La figure de Diogène est souvent rattachée, dans les souvenirs des hellénistes, à celle d’un homme marginal vivant dans un récipient, se promenant en plein jour une lanterne à la main à la recherche d’un Homme ou encore se permettant de dire à Alexandre le Grand, qui l’interpelle, de se pousser car il lui masque le soleil.
Jean-Manuel Roubineau, maître de conférences en histoire ancienne à l’université Rennes 2 et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, auteur, notamment, du remarquable Cités grecques (VIe-IIe siècle av. J.-C.). Essai d’histoire sociale, s’attache, dans sa monographie, à mieux saisir la personnalité de ce philosophe singulier qu’est Diogène.
En guise de prolégomènes, l’historien revient sur la postérité du cynique (source d’inspiration artistique, Diogène a vu également, entre autres, son « image » reproduite sur une monnaie de L’État grec en 2017 et son patronyme a servi à baptiser un programme de lutte contre l’obésité de l’UE entre 2005 et 2009…) et sur le traitement qui lui a été réservé, tant par les Anciens que par les Modernes.
Jean-Manuel Roubineau articule ensuite son propos autour de quatre grands chapitres intitulés respectivement « Diogène, l’étranger », « Riche comme Diogène », « Diogène, ou le bon usage des corps » et « Diogène, maître à penser ».
Dans la première partie de l’ouvrage, « Diogène, l’étranger », l’auteur, après avoir montré la grande versatilité des sources concernant Diogène, s’intéresse à la vie du philosophe. L’homme, originaire de la cité de Sinope (sur la rive sud de la mer Noire), a vécu probablement plus de 80 ans. Fils d’un magistrat monétaire, Diogène est issu d’un milieu aisé et il a reçu une éducation soignée. Une accusation de faux-monnayage est sûrement responsable de son départ de Sinope vers Athènes.
Jean-Manuel Roubineau (p.39) écrit que « l’exil de Diogène a joué dans sa vie un rôle déterminant, point de départ de sa conversion à la philosophie » et qu’ « au-delà du cas de Diogène, l’exil est conçu dans la pensée cynique comme l’expérience ultime du détachement, du renoncement, de la mise à distance de ce à quoi l’on tient ».
Valorisant le personnage d’Héraclès (le fils de Zeus vivant un « perpétuel exil »), le cynique a beaucoup voyagé mais il a principalement résidé, en tant que métèque, dans les cités d’Athènes (en hiver) et de Corinthe (en été). Son « goût des mégapoles (p.48) » peut s’expliquer par des raisons matérielles (la mendicité ) mais également éducatives (« Diogène considère qu’il convient que « le sage s’établisse de préférence là où les imbéciles sont en plus grand nombre, afin de démasquer et de corriger leur stupidité » écrit l’auteur, pages 49-50).
Enfin, la grande variété de statuts connus par Diogène (il a été citoyen, métèque, esclave puis affranchi) est peut-être à l’origine de son invention d’une première forme de cosmopolitisme, Diogène se définissant comme « citoyen du monde ». Jean-Manuel Roubineau (p.53) écrit toutefois que « la continuité entre cosmopolitisme antique et cosmopolitisme moderne ne doit pas être exagérée : nulle apologie, dans le cosmopolitisme cynique, d’une fraternité universelle unissant l’ensemble des hommes. A travers la proposition cosmopolite, Diogène pointe, d’abord et avant tout, l’artificialité du huis clos civique, et choisit de souligner le caractère contingent du cadre de la cité et du principe de la citoyenneté ».
Dans « Riche comme Diogène », second chapitre de l’ouvrage, Jean-Manuel Roubineau revient sur le rapport de Diogène à l’argent, au pouvoir, à la gloire et aux changements de statuts auxquels un individu peut aspirer, autant d’éléments que le philosophe méprise, considérés comme des « objectifs inutiles ».
Diogène, pour vivre, mendie. Le mendiant se coupe, dans la société grecque, de la philia, terme qui désigne (p.75) « l’ensemble des rapports de réciprocité qu’un individu peut nouer, dans le cadre familial bien sûr, mais aussi dans les rapports de voisinage et à l’échelle de l’ensemble de la communauté des habitants d’une cité. La philia fournit l’essentiel des formes de protection contre les aléas. Elle constitue une sécurité sociale et lie entre eux des individus qui pourront s’appuyer les uns sur les autres en cas de difficulté ». L’indigent qui demande l’aumône se prive de ce mécanisme mais Diogène ne mendie pas à proprement parler : il « demande » en échange de prescriptions philosophiques, rétablissant ainsi un « idéal de réciprocité ».
Diogène loge dans un pithos, une grande jarre, et non dans un tonneau comme cela est souvent abusivement mentionné. Ce logement de fortune, qui s’est banalisé à la suite de la guerre du Péloponnèse à Athènes, nous renseigne également sur la place essentielle qu’occupe la production céramique dans la vie quotidienne des cités grecques. Après avoir évoqué les lieux et les pratiques de la mendicité, l’auteur s’intéresse aux conceptions de Diogène sur la servitude, celle-ci, pour le cynique, étant plus une affaire de comportement que de statut. Réduit à la condition d’esclave, prêt à être vendu, Diogène aurait ainsi annoncé au crieur, à la vue de Xéniade, son futur maître (p.99) : « Vends-moi à cet homme ; il a besoin d’un maître ».
Dans le chapitre III, « Diogène, ou le bon usage des corps », Jean-Manuel Roubineau établit que l’originalité de la pensée cynique procède de la combinaison d’un idéal de simplicité (eutéleia) et d’un idéal de retour à la nature (physis). Ainsi (p.103), « selon les circonstances, c’est en imitant le monde animal ou en simplifiant sa conduite que l’homme accède à la liberté et à l’autosuffisance, et se tient à l’écart des différentes formes de servitude ».
Pour le cynique, les vivants sont divisés en trois strates et espèces, avec en bas l’homme, en position intermédiaire l’animal et au-dessus les dieux qui n’éprouvent aucun besoin. Le sage peut venir occuper une quatrième position, intermédiaire entre l’animal et les dieux.
Dans cette perspective, l’homme est appelé à s’inspirer du modèle animal, ce qui amène les cyniques à refuser, par exemple, les rituels funéraires ou certains tabous d’ordre alimentaire ou sexuel.
Diogène se voit surnommé par ses détracteurs « le chien (en grec Kuôn) », terme d’où dérive le mot Cynique (kynikos), ce qui aurait fait dire, entre autres, au philosophe (p.108) : « je suis en effet un chien, mais je fais partie des chiens de race, de ceux qui veillent sur leurs amis ».
En matière de sexualité, l’auteur écrit (p.117) que « la doctrine sexuelle cynique tient pour acceptables trois types de rapports sexuels : la jouissance solitaire, l’acte amoureux avec son ou sa partenaire consentant(e), l’union libre dans le respect d’autrui et en accord avec la volonté de chacun ».
Le cynisme, d’une manière générale, rejette le mariage qui « est un pilier de la structure sociale » de la société grecque. Cette attitude amène, par la même, au refus de la cellule familiale et du principe associatif (p.123).
Pour autant, Diogène peut aussi apparaître comme conservateur ; il ne remet pas ainsi en cause « le principe de la hiérarchie distinctive des genres (p.130) » et nombre de propos qui lui sont prêtés ont un caractère misogyne avéré.
Le cynique, pour reprendre le bon mot de l’auteur, dispose d’un « costume philosophique », constitué d’un manteau, d’une besace et d’un bâton de marche.
Enfin, Diogène critique l’idéal athlétique et nie l’efficacité du sport pour la santé, ce qui ne l’empêche pas de « cultiver » son corps en le rendant endurant à la chaleur et au froid.
Dans le dernier chapitre, « Diogène, maître à penser », Jean-Manuel Roubineau (p.149) écrit que Diogène « s’emploie à être à contre-courant de la pensée commune et de la société ».
Il utilise, pour ce faire, un verbe dur, qui secoue. L’homme s’oppose régulièrement à Platon qui le qualifie d’ailleurs de « Socrate devenu fou ».
Pour éduquer, Diogène a recours à la parhhèsia, c’est à dire à une « façon franche de s’adresser à autrui », en usant d’invectives ou de sarcasmes. Le cynique, par son mode vie, s’expose aux aléas du dénuement comme aux réactions parfois très vives des hommes interpellés.
Son enseignement, Diogène le prodigue partout dans la cité. Fin lettré, Diogène est l’auteur d’une œuvre abondante au sein de laquelle on trouve un traité politique, la République (Politeia) dont on ne dispose plus que de fragments. L’auteur mentionne (p.171), les principales idées qui y sont avancées : « l’inutilité des armes et la proposition d’en supprimer l’usage ; l’abolition de la monnaie et son remplacement par des osselets (…) ; l’abolition de la propriété privée, de la famille et des liens familiaux ; l’autorisation de l’inceste et du parricide, la sexualité de tous avec tous, la liberté sexuelle des femmes, la communauté des femmes et des enfants ; l’abolition des distinctions entre hommes et femmes, portant les mêmes vêtements, se livrant aux mêmes activités dans les mêmes lieux (…) ; l’acceptation, enfin, du principe de l’anthropophagie ».
En sus, on sait que Diogène s’en prend aux tyrans et aux démagogues. Sur le plan religieux, Diogène est agnostique et il reconnaît aux dieux une fonction sociale (lorsqu’on lui demande si les dieux existent, Diogène répond : « je l’ignore, sauf que je sais qu’il est utile qu’ils existent »).
Après avoir évoqué les disciples du cynique et sa rencontre avec Alexandre, le chapitre se conclut sur la mort du philosophe.
Le Diogène de Jean-Manuel Roubineau se lit avec un immense plaisir, « comme un roman » pour paraphraser Daniel Pennac, associant humour, qualité littéraire et grande rigueur scientifique.
Un ouvrage rassérénant que l’on ne peut que conseiller.
Grégoire Masson