Ce volume constitue le deuxième volet d’une ambitieuse trilogie intitulée Les Natures de la République, consacrée à l’histoire environnementale de la France contemporaine. Cette série propose une relecture des XIXe et XXe siècles à travers les relations que les sociétés entretiennent avec leurs milieux, ressources, paysages et formes du vivant. Après un premier tome sur les transformations du XIXe siècle industriel, ce second opus s’attache à la Troisième République (1870-1940), moment fondateur d’une modernisation politique, sociale, territoriale et écologique. Ecrit par Renaud Bécot, Flora Devienne, Stéphane Frioux, Charles-François Mathis et Judith Rainhorn, l’ouvrage renouvelle en profondeur notre compréhension de cette période charnière, en mobilisant les outils de l’histoire environnementale : interactions entre humains et non-humains, politiques d’aménagement, exploitation, patrimonialisation, mais aussi tensions entre progrès technique et déséquilibres écologiques.
À partir d’une documentation variée, archives, sources scientifiques, matériaux iconographiques et culturels, les auteurs montrent comment cette République, née dans les décombres de la guerre et portée par une foi prométhéenne dans la science, a redéfini les rapports au territoire et au vivant. Elle a aménagé, canalisé, exploité, mais aussi rêvé la nature, jusqu’à en faire un enjeu d’identité nationale, comme en témoignent les panneaux de Lavisse ou les premières lois de protection des sites.
Ce volume poursuit une double ambition : éclairer les effets d’un volontarisme environnemental diffus mais réel, et dévoiler les violences écologiques, notamment coloniales, rendues possibles par cette République modernisatrice. Il en résulte une fresque rigoureuse et nuancée, où se croisent rationalisation des milieux, inégalités socio-spatiales, rêves de maîtrise et premières résistances écologiques.
Une République aménageuse : maîtriser le territoire pour incarner la nation
La Troisième République est un régime profondément marqué par une volonté de rationalisation du territoire. L’ouvrage montre combien l’État se veut planificateur : cadastres, routes, chemins de fer, canaux, assainissement, forêts replantées et hydroélectricité deviennent les outils d’un projet prométhéen de mise en ordre de la nature. L’imaginaire visuel des écoliers, comme en témoigne les panneaux de Lavisse intitulé « La Civilisation contemporaine », reflète cette vision : science, agriculture modernisée, infrastructures, progrès moral et technique s’entremêlent dans une pédagogie visuelle de l’ordre républicain.
Ce volontarisme se heurte cependant à de fortes inégalités. Certaines campagnes vivent un « malthusianisme heureux », où l’immobilisme rural fait figure de stabilité, tandis que les villes deviennent des lieux de promiscuité et de déséquilibres écologiques. Le réformisme urbain est souvent lent, voire procrastiné, notamment dans la gestion des risques sanitaires et environnementaux. L’ouvrage évoque à ce titre le rôle ambigu des élites techniciennes, entre ambition modernisatrice et lenteur institutionnelle.
La nature coloniale : laboratoire de l’extractivisme républicain
L’un des apports de l’ouvrage est la mise en lumière du rôle de l’empire colonial comme théâtre d’une exploitation systématique de la nature. Loin d’une simple extension administrative, les colonies deviennent des « laboratoires » où s’expérimente un modèle extractiviste agressif, marqué par l’acclimatation forcée, les monocultures, les grands barrages et la surexploitation des ressources minières et biologiques.
Cette dynamique s’inscrit dans une logique de domination : derrière les discours sur la « mise en valeur », se cachent dépossession foncière, violences écologiques et assignation spatiale des peuples colonisés. La science coloniale, mobilisée pour connaître et classer, devient ainsi un outil de pouvoir et d’exploitation, bien loin d’un savoir neutre.
Énergies, sciences et modernité : les ambivalences d’un progrès prométhéen
L’entrée dans la modernité énergétique, avec l’émergence du charbon, de l’électricité et plus lentement du pétrole, redéfinit les équilibres écologiques. L’électrification, symbole d’un progrès lumineux, est aussi un processus spatialement et socialement inégal. L’ouvrage souligne le rôle crucial des ingénieurs, hygiénistes, agronomes et naturalistes dans cette mise en ordre de la nature – mais aussi les prémices d’une pensée écologique dissidente, encore marginale.
L’hydroélectricité, présentée comme une « houille blanche », illustre cette tension : perçue comme propre et moderne, elle bouleverse pourtant les écosystèmes de montagne. Les figures d’opposition (anarchistes naturiens, non-conformistes chrétiens, etc.) témoignent d’un débat naissant sur les limites du progrès technicien.
Paysages, identités et patrimonialisation : vers une France jardinée ?
Les auteurs analysent également l’émergence d’une sensibilité paysagère et identitaire. Le paysage devient un support de mémoire, de stabilisation culturelle et d’attachement national. À travers la patrimonialisation de certains sites, l’État forge une « géographie affective » : les paysages sont protégés, classés, parfois mythifiés, comme dans le rêve d’une France jardinée, harmonieuse et autosuffisante.
La photographie, la littérature, et l’histoire rurale documentent cette hybridation entre nature transformée et persistances paysagères, entre mémoire du sol meurtri par la guerre et désir d’ancrage.
La guerre, rupture écologique et transformation du vivant
La Première Guerre mondiale est une rupture majeure. Le front dévaste des paysages entiers, mobilise massivement les ressources, et fait émerger un rapport au vivant profondément altéré. La nature devient stratégique. Les animaux, les forêts, les sols deviennent des « armes » ou des victimes. Le retour à la paix ne signifie pas un retour à l’état antérieur : reconstruction et tourisme mémoriel participent à une nouvelle mise en récit du territoire.
Une République écologique avant l’heure ?
La Troisième République n’a certes pas élaboré une politique écologique consciente et structurée, mais elle a été le cadre d’une transformation majeure des rapports au vivant, à la technique, à l’espace. En ce sens, elle constitue un moment charnière, riche de contradictions : entre idéal rural et rationalisation technicienne, entre volontarisme républicain et exploitation coloniale, entre modernité et résistances.
Les auteurs insistent sur la nécessité d’un regard critique : l’histoire environnementale invite à relire les promesses de la modernité à la lumière des destructions qu’elles ont pu engendrer. Ce volume s’inscrit dans un projet plus vaste : celui d’une histoire des écosystèmes humains et non-humains, attentive à l’empreinte laissée par les choix politiques, économiques et scientifiques.
Loin de se contenter d’ajouter une couche verte à l’histoire républicaine, ce deuxième tome propose un changement de focale : une autre manière de penser les rapports à la nature, entre fécondité, destruction et ambivalence. Une lecture indispensable pour interroger les racines historiques de nos crises contemporaines.