La revue Parlement(s) Hors-série n° 20 a pour thème : Dominations et contestations postcoloniales dans les outre-mer depuis 1946). Ce vingtième dossier Hors-série a été coordonné sous la direction par Sylvain Maryprofesseur agrégé d’histoire à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Comme d’habitude, le dossier se compose de deux éléments distincts : une première partie consacrée à la [Recherche] (avec 6 contribution de 7 chercheurs, jeunes ou confirmées) et la seconde à des [Sources] (au nombre de 6) commentées par 3 enseignants-chercheurs : Michelle Zancarini-Fournel, Sarah Mohamed-Gaillard, Mamaye Idriss, Ary Gordien, Adrien Monat, Myriam Paris et Sarah Mohamed-Gaillard. De plus, dans ce numéro, nous trouvons à nouveau une partie consacrée à des [Lectures] critiquées par 3 historiens (Michelle Zancarini-Fournel, Yannick Pince et Thibault Leroy).

En guise d’introduction, Sylvain Mary remarque que, régulièrement, les Outre-mer sont traversés par d’importants épisodes contestataires, rappelant l’ambiguïté de leur situation au regard de la décolonisation. Sur le plