Dans ce très riche petit ouvrage qui compte 32 pages hors-texte, les auteurs, tous les trois historiens et nantais, interrogent la mémoire de la traite négrière et de l’histoire coloniale dans le tissu urbain nantais et dans la mise à disponibilité des traces pour le public. « Fille de l’histoire, la mémoire a cependant une vie propre qui dépend de l’usure du temps, de chaque génération et, plus encore, de chaque individu, de son éducation, de son milieu social et culturel  » ainsi que l’écrivent les auteurs dès l’introduction.  

Trous de mémoire

42 % de la traite négrière française passe par Nantes, même après 1818 la ville assure 70 % des expéditions illégales jusqu’en 1831 et le transport des « travailleurs libres ». Si en 1792, une commission de dénomination des rues se met en place, elle ne laisse rien paraître et inscrit déjà la municipalité dans une béance de la mémoire qui va perdurer jusqu’aux années 1980 même dans le nouveau musée d’Histoire de Nantes inauguré en 1955, tout est une question de contexte et d’ambiance générale : oubli des opposants face au parti colonial, « racisme scientifique » …

Les mémoires (presque) mortes

Et pourtant, 150 noms de rue à la signification oubliée parcourent la ville. Des personnalités célèbres, écrivains tel Victor Hugo, Jules Verne et scientifiques, ont eu une attitude ou des propos ambiguës et force est de constater qu’il y a une place moindre pour les opposants à la colonisation que ce soit pour Clemenceau ou Louise Michel qui sont retenus pour d’autres faits que cette opposition. Les officiers dont les noms restent sont morts au combat, cela justifiant seul que leur nom demeure. La colonisation se marque alors autrement dans la ville. En 1902, ouvre L’école coloniale de Nantes où de futurs commerciaux découvrent les plantes et les cultures tropicales avant de les produire et de les vendre. Y est adjoint un Musée colonial qui n’ouvre que le dimanche pour des visiteurs autorisés à le parcourir. Une véritable rupture s’opère en 2016 lorsque c’est une Commission des Archives qui prend en charge les dossiers de dénomination des rues nantaise : la mémoire purement administrative passe alors vers des formes plus diversifiées et moins contestables.

La mémoire sauvée ?

Les conservateurs des archives sont de véritables gardiens et agents des mémoires de la ville. Les expositions, les œuvres d’art au Musée d’Art et d’Histoire ainsi qu’au musée du Château des Ducs de Bretagne et au Muséum d’histoire naturelle de la ville donnent à voir ce que le passé semblait avoir englouti dans l’oubli. Les musées se remplissent entre 1895 et 1910, à l’apogée du colonialisme. En 2012, l’inauguration du Musée Vivant des Arts et Civilisation d’Afrique Nantais (MUVACAN), musée virtuel des œuvres produites en Afrique et qui ne sont plus montrées dans les collections contemporaines. Le tissu urbain nantais garde des traces de l’enrichissement par les produits coloniaux : embellissement, riches façades, nouveaux quartiers, folies richement décorées … mais la moralité masque les objectifs économiques de la colonisation. Les cimetières témoignent des soldats sacrifiés, des stèles des bienfaiteurs côtoient des monuments aux morts : les mémoires individuelles s’empilent sur la mémoire collective. L’odorat, l’ouïe et le goût portent encore à Nantes (et ailleurs) la mémoire de cette époque : les parcs et jardins s’emplissent de plantes tropicales qui s’acclimatent, le vocabulaire ramené par les troupes coloniales étoffe la langue française, mais plus encore, la folie sucrière s’implante : gâteau nantais, berlingot, boutiques de sucre, le fruit de Nantes – la banane – s’inscrit dans le paysage et se prolonge encore au XXIe siècle.

Le grand tournant (1992 – 2012)

C’est dans un contexte très favorable qu’on assiste aux réveils des mémoires nantaises, préparé par une multiplicité de festivals, associations et un changement de municipalité en 1989. La précédente a refusé tout financement d’exposition pour le tricentenaire du Code Noir en 1985 : l’exposition au Château des Ducs de Bretagne ne peut avoir lieu, mais l’affrontement mémoriel est enclenché puisqu’un colloque universitaire lui se tient dans la ville. L’exposition des Anneaux de la mémoire L’association Les Anneaux de la Mémoire propose différentes fiches pédagogiques et des ressources numériques sur la traite et l’esclavage disponible en téléchargement inaugurée en décembre 1992 attire 400.000 visiteurs jusqu’en février 1994 selon les organisateurs : le commerce triangulaire et la traite s’exposent au cœur de la cité nantaise pour la première fois. Le 25 mars 2012 est inauguré le Mémorial de l’abolition de l’esclavage sur le quai de la Fosse. Le projet naît après la dégradation en 1998 d’une statue qui commémore l’abolition et est porté par la municipalité générant alors de nombreux débats. Les travaux des historiens, les salles permanentes du musée d’Histoire de Nantes, le Petit géant noir (1998) marquent accompagnent ces constructions. Les trois historiens notent le développement d’un discours moral et humaniste, mais qui omet le système économique qui y est pourtant totalement rattaché. En 2023 s’opère une véritable révolution mémorielle : des notices accompagnent les plaques de rue au nom de personnalités.

Le temps de l’espoir

Nantes ville de tolérance : formule de la municipalité à l’occasion du quatrième centenaire de l’édit de Nantes en 1998 mais à cette date, rien ou bien peu le laisse supposer pourtant à cette date. Cela fait davantage écho aujourd’hui où la ville à la fois regarde son passé et s’ouvre : 5.000 étudiants étrangers sont accueillis à l’université, les associations et les initiatives se multiplient : les politiques volontaristes de la mémoire se développent enfin. Nantes, ainsi que l’écrivent les trois chercheurs, a choisi de s’inscrire dans une France ouverte, diverse et multiculturelle.

La qualité scientifique remarquable de cet essai permet d’interroger la mémoire d’une ville mais aussi la capacité à assumer un passé difficile. L’histoire s’inscrit dans les archives et les travaux historiques, les mémoires font trace dans le quotidien des habitants, la volonté des édiles et le désir de savoir des visiteurs. Nantes, capitale de la traite négrière en est le parfait exemple.

6 allée Brancas. Mascaron sur un immeuble qui, comme d’autres, associe traits négroïdes et accessoire de fantaisie pour exprimer une vision rêvée … et aimable de l’Afrique des négriers (p.90)