L’ouvrage Diplomatie et espionnage : Les ambassadeurs du roi de France auprès de Philippe II. Du traité du Cateau-Cambrésis (1559) à la mort de Henri III (1589), a été rédigé par Jean-Michel Ribera, docteur en histoire, spécialiste des relations internationales à l’époque moderne et professeur d’histoire-géographie. Cette deuxième édition parue chez Classiques Garnier, publiée pour la première fois en 2007, est le résultat d’un travail de recherche dont la thèse a été soutenue en 2004 à l’université de Toulouse-Le Mirail.
Avec ce livre, qui s’inscrit dans un renouveau historiographique des relations internationales, l’auteur met sur le devant de la scène les ambassadeurs et les agents du roi de France présents en Espagne sous le règne de Philippe II. Jean-Michel Ribera fait débuter son étude avec la signature du traité du Cateau-Cambrésis en 1559, qui marque la fin d’une longue période où les conflits entre les monarchies française et espagnole ont paralysé l’instauration d’une diplomatie permanente. La paix nouvelle est scellée par le mariage de Philippe II et d’Elisabeth de France, fille de Henri II, ce qui permet une embellie dans les rapports entre les deux pays. Avec la mort de la reine en 1568 le retour des tensions sont durables. En 1589, à la mort d’Henri III, Philippe II ne reconnaît pas en Henri IV le légitime roi de France ce qui a pour conséquence de provoquer une rupture diplomatique. Toutefois, elle n’est que le point d’orgue d’une situation qui se dégradait depuis trois décennies.
Dans la première partie, l’auteur présente l’émergence de la diplomatie moderne. En effet, c’est au tournant des XVe et XVIe siècles que de nouvelles pratiques des relations internationales apparaissent. Elles sont notamment le fait de théoriciens comme l’espagnol Francisco de Victoria, l’un des fondateurs du droit international moderne. Il est un des premiers à parler du « droit des gens », ce que Hugo Grotius transformera en droit naturel un siècle plus tard. Pour ces penseurs, les souverains doivent rechercher la paix pour protéger ce droit. C’est dans ce contexte humaniste qu’apparaissent les premières diplomaties permanentes, tout d’abord en Italie dès le XVe siècle, plus particulièrement avec le modèle vénitien et ensuite en France et en Angleterre au siècle suivant. Il faut effectivement attendre le XVIe siècle pour que le roi de France accrédite des diplomates issus de la noblesse et du clergé. Toutefois, ceux-ci ne s’installent guère de manière permanente dans les cours étrangères avant 1559. Concernant l’Espagne, les décennies de guerres qui opposent Charles Quint et François Ier, puis Henri II, expliquent la difficulté d’établir entre les deux monarchies des relations diplomatiques permanentes. Toutefois, cela n’empêche pas les représentations durables avant 1559, mais elles sont entrecoupées de périodes de ruptures diplomatiques. De plus, peu de ces ambassadeurs ont séjourné en Espagne car ils suivaient l’itinérance de l’empereur.
Au cours de la période étudiée, cinq ambassadeurs français se sont succédés à la cour du roi d’Espagne : Claude de l’Aubespine, d’abord homme d’église (1559–1562), Jean Ebrard, seigneur de Saint-Sulpice (1562–1565), Raymond de Rouer, sieur de Fourquevaux (1565–1572), Jean de Vivonne, seigneur de Saint-Gouard (1572–1582), remplacé par Pierre de Segusson, sieur de Longlée-Renault (1582–1589), qui n’a jamais porté le titre officiel d’ambassadeur mais seulement celui de « résident permanent ». Ce sont des personnes de grandes qualités qui ont une connaissance fine des problèmes politiques et militaires. Ils sont également d’une très grande loyauté envers le roi et la couronne de France. Issus de la noblesse seconde, ils sont pour la plupart d’entre eux bien ancrés dans leur région d’origine par des liens familiaux étroits avec les autres familles nobiliaires des environs. Le roi se sert d’ailleurs de leur fidélité pour contrôler les provinces éloignées du royaume et dont certaines connaissent des troubles religieux. Ces diplomates sont également intégrés dans les réseaux de clientèle, certains se trouvant sous la protection de Catherine de Médicis, d’autres ayant des relations privilégiées avec de grandes familles nobiliaires comme les Guise ou les Montmorency.
L’auteur montre parfaitement la triple fonction des ambassadeurs : ils représentent le roi de France dans les cours où ils exercent, ils négocient au nom du roi, et enfin ont pour rôle d’observer et de surveiller les actions de ceux qu’ils côtoient et d’en tenir informé le roi.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Jean-Michel Ribera nous présente l’installation de l’ambassade permanente de France en Espagne. Les diplomates qui se sont succédés ont dû se constituer un réseau d’informateurs et d’espions dans les différents lieux stratégiques du pays et dans l’entourage du roi. On y voit les moyens mis en œuvre par les diplomates pour que ce réseau soit à la fois efficace et secret. Certains de ces informateurs sont des marchands installés dans les villes portuaires du royaume ; d’autres, amis de la France, sont des personnes de la cour (espagnols ou diplomates étrangers). Malgré tout, la mise en place d’un tel réseau reste difficile et l’ambassadeur se retrouve parfois dans l’impossibilité de savoir avec précision ce qui intéresse le souverain français. La fonction de l’ambassadeur nécessite également sa présence permanente auprès du roi d’Espagne. C’est dans cet entourage que les informations et les négociations émergent. Lorsque le diplomate est dans l’impossibilité de rester aux côtés du roi, il place une ou plusieurs personnes chargées de jouer le rôle d’espion. L’ambassadeur a également pour rôle de neutraliser les agents dont les initiatives peuvent être négatives à la couronne de France. Cette charge est extrêmement coûteuse et les diplomates se trouvent souvent avec des difficultés financières. Ils sont obligés de s’endetter car ni leur fortune personnelle, ni leurs émoluments ne permettent d’assurer l’ensemble des dépenses, notamment celles faites dans le cadre de la représentation du roi de France. Si les difficultés sont réelles, le métier de diplomate permet d’accéder aux honneurs lors du retour en France. S’acquitter avec application de la tâche de diplomate permet de se retrouver dans l’entourage proche du roi. L’office d’ambassadeur est donc un tremplin. Une autre difficulté rencontrée par l’ambassadeur est la transmission des nouvelles. Outre la rédaction d’innombrables dépêches pour tenir au courant un roi demandeur d’informations, ce sont surtout les distances parcourues par le courrier qui posent problème. En effet, les diplomates sont obligés de tenir compte des délais imposés par le transport. Les ambassadeurs accusent donc réception de chaque lettre pour faire le point sur le nombre de dépêches égarées. Ainsi les courriers reçoivent l’ordre de voyager discrètement pour éviter les convoitises sur des documents qui attirent la curiosité, étant le principal outil de communication. Pour protéger leurs informations les ambassadeurs ont recours aux chiffres, c’est-à-dire un code secret pour empêcher la lecture des dépêches. Finalement Jean-Michel Ribera montre parfaitement la difficile mission de ces ambassadeurs qui travaillent dans un pays où les préjugés et la « gallophobie » ne sont jamais loin.
Les deux dernières parties traitent des événements diplomatiques dont les principaux acteurs sont les ambassadeurs français eux-mêmes. Tout d’abord l’auteur se concentre sur les années de la présence d’Elisabeth à la cour espagnole (1559-1568). Au travers de la correspondance diplomatique, on entrevoit les relations franco-espagnoles dans les années qui suivent le traité du Cateau-Cambrésis. Certains épisodes y sont détaillés, comme les arrangements entourant la rencontre entre Elisabeth et la cour française à Bayonne en 1565, et le conflit entre les deux couronnes lors des expéditions françaises en Floride, suivi du massacre des colons huguenots français. Enfin, l’auteur insiste sur la mort d’Elisabeth, épisode qui est vu comme un tournant dans des relations qui se compliquent. Les deux couronnes sont de plus en plus méfiantes l’une envers l’autre. La crise de la succession portugaise, le soutien français aux rebelles des Pays-Bas, l’alliance ouverte entre Philippe II et la Ligue catholique sont autant d’épisodes qui détériorent peu-à-peu les relations jusqu’à la rupture diplomatique.
Au final, Jean-Michel Ribera nous propose un ouvrage d’une très grande richesse, qui nous permet d’appréhender, au travers de l’exemple des ambassadeurs du roi de France à la cour d’Espagne, le fonctionnement d’une diplomatie permanente en construction. Cette étude est accompagnée tout au long des pages d’anecdotes et d’exemples qui rythment le récit et rendent la lecture agréable.