Voilà un ouvrage original, fouillé et riche d’exemples, sources, analyses, mises en perspective de sites, lieux, ouvrages d’art, monuments imaginés ou construits –pour partie- par les armées romaines. Les auteurs sont spécialistes dans leur domaine sur le sujet. G. Coulon est conservateur en chef du Patrimoine, ancien directeur du musée d’Argentomagus et ancien responsable du service des monuments et des musées départementaux de Touraine. J.C. Golvin, est lui architecte DPLG, directeur de recherche au CNRS, et spécialiste mondial de la restitution de l’image des grands sites de l’Antiquité. Il est aussi l’auteur d’ouvrages comme « Voyage chez les empereurs romains » ou « Voyage sur la Méditerranée romaine ».

Le plan proposé est un peu curieux : pas moins de 7 parties… des regroupements auraient été judicieux.

Après une citation d’Alfred de Vigny extraite de « Grandeur et Servitude Militaire », les auteurs nous font part des raisons qui ont présidé à l’écriture et la publication de l’ouvrage. Il s’agit pour eux, de montrer les travaux de génie civil des soldats romains en temps de paix. Des ouvrages complexes d’ailleurs : routes, ponts, canaux, aqueducs… Ces ouvrages demandaient des experts, des professionnels dans leur domaine de compétence. Des « mensores » (métreurs, arpenteurs) des « libratores » (ingénieurs topographes) travaillent à la création de villes et de leurs parures monumentales.

Il s’agit ici de montrer ces travaux et de préciser l’intervention des militaires et justifier l’emploi de l’expression de « génie civil » pour les solutions techniques des ouvrages d’art réalisés. Les auteurs se sont inspirés des travaux et auteurs pionniers, comme P.A Février, P. Leveau, J.M. Lassère , P. Le Roux ou Yann Le Bohec .

Quels commanditaires ? Ce sont les empereurs ou les gouverneurs des Provinces. L’armée romaine est considérée comme un réservoir d’experts et de main d’œuvre.

Quelles sont les modalités de l’intervention de l’armée ? Quelles motivations les poussent à la réalisation de ces travaux ? Les auteurs rappellent, à raison, ce qu’est un architecte dans l’Antiquité romaine. C’est un ingénieur militaire, un inventeur de machines de chantiers, de guerre, qui se consacre à la mécanique («une grande diversité d’étude et de connaissances » selon Vitruve dans « De Architectura »). N’entre pas qui veut dans celle-ci ! certains métiers sont interdits (tisserand, oiseleur, pâtissier) d’autres recherchés (bouchers, charrons, chasseurs…)

Quels outils ? La « groma » (équerre d’arpenteur) et la «chorobate » qui est une visée de nivellement. Des métiers différents et nombreux : architectes, géomètres niveleurs, métreurs, maçons, tailleurs de pierre, peintres… Chaque « camp » dispose d’un atelier sous la direction d’un « magister fabricae ».

Pourquoi ces travaux civils ? C’est une question clé. Pour « arracher les soldats à l’oisiveté » selon Tite-Live en 187. D’autres auteurs latins partagent cette idée (Plutarque, Tacite ou Probus). Ce dernier «…ne voulait pas voir ses hommes inoccupés… ». Tacite évoque Corbulon dans sa guerre contre les Parthes pour qui il y a « plus de difficultés à vaincre la nonchalance de ses soldats qu’à lutter contre ses ennemis ».On retrouve plus tard dans « l’Encyclopédie méthodique, dans le volume consacré à l’Art militaire » en 1797 les mêmes inquiétudes :« le désoeuvrement dans laquel on languit est une espèce désordre ; l’esprit humain étant d’une nature agissante, ne peut pas demeurer dans l’inaction, s’il n’est occupé par quelque chose de bon ».

