasbourg, où il est directeur de l’institut de Sociologie, membre du laboratoire Dynamiques européennes (UMR CNRS 7367). La thématique des inégalités sociales (au sens large), la sociologie des rapports sociaux, notamment la sociologie des rapports sociaux de sexe et la question de l’articulation des différents rapports sociaux (classes, sexes, « races », générations) sont centrales dans ses recherches. Il s’intéresse aussi à d’autres thèmes comme en témoignent certaines de ses publications : sociologie du travail, sociologie économique, sociologie régionale (laïcité, langues), épistémologie et histoire de la sociologie et l’œuvre du philologue Victor Klemperer.

[3] « Forgé par la juriste nord-américaine Kimberlé W. Crenshaw dans un article de 1989 – aujourd’hui texte de référence des études de genre et, plus largement, de l’approche croisée des rapports de pouvoir en science sociale –, l’intersectionnalité est un outil d’analyse de la domination proposant une nouvelle compréhension du rapport entre les rapports de pouvoir, qui jusque dans les années 1980, étaient appréhendés en termes d’analogie ou d’addition. » (p. 207).

[4] Selon l’expression des économistes Arvind Subramanian et Martin Kessler, nos sociétés entreraient dans une ère d’« hypermondialisation » → « The Hyperglobalization of Trade and Its Future », Peterson Institute for International Economics, juillet 2013 : (http://www.iie.com/publications/interstitial.cfm?ResearchID=2443).

[5] Cf. Backouche I. Ripoll F., Tissot S., Veschambre V. (dir.), 2011, La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales, Rennes, PUR.

[6] Voire à ce propos : Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste, Éditions Odile Jacob, 2018, 352 p. https://www.clionautes.org/theorie-de-la-justice-spatiale.html. Compte-rendu de lecture complémentaire à venir.

©Rémi Burlot, pour Les Clionautes