Face aux enjeux du XXIe siècle de nouveaux modèles agricoles et alimentaires apparaissent. Par des réflexions conceptuelles et des études de cas en France, en Italie, Suisse, en Amérique latine (Uruguay, Brésil, Argentine), en Afrique sub-saharienne (Burkina Faso) et en Asie (Vietnam, Japon).

Les auteurs analysent ces situations à partir de quatre dimensions du développement territorial : Spécialisation ou diversification, innovation, adaptation et la transition alimentaire. Ils mettent l’accent sur comprendre les interactions entre les différents modèles et les capacités de changement. Quel accompagnement faut-il mettre en œuvre pour un développement agricole et alimentaire dans les territoires ruraux et urbains.

Pierre Gasselin, géographe à INRAE, Sylvie Lardon est spécialiste des démarches participatives en matière de Développement territorial, Claire Cerdan, géographe au Cirad, Salma Loudiyi, géographe à VetAgro Sup et Denis Sautier, économiste au Cirad coordonnent cet ouvrage qu réunit une trentaine de contributeurs.

Aujourd’hui, comme l’écrit Jan Douwe van der Ploeg dans sa préface, la direction générale des changements, pour une adaptation aux enjeux d’un monde nouveau, est difficile à prévoir.

INTRODUCTION

Pierre Gasselin, Sylvie Lardon, Claire Cerdan, Salma Loudiyi, Denis Sautier définissent le cadre d’analyse dans lequel s’inscrivent les recherches présentées dans l’ouvrage. La problématique générale est celle d’une coexistence et d’une confrontation des modèles agricoles et alimentaires, partout dans le monde. Face à l’homogénéisation croissante de l’agriculture, les auteurs constatent que les modèles se diversifient (coexistence des agricultures OGM et non-OGM, par exemple) et entretiennent des relations importantes avec les questions de développement territorial. Le cadre d’analyse repose sur l’analyse à différentes échelles et peut se résumer en deux schémas (p. 21 et 22).

 

SPÉCIALISATION/DIVERSIFICATION

La spécialisation productive et territoriale est-elle un facteur de blocage ou une ressource ?

Pierre Gasselin, Denis Sautier montre comment la spécialisation a été, au XXe siècle, considérée comme un signe de modernité avant que les enjeux sociaux de dépendance et la perte d’autonomie des exploitations agricoles et des espaces ruraux n’apparaissent comme source de blocage quand on veut concilier production agricole et la préservation de la biodiversité. Ils émettent trois hypothèses comme cadre des articles plus spécialisés qui suivent : « Spécialisation et diversification ne sont pas toujours en opposition, mais peuvent se succéder, se combiner ou s’emboîter, selon l’échelle (spatiale, temporelle, sociale) considérée – la diversification et la spécialisation se différencient par des relations de pouvoir différentes – tant pour la spécialisation que pour la diversification, il existe des évolutions choisies, mais aussi des évolutions subies par les acteurs du territoire » (p. 36).

De la spécialisation agro-industrielle à la pluralité de modèles au sud du Brésil

Dans les années 1970, une production intégrée de porcs et de volailles de chair est organisée, dans l’État de Santa Catarina, au Sud du Brésil. Il s’agit d’une relation entre les agro-industries et l’agriculture familiale de polyculture-élevage. Claire Cerdan analyse cette spécialisation et son évolution : diminution du nombre d’agriculteurs qui a remis en cause le modèle agro-industriel intégré. Les producteurs, pour se maintenir, ont développé la transformation artisanale. Aujourd’hui l’auteure constate l’existence d’une coexistence entre le modèle agro-industriel et le modèle de production fermière.

La fabrique des itinéraires de développement des bassins laitiers, entre modèles spécialisés et modèles diversifiés

Martine Napoléone, Marie Houdart, Guillaume Duteurtre analysent trois itinéraires de développement en comparant des exemples français et latino-américains. Ils décrivent plusieurs formes de bassins laitiers : bassin industrialisé selon un modèle de développement globalisé, en Uruguay ; bassin se rattachant à un modèle de développement territorialisé au Brésil et, en Livradois-Forez, Cévennes et Drôme provençale des bassins où coexistent organisation un modèle agro-industriel en circuits longs de la grande distribution et une logique territoriale pour satisfaire une demande de proximité.

L’évolution des modèles productifs agricoles permet-elle leur coexistence sur les territoires ?

Frédéric Wallet situe son analyse de la situation en France en rapport avec les politiques européennes sur la spécialisation régionale. Il définit le contexte : prix de l’énergie, recherche d’économies d’échelle et critères d’attribution des aides PAC qui expliquent la spécialisation productive française. Il observe une dissociation géographique des productions végétales et animales, une forte diminution du nombre d’exploitations et la concentration des industries agroalimentaires. Face à ce modèle dominant, existent de nombreuses alternatives (circuits courts, agriculture biologique…). Les nouvelles orientations de la politique européenne visent à offrir un développement différencié des territoires en fonction des ressources, des capacités technologiques et des modes d’organisation de la production. L’auteur montre que l’intervention publique demeure encore favorables à une forme d’agriculture spécialisée dominante.

INNOVATION

L’innovation : ferment et fruit de la coexistence et de la confrontation des modèles agricoles et alimentaires

Pierre Gasselin définit l’innovation comme un processus technique, un système d’acteurs et de connaissances et le moteur de transformations des territoires. L’innovation n’est jamais neutre, elle repose sur des justifications (productivité, bien-être, environnement, équité, justice, etc.), elle a un impact sur le développement territorial et génère des controverses et des arrangements entre les acteurs. L’auteur présente la cadre théorique et les hypothèses d’analyse : « L’innovation modifie les conditions de la coexistence des modèles agricoles et alimentaires dans les territoires – Les configurations de coexistence des modèles agricoles et alimentaires influencent l’innovation. »

La grande distribution, moteur d’hybridation et d’innovation dans les systèmes alimentaires territoriaux

Virginie Baritaux, Marie Houdart, dans leur étude de cas, analysent le rôle de la grande distribution En Auvergne dans le cadre d’un partenariat entre une firme multinationale (Carrefour) et des acteurs locaux de la production de lait (dix-neuf exploitations de taille moyenne) et de la transformation fromagère (laiterie familiale de la région du Livradois-Forez). Les auteures montrent comment la production de deux fromages AOP (Bleu d’Auvergne et Fourme d’Ambert), sous marque distributeur valorise des ressources territoriales, en particulier les prairies. Elles décrivent une forme d’hybridation de la filière.

Coexister en Cuma : la coopération entre agriculteurs hétérogènes

Véronique Lucas, Pierre Gasselin décrivent un exemple de coopération locale entre agriculteurs différents engagés dans des innovations agroécologiques en France (l’agri­culture de conservation des sols et le développement des légumineuses). Les auteurs rappellent le rôle des Cumas dans la modernisation des exploitations. Lieux de dialogues entre pairs appartenant à des systèmes différents (bio et conventionnels, agriculture de conservation, diverses productions et modalités de mise en marché, etc.), les Cumas étudiées montrent l’existence de complémentarités fonctionnelles et un partage des ressources matérielles et cognitives. Malgré l’hétérogénéité, frein à la coopération les agriculteurs ont su trouver des stratégies pour dépasser les divergences.

Émergence et cloison­nement de sous-systèmes de conseil pour l’intensification écologique de l’agriculture au Burkina Faso

Aurélie Toillier, Saydou Bancé, Guy Faure s’intéressent au conseil agricole malgré des modalités différentes d’intensification : dans l’agriculture conventionnelle, pour une conversion à l’agriculture biologique et pour sensibiliser à l’agroécologie. Dans chaque cas sont définis les réseaux d’acteurs, les zones d’intervention et les pistes d’action pour transférer des techniques. En fait ces systèmes sont liés à une région : l’agroécologie en contexte sahélien, où l’agriculture commerciale est peu développée, l’intensification durable de l’agriculture conventionnelle concerne plutôt le sud (bassin cotonnier) et l’agriculture biologique autour des grandes villes. Si les conseillers de l’intensification durable sont issus du service public, dans les deux autres ils sont plutôt du secteur privé ou associatif. Les auteurs préconisent le développement de passerelles et de partage de connaissances et d’expériences.

ADAPTATION

L’adaptation : nécessité et projet dans la coexistence

Les acteurs sur le terrain s’adaptent en trouvant diverses solutions, malgré les incertitudes, Sylvie Lardon interroge les formes d’organisation, les capacités d’adaptation, l’articulation aux différentes échelles. Comment accompagner ces dynamiques de développement territorial ?

Elle présente les études existantes et en tire deux hypothèses : « la coexistence des modèles agricoles et alimentaires confère des capacités d’adaptation aux territoires et aux systèmes qui les composent, du fait de leurs interactions – les capacités d’adaptation s’opèrent à différentes échelles spatiales et temporelles ».

ProHuerta : de l’auto­production de subsistance à l’interpellation agro­écologique des géants

Roberto Cittadini, Agnès Coiffard analyse le projet ProHuerta en Argentine, pays dans lequel existent des grandes différences entre les grandes entreprises et l’agriculture familiale. Ils décrivent ce programme orienté vers l’agriculture familiale et l’agroécologie, pour lutter contre l’exclusion sociale, pour un accès à une nourriture saine et de qualité pour la population pauvre. Il s’appuie sur des techniques éloignées de l’agriculture conventionnelle et s’éloigne de la Révolution verte. Le choix de l’agroécologique par des entreprises familiales devient un modèle de développement.

Hybridation des chaînes alimentaires dans les systèmes de production périurbains : l’exemple de Pise en Italie

Rosalia Filippini étudie les stratégies de commercialisation des agriculteurs périurbains dans la plaine de Pise : modes de commercialisation traditionnelle et alternatifs (vente directe).

L’auteure décrit une forme d’hybridation des réseaux commerciaux et extra-locaux. Elle mesure la durabilité des solutions trouvées.

La tradition mise en marché : valorisation des savoir-faire et de l’identité de la communauté Faxinal Emboque au Brésil

Vanessa Iceri cherche à comprendre les transformations au sein d’une communauté d’agriculteurs brésiliens. Elle observe que les producteurs locaux, issus de la société civile, innovent en s’ouvrant au marché extérieur tout en maintenant leurs savoir-faire traditionnels. Ils s’appuient sur la reconnaissance du ministère de l’Environnement pour trouver de nouveaux partenaires et des financements extérieurs. C’est une forme d’articulation des échelles locale et globale, du modèle traditionnel et du modèle industriel qui intègre les enjeux du développement territorial.

Histoire et coexistence de modèles de développement agricole – Les cas de l’Argentine, de la France et du Brésil

Christophe Albaladejo définit les modèles de développement en fonction de leurs liens à l’État, au marché, à la science et à la technologie. Un article plus théorique qu’une étude de cas même s’il aborde la France, l’Argentine et le Brésil. Il s’interroge sur le rôle que pourraient jouer les villes dans les adaptations nécessaires face aux nouveaux enjeux. Pour l’auteur les formes d’hybridations entre modèles agricoles et alimentaires sont la solution pour un ancrage territorial et une gouvernance qui intègre s’appuie sur des acteurs locaux et/ou extérieurs au territoire.

TRANSITION

Penser les transitions par la coexistence et la confrontation des modèles agricoles et alimentaires : échelles, acteurs et trajectoires territoriales

Salma Loudiyi, Claire Cerdan interrogent les liens entre transition et coexistence des modèles agricoles et alimentaires dans les territoires.

Le rôle des interactions entre bio et « conven­tionnel » dans la transition écologique du système alimentaire territorial de l’Ardèche méridionale

Claire Lamine montre que la coexistence, dans un même territoire de différents modèles agricoles (alternatifs/conventionnels), favorise des formes d’hybridation et participe à la légitimation des processus de transition écologique comme l’exemple ardéchois de la Biovallée.

Contester et prendre soin : des formes de solidarités dans les groupements d’achats locaux

Emmanuelle Cheyns, Nora Daoud étudient les tensions, associations, nouvelles modalités du « faire ensemble » dans les pratiques quotidiennes. Elles mettent l’accent sur les groupements d’achats comme espaces d’innovations.

Gouverner la coexistence dans une économie « en transition » : élevage paysan et mégafermes dans le secteur laitier vietnamien

Guillaume Duteurtre, Pascal Bonnet, Nathalie Hostiou, Nguyen Mai Huong, Pham Duy Khanh,

Jean-Daniel Cesaro, Emmanuel Pannier étudient le développement d’un secteur laitier industrialisé au Vietnam pour répondre à la demande sociale, des mégafermesPar exemple, l’entreprise TH Milk fonde en 2009 dans la province de Nghe An, une ferme de 44 000 vaches laitières (chiffre de 2014) ; p. 282 qui n’ont que peu à voir avec le modèle collectif du Nord-Vietnam ou les petites fermes familiales qui se sont développées après 1990. Cette évolution est gouvernée par l’État qui contrôle le foncier et parfois impose des partenariats locaux entre paysans, firmes et autorités locales, non sans tensions, et produit des normes.

Penser la diversité des trajectoires de transition

A partir des études de cas de cette quatrième partie, Philippe V. Baret, Clémentine Antier défendent l’idée de la nécessaire prise en compte de la diversité des trajectoires de transition. Selon eux il est important d’expliciter les choix politiques, de penser la transition en termes techniques mais aussi sociaux, économiques et culturels. Ils proposent de définir trois perspectives pour de prochaines études : « autour des échelles spatiales des processus de transition et de production des formes de coexistence – autour des acteurs et de la compréhension de leurs stratégies et logiques d’accès aux ressources – autour des trajectoires territoriales pour d’une part instruire la question des temporalités et des spatialités différenciées, d’autre part saisir les effets des contextes territoriaux dans toute leur épaisseur, mais aussi la manière dont ils conditionnent des formes de gouvernance de cette coexistence des modèles » (p. 235-236).

UN NOUVEAU PARADIGME DE DÉVELOPPEMENT TERRITORIAL ?

Ambivalences des modèles et défi de la gouvernance territoriale de la coexistence

Pierre Gasselin, Sylvie Lardon, Claire Cerdan, Salma Loudiyi, Denis Sautier introduisent cette ultime partie qui a pour ambition de renouveler le regard.

La coexistence comme agencement : multiplicité des modèles laitiers en Suisse

Jérémie Forney montre que la diversité des modèles de fermes laitières ne correspond pas forcément aux cadres d’études habituels (plaine et montagne, industriel et artisanal, conventionnel et biologique, etc.). Il propose d’examiner les « forces transformatrices ».

Néolibéralisation de la politique agricole au Japon et contradictions entre modèles agricoles

Kae Sekine étudie la coexistence d’ une agriculture familiale, d’une part avec la multinationale Dole Food Company, et d’autre part avec des multinationales américaine et japonaise impliquées dans le processus de reconstruction de la région de Fukushima après le tsunami de mars 2011. Cette étude montre les tensions agro-environnementale, socio-économique et culturelle existant entre ces différents modèles dans un cadre néolibéral. Elle met en lumière la résistance des acteurs locaux et l’existence d’une crise de légitimité de la politique agricole nippone.

Où va le modèle de développement des systèmes alimentaires qui a émergé à la fin du XXe siècle ?

Dans le cadre de l’émergence, depuis les années 1990, de systèmes de production et de circuits alternatifs, Gilles Allaire s’intéresse à la notion de qualité : à la fois un jugement de valeur et un une norme associée à un dispositif de contrôle. Il analyse la crise de la qualité, la médiatisation de la critique par la société, le consommateur devient acteur du débat (vache folle) dans une période où la la qualité est devenue « un enjeu de la restructuration des activités et des marchés ».

Les modèles agricoles et alimentaires : ne pas trop y croire, mais y croire quand même !

Ronan Le Velly propose une réflexion sur les limites des « modèles ». L’« agriculture paysanne » renvoie à des réalités différentes selon qu’elle est définie par Mendras, la Confédération paysanne ou la catégorie administrative de l’Argentine. Les pratiques sont toujours plus complexes que les modèles et l’auteur invite à la prudence dans les catégorisations même s’ils sont utiles à l’analyse de cas.

Confrontation des modèles : la coexistence pour naviguer entre naïveté du consensus et violence de la polarisation

Patrick Caron dénonce la « polarisation croissante des positions à propos de l’alimentation, chacun étant convaincu que se joue là l’avenir de la planète et de l’humanité. » (p. 367) qui nuit au développement d’espace de dialogue entre les tenants de tel ou tel modèle. Il plaide pour la diversité à toutes les échelles et s’inquiète du piège du repli identitaire.

Gouverner la coexistence et la confrontation des modèles agricoles et alimentaires dans les territoires : paradigme, postures, méthodes

Dans ce dernier chapitre en guise de conclusion, Pierre Gasselin, Sylvie Lardon, Claire Cerdan, Salma Loudiyi, Denis Sautier reviennent un fait : « les territoires sont le substrat et le résultat de nouvelles formes d’agricultures et d’alimentation, dont certaines sont instituées en modèles, qu’il s’agisse d’archétypes analytiques, de futurs désirés ou de normes pour l’action.

Ces alternatives agricoles et alimentaires s’inventent et s’affirment comme des réponses aux critiques environnementales, sanitaires, nutritionnelles, économiques et sociales d’un héritage séculaire de croissance productiviste et d’une forte urbanisation. »(p. 379). Ils prêchent pour des recherches incluant la démarche systémique et pour la mise en place d’une gouvernance de la coexistence entre ces modèles agricoles et alimentaires.