Comment ces militaires ressentent-ils l’obligation d’accomplir ces tâches matérielles subalternes, assimilables à des corvées ? Très peu de documents (2 textes de Tacite et 1 inscription) sur le sujet. L’inscription fait état de l’engagement, la solidarité et l’efficacité de ses hommes de la IIIème légion Auguste dans ce camp en Libye en 222 pour la reconstruction d’une porte. Tacite écrit dans ses « Annales », que Corbulon obtient les « insignes du triomphe» pour le creusement du canal entre Rhin et Meuse. Mais il y eut exaspération aussi (travaux dangereux, indignes d’eux). Probus aurait été assassiné par ses soldats en 282 lors de travaux gigantesques d’assèchement de marais en vue d’accroître la superficie des terres fertiles, selon l’Histoire Auguste (mais source très douteuse pour les historiens antiquisants)

Ces travaux sont réalisés pour la grandeur de Rome, puis pour les populations locales. Deux exemples le montrent : les travaux dans le delta du Rhin (digue, canal) et la route qui a « entaillé la montagne » sur les rives du Danube sous Trajan, au tout début du IIème siècle. Il s’agit bien de propagande impériale «empereur qui  domine les éléments terrestres » et même (selon Tacite) « réalisation ce que la nature avait refusé aux hommes »! de plus ces travaux légitiment la présence des troupes romaines sur un sol étranger.

 Creusement des canaux

Des planches de dessin très soignées pages 19 et 20 permettent aisément de spatialiser ces travaux et mesurer leur ampleur.

Le creusement des « Fosses Mariennes » dans la Crau pour ravitailler les armées romaines en évitant les chenaux bouchés du Rhône, est un premier exemple. On discute encore aujourd’hui leur localisation. De même, un canal de la Meuse au Rhin, daté du 1er siècle, long de 23 milles romains selon Tacite (34 km) fut creusé pour « éviter les mouvements imprévisibles de l’océan et les inondations. Canal de 12/14 m de large et 2m de profondeur. Là encore on discute son tracé exact. Mais il est resté en fonction plus de deux siècles…

En matière de Canaux c’est sous Néron, en 66/67 la tentative de percement du canal de Corinthe qui est l’œuvre la plus remarquable. Projet imaginé dès le 7e siècle avt JC, repris aux IVe, IIIe et Ier siècle avt JC sous César. Lors de son voyage en Grèce, Néron fait commencer les travaux de chaque côté du Canal, rentre dans Corinthe, imaginant qu’il allait « surpasser tous les travaux d’Hercule » ! il veut se mettre, à l’époque, dans le sillage des travaux de Darius, Xerxès et Alexandre le Grand. Leurs travaux étaient légendaires en ce Ier siècle ap JC. L’empereur veut égaler sinon éclipser ses prédécesseurs. Un projet « coup de tête » ? Non.

1) Le projet bouscule des habitudes et des intérêts commerciaux.

2) Vaincre des séries de préjugés et croyances religieuses : percer cette langue de terre, c’est outrager les dieux, commettre un sacrilège. Relevons les planches et dessins très parlants p.24/25. (Plans et coupes des premiers travaux de Néron permettant de visualiser l’ensemble de ces travaux gigantesques). L’ingénieur Gerster des travaux modernes qui aboutirent au percement du canal de Corinthe retrouva les fondations, vestiges du creusement antique. Il reprit ce cheminement romain, et vit que les études de nivellement et d’orientation étaient excellentes! Les travaux les plus pénibles (creuser les roches) étaient dévolus aux prisonniers des guerres judéo-romaines, les travaux plus simples (terrains unis et terres meubles) étant laissés à l’armée romaine. Au total un volume de terres déblayées de 0,5 millions de m3, un chantier titanesque !

Là encore de très belles planches permettent de se faire une bonne idée de ceux-ci (pages 28/29/30/31 et 32). Mais un regret le lire manque de cartes historiques pour situer tous les monuments, ouvrages d’art et sites décrits. D’autres projets furent envisagés mais avortés (canal à Rome, canal du Rhin à la Moselle).

Rôle de l’armée dans la construction des aqueducs ?

Tout d’abord, il y a différents types d’aqueduc : un simple mur portant, un pont-canal sur arche, un siphon). Avec des problèmes d’étanchéité. JC Golvin parle d’ »ouvrage intelligent », en ce sens « qu’il revêt un rôle symbolique témoignant du génie de la civilisation romaine ». L’armée romaine apporte des experts et une main d’œuvre. Dans les premiers le « librator » est l’ingénieur topographe qui manie groma et chorobate avec dextérité et compétences. Une « groma », équerre d’arpenteur a d’ailleurs été retrouvée à Pompéi… Les auteurs évoquent la construction de l’aqueduc de Césarée (en Israël aujourd’hui) et à Lambèse, capitale de la Numidie. Des inscriptions (datées de 117/138) scellées dans les ouvrages attestent que les soldats ont participé à la construction des ouvrages. Ainsi l’ingénieur militaire Nonius Datus et la legio III Augusta étaient à l’œuvre. L’inscription est empreinte de naïveté et grandiloquence : « l’endurance, le courage, l’espérance… ». Elle montre que l’on est en pleine autocélébration.

Dessins et planches p 50/51 sont utiles. Comme celles des pages 52/53, magnifiques où l’on voit la construction de l’aqueduc de Saldae, dessin qui est celui de la couverture du livre ! Les auteurs montrent les étapes précise de la conception : repérage des sources, leurs débits, leurs éloignements, hauteurs. L’ingénieur topographe fait un schéma général de captage. Puis mesure la pente et définit le tracé idéal. On s’efforce le plus souvent de faire couler l’eau au sol, saufs obstacles qui obligent à construire un aqueduc ou un tunnel. Cette construction se fait par tranche. Celui de Saldae s’étend sur25 km de long (!) et suit les courbes de niveau sur les flancs de la montagne. C’est en 137 que les édiles de Saldae demandent et obtiennent les services d‘un « librator », expert en nivellement Nonius Datus. Il fait les relevés, le nivellement et établit le tracé. Les services techniques et entreprises de Saldae font le travail (et pas l’armée romaine ici). En 147 il est rappelé pour le suivi des travaux. Il n’est plus militaire, mais vétéran désormais. Il doit corriger les creusements de 2 tunnels pour permettre l’écoulement des eaux. C’est chose faite en 153/154. Cette triple intervention souligne des interventions très précises et circonscrites dans le temps. Enfin le gouverneur de Maurétanie remercie la legio III Augusta d’avoir mis à sa disposition Nonius Datus « au nom des valeurs de la civilisation montrant que cette distribution de l’eau est une preuve de la romanisation des populations et de la Grandeur de Rome !

Construction et réparation des routes

La construction des routes est attestée par les bas-reliefs de la célèbre colonne Trajane à Rome. La révolte de Judée nécessita l’envoi de troupes de l’armée romaine commandée par Vespasien. Les vélites et archers auxiliaires en tête étaient suivis des fantassins et cavaliers et des « pionniers ». Ceux-ci devaient « dégager la route, abattre les broussailles et arbres gênants, et faciliter la marche de l’armée » nous dit F. Joseph. Là encore des auteurs comme Tite-Live (187 avant J.C.) soulignent qu’il ne faut pas « laisser oisive » cette armée romaine. Un très beau dossier avec planches et dessins montrent cela p. 65.

Des inscriptions (sur des bornes milliaires) attestent le travail de génie civil de l’armée romaine. L’exemple cité de la voie romaine entre Saragosse («Caesar Augusta » en latin) et Pampelune, montre le travail de trois légions qui avaient pris part aux guerres cantabriques. Ce sont des vétérans -issus de ces légions- qui ont assuré la fondation de Saragosse. Dans ce cas, dimension épique et propagande impériale s’entremêlent. Tacite écrit que « l’empereur coupe la montagne, dévie les fleuves et soumet la nature à sa volonté… ». D’autres inscriptions datées de 164/165 rappellent des travaux routiers effectués entre Damas et Souq, sous Marc Aurèle et L. Verus ; mais l’armée ne fait pas tout. Si les ingénieurs et une partie de la main d’œuvre sont fournis par l’armée, les habitants d’Abila ont financé cette réfection. Des routes construites sur des milliers de km et ces travaux, routes démontrent la puissance des princes garants d’une grande civilisation capable d’entreprises titanesques pour glorifier l’empereur et servir d’abord les intérêts de Rome…

La construction de ponts

C’est un savoir-faire développé, car les soldats armés doivent passer les fleuves à pied sec. Selon S. Crogiez-Pétrequin « le pont est le symbole de la supériorité romaine, technique, militaire et politique… le fleuve ainsi dompté représente ainsi l’accord et le soutien des dieux… ». Les auteurs distinguent 4 types de ponts : ponts de bois, ponts de bateaux, ponts de pierre et ponts mixtes. Exemple de pont mixte : celui Trajan sur le Danube. Le pont de César sur le Rhin (planche p.72/73) fut un exploit. Car le Rhin est parmi les plus grands fleuves connus, il est impétueux, fait jusqu’à 400m de large ! César sait que cet ouvrage aura un grand retentissement (Montaigne dans ses Essais). Un pont de bois est construit en dix jours, mais il ne tint que 18 jours. Reste que de nouvelles techniques ont été employées et que pour la 1ère fois un pont est jeté sur le fleuve sur une largeur de 400m. Un exploit, un coup d’éclat montrant l’ingéniosité et les capacités de l’armée romaine. Cela dit la localisation de ce pont de bois reste à découvrir.

Les ponts de bateaux sont aussi des atouts incontestables pour l’armée romaine. Exemple : un pont de bateaux est construit sur l’Isère par L. Munatius Plancus (fondateur des colonies de Lyon et d’Augst). Ce dernier écrit ici à Cicéron en 43 avant JC, qu’il a fait jeter sur la rivière pour permettre à Brutus et son armée de passer sans délai. Pont fabriqué en 1 jour ! d’autres ponts construits sur le Pô et l’Euphrate en 54 (dans la guerre contre les Parthes) sont de nouvelles preuves de ce génie civil des armées romaines. Des ponts d’une grande efficacité pour franchir les fleuves. Les sources sont celles des bas-reliefs de la colonne Trajane, en particulier ceux qui illustrent la guerre contre les Daces, comme les inscriptions sur des stèles ou des colonnes. Des ponts de bois sont construits en alignant les bateaux un à un ou avec des portions à partir des berges. sur le Danube, sur le Rhône qui sont le plus souvent provisoires quelquefois permanents (Arles p.81). Le pont de Chemtou en Tunisie (photo P.83) a laissé des vestiges impressionnants (bien qu’il s’agisse des vestiges du pont du IIIe siècle et non de celui de Trajan en 112). Ceux d’Hispanie aussi. Comme le pont qui permit la liaison Barcelone à Tarragone, le pont de Martorell, ou celui de Chaves (photo p.85) au Portugal. Dans ce dernier cas des inscriptions sur les colonnes (103/111) apportent des précisions riches de sens. La première indique que le pont a été construit aux frais des habitants. La seconde mentionne le souverain régnant (Trajan) ses deux fils, le gouverneur de la province, le légat de la légion VII Gemina et le procurateur équestre. Cette legio était la plus importante de celles qui étaient stationnées dans le Nord-Ouest de la Tarraconnaise.

Les travaux et la route taillée dans les falaises des Portes de Fer restent une prouesse exceptionnelle. Trajan estimant l’accord de son prédécesseur avec les Daces humiliant projeta la conquête du royaume gétodace pour les soumettre.

Les portes de Fer sont un défilé de 130 km, profond de 300 m qui sépare aujourd’hui la Roumanie au nord de la Serbie au sud. Aujourd’hui le barrage construit sur le Danube a ennoyé cette route taillée à même les falaises. Mais une photo (p.90) montre parfaitement l’existence de cette route. Taillée dans la falaise avec des points d’ancrages pour les poutres soutenant une charpente qui élargissait la route (double planche p.88/89). La tabula Trajana (vers 100 ap JC) rend hommage et glorifie les travaux réalisés par les légions romaines, comme la 2ème inscription dresse des louanges à l’empereur et ces légions. La première est une inscription monumentale taillée à même le roc de 3,20×1,80m ! cette route extraordinaire est achevée et une deuxième inscription, très belle, découverte lors des travaux de construction du barrage sur le Danube. Elle salue l’empereur qui a rendu « sûre la navigation sur le Danube en détournant le courant du fleuve ». Un chenal de dérivation fut aussi construit aussi par la legio VII Claudia, selon P. Petrovic, de 3,22 km pour contourner les cataractes du Danube. Canal utilisé jusqu’au VIème siècle et dont quelques vestiges subsistent !

Le pont de Drobeta –de pierre- sur le Danube est le pont le plus célèbre parmi les ouvrages d’art de l’Empire des I er au IIIème siècles. C. Dion dit toute son admiration pour celui-ci : »Trajan construit un pont de pierre sur l’Ister, pont à propos duquel je ne sais exprimer mon admiration pour ce prince ». Il est long de 1, 135km haut de 14m au-dessus du fleuve, vingt piles en pierre supportant des arches/travées de 50m ! le tout portant un tablier large de 12m permettant la circulation sur le pont dans les deux sens. Il est un exploit technique incarnant la toute puissance romaine et ouvrant des perspectives de conquêtes et de romanisation. Selon Procope de Césarée, la conception du pont serait due à Apollodore de Damas et ses libratores, mensores de l’armée romaine. La main-d’œuvre est la même que pour les canaux et aqueducs. Les très belles planches des pages 96/97 permettent de suivre de manière didactique cette construction. Des pièces de monnaie sont également émises pour son inauguration en 104. Ce pont est une grande fierté pour Rome puisqu’il est la seule représentation d’un monument provincial, à l’époque sur des pièces de monnaie!

Présence militaire dans les carrières et les mines

Rien n’est plus pénibles que ces travaux d’extraction dans les carrières, les mines. Comme jadis en Grèce, des prisonniers y travaillent comme dans les mines d’or en Égypte (selon Diodore de Sicile). Au Ier siècle, le légat de Germanie supérieure reçoit les insignes du triomphe pour avoir ouvert et exploité une mine d’argent souterraine sur le territoire de Mattium (dans le nord de la Hesse actuelle) d’après Tacite. Il s’agit de la seule mention textuelle de l’intervention de l’armée dans une mine ! et effectivement la main-d’œuvre militaire dans les mines est exceptionnelle. Dans le meilleur des cas l’armée surveille les populations indigènes, les prisonniers, contrôle la production des métaux précieux organise le travail de la main d’œuvre. De même dans les mines et carrières mosellanes et rhénanes des inscriptions ou textes votifs attestent la présence de soldats détachés de l’armée, mais leurs rôles précis ne peuvent être décrits faute d’éléments suffisants et probants.

La carrière de Chemtou doit sa notoriété au marbre et au porphyre de grandes qualités ; « ici brille le rocher doré des Numides » !cette mine est une propriété impériale qui dépend du « Patrimonium caesaris ». L’armée commande avec un procurateur des Marbres de Numidie, surveille et assure l’acheminement des blocs. Le travail est fait par des esclaves et des affranchis (tâches administratives subalternes). Les plans et dessins de Chemtou , des carrières et l’aqueduc sont bien montrés dans les planches p.110 et 111. Ces forçats assimilés à des « bêtes de traits » vivent dans un camp immense (p. 112/113 très bel essai de reconstitution du camp de Chemtou) regroupant fonction carcérale, administrative et militaire. C’est un cas exceptionnel d’utilisation des services d’architectes et ingénieurs militaires.

En Égypte, le granito-diorite du mons Claudianus est très recherché. Cette carrière est située dans le désert oriental de l’Egypte ; Hadrien fait livrer à Rome des blocs de grande taille, des colonnes pour la reconstruction du Panthéon et pour le temple de Vénus. Les conditions de travail y sont dantesques avec le désert et la chaleur torride. Les archéologues ont retrouvé des ostraka (9000 !) dont l’un d’eux indique que sur 917 personnes présentes, 60 seulement sont des soldats de l’armée romaine. Il reste encore des fûts de colonnes brisés dans cette carrière. ils faisaient 18m de haut et 2 m de large, pour un poids de 200T !

Fondation de colonies et de villes.

Les colonies de vétérans sont fondées à travers l’Empire dès la moitié du 1er siècle avant JC. Cela bouleverse le paysage urbain des anciennes villes.

Pour la fondation trois moments forts : un magistrat ingénieur topographe matérialise le « décumanus maximus », l’axe majeur de la cité (Est-Ouest), en visant le soleil levant avec la groma. Puis on trace le cardo, l’autre axe (Nord-Sud) majeur de la cité. On délimite ensuite à la charrue l’enceinte de la ville. Enfin un carroyage orthogonal et géométrique est appliqué. Mais depuis J. Le Gall et ses travaux de 1970/1975, il n’y a pas de schémas théoriques préexistants. On s’adapte à la topographie du terrain, il n’y pas d’îlots identiques d’une ville à l’autre. Les noms des colonies remémorent les vétérans qui s’y sont installés les premiers. Au I er siècle avant J.C., les vétérans bénéficiaient d’une attribution de terres gratuites. La fondation des villes coïncident avec la in des guerres civiles. J. César en fournit 80.000 à lui seul lors des démobilisations. Ces créations sont une romanisation accélérée en quelque sorte. En Gaule l’exemple de Lyon (Lugdunum) est célèbre : elle est fondée en 43, sur ordre du sénat et du gouverneur de la Gaule Chevelue. Qui sont-ils ? Des vétérans, des commerçants fraîchement installés à Vienne. Un siècle après, Lyon se targue d’être la « Colonia romana et pars exercitus » de la Gaule !

Pour couronner l’œuvre de « pacification », est fondée la « Colonia Narbo Martius » en 115 avant J.C. Celle d’Arles est créée par les vétérans de la legio VI. Fréjus est fondée en 49 avant J.C. mais connaît son essor que 20 ans plus tard (joli plan du camp d’Agrippa, colonie de Fréjus p.129/130). Orange est fondée en 35 avant JC, par Octave, le futur Auguste, et Merida (Emerita Augusta)en 25 avant JC (superbe double planche pages 130/131)

En Afrique du Nord, Trajan fonde en 100, la Colonia Marciana Trajana Thamugadi (Timgad), la « Pompéï de l’Afrique  », dans le nord-ouest de l’Algérie. Elle est la dernière colonie de déduction créée pour les vétérans en Afrique romaine. Une inscription montre que l’armée l’a créée. Même procédés que pour les aqueducs, ponts, on choisit l’emplacement, prépare les plans, les options urbaines, les axes et on dirige les opérations. La ville faisait un espace de 355 m de côté, avec 36 îlots d’habitation (insulae).Très vite, la ville passe de 15 à 50 puis 90 has et les constructions « extra-muros », les faubourgs multiplient sa superficie par 4 ! Ces nouveaux espaces bâtis débouchent sur un nouvel art de vivre.

Les amphithéâtres liés aux camps. Quelques soient les colonies, toutes ont bâti des amphithéâtres, ces monuments emblématiques de la civilisation romaine. Et pas uniquement dans le contexte urbain. Exemple à Drobeta sur les rives du Danube. JC Golvin a recensé pas moins de 20 amphithéâtres liés à des garnisons. Des planches illustrent ces constructions comme les principes mathématiques qui ont permis leurs constructions (p.136, 137 et 139). Ces amphithéâtres apparaissent avoir été construit avec l’installation des légions. Ils durent le temps du séjour de la légion dans le camp et sont détruits ensuite !ceci montre que ces édifices sont nécessaires pour l’entraînement des militaires, et qu’ils font partie des programmes architecturaux initiaux des camps. Ils sont bâtis de manière hâtive et avec des moyens économiques. Des édifices en terre, puis en bois et pour les plus grands en pierre –permanents alors-! une inscription de 177 pour le monument de Mesarfelta en Algérie nous dit : « Par ordre de Marc Aurèle….la VIème cohorte des Commagéniens a reconstruit l’amphithéâtre ruiné par les années… ». Le légat de Numidie et le préfet de la cohorte surveillaient les travaux

Fonctions de ces amphithéâtres? Ils servaient à l’instruction et à l’entraînement des soldats. Dès 105 avant JC on fit venir, selon Maxime Valère des gladiateurs de l’école de C. Aurélius Claudius pour faire apprendre aux soldats de nouvelles méthodes pour parer et porter les coups ! Mais les gladiateurs ne se cantonnent pas à l’instruction ils produisent des spectacles, participent aux fêtes religieuses, impériales et aux célébrations militaires. Il y eut des amphithéâtres « civils » plus destinés aux spectacles…

Conclusion, épilogue

Hors des camps militaires, pour détourner les soldats de leur oisiveté, les chefs les cantonnent à des tâches plus banales n’exigeant pas de caractères spécifiques. Exemple le phare de La Corogne, aujourd’hui la « Tour d’Hercule ». Haut de 41 m à l’origine, ce phare avait un plan carré de 18m de côté. L’ouvrage antique n’est conservé que sur 34 m de haut, le couronnement ayant disparu. Tout près une inscription nous renseigne sur sa création. « Consacré à Mars Auguste Gaius Sevius Lupus, architecte lusitanien d’Aeminium à la suite d’un vœu… ». Deux remarques : il s’agit d’un citoyen romain originaire de Coïmbra , ville portugaise actuelle. Certes il n’est pas précisé qu’il est militaire, mais P Le Roux est enclin à penser qu’il s’agit d’un soldat auxiliaire d’avant l’époque de Néron ou un légionnaire de l’époque flavienne. Cet architecte aurait donc réalisé ce phare dans le cadre d’une mission confiée aux troupes par le pouvoir impérial. D’où l’inscription remerciant le dieu protecteur de l’armée et de l’empereur de lui avoir permis de mener à bien cette construction à l’aide d’une collaboration militaire.

Marais, vignes et tuileries : aux premiers rangs des travaux publics, figure l’assèchement des marais. Dans l’Histoire Auguste, la vie de Probus en fournit deux exemples : en Égypte, des marais asséchés sont transformés en terres agricoles ; puis à Sirmium, (Sremska Mitrovica, cité natale de Probus en Serbie), il ordonne à ses troupes d’assainir les marais en creusant des fossés et des canaux. Mais selon ce texte (qui est discuté) Probus est assassiné par ses hommes, exaspérés de troquer trop souvent l’épée contre la pioche et d’être une main d’œuvre servile assignée à des tâches subalternes.

Même remarque pour la production de briques et de tuiles qui ne nécessitent pas de connaissances particulières. Mais des questions se posent : les ateliers approvisionnaient-ils les populations civiles, à côté des camps ?Qui surveillait les camps ? La main d’œuvre était-elle seulement militaire ? Quoiqu’il en soit la diffusion de ces tuiles estampillées par une marque militaire (photo p.147) montre que les légions et les troupes auxiliaires sont un vecteur important pour les populations civiles d’acquisitions de techniques et de constructions romaines.

Quelques réflexions sur les interventions de l’armée :

Tous les exemples pris, les chapitres écrits ici laisseraient à penser que tous les travaux de génie civil seraient l’œuvre de l’armée romaine. Il n’en est rien. L’immense majorité des travaux de construction/réparation réalisés sur le territoire de l’Empire sont réalisés par des ouvriers civils. Récemment une synthèse de P. Le Roux a dressé un état des lieux passionnants des interventions des légionnaires et auxiliaires dans les grands travaux. Il est avéré que les soldats légionnaires romains contribuent largement aux travaux de creusement des canaux, construction des aqueducs, réparation des routes, aménagement des chenaux et construction des ponts. Mais il serait abusif et faux d’écrire que ces troupes et garnisons furent les aménageurs de ce territoire. Pour Le Roux, les phases propres aux interventions de l’armée étaient l’installation dans une province ou « la remise en ordre après des troubles ». De toute évidence, l’armée n’était pas destinée à bâtir et construire pour les peuples autochtones ! enfin, si les soldats ouvrent une route en empierrant les chemins, c’est pour favoriser le déplacement et l’avancée des troupes, d’une garnison à l’autre.

Mais les réussites éclatantes de l’armée romaine en matière de génie civil, sont partout présentes dans l’Empire. Et elles demeurent encore une référence.

Au total, un ouvrage très beau, solide, fouillé, apportant des mines d’information sur un sujet rarement traité. On regrette néanmoins un plan à rallonge, l’absence de cartes pour situer dans l’espace de l’Empire les lieux, sites, monuments , ouvrages d’art décrits. Quelques répétitions aussi (œuvres de la grandeur de Rome, de la toute puissance du prince, de la romanisation et de la civilisation universelle..) et l’absence d’une chronologie sur la période balayée par l’ouvrage (pour un public moins averti). Ces regrets ne sauraient occulter le travail d’un ouvrage que tout amateur d’histoire romaine s’honorerait d’avoir dans les rayons de sa bibliothèque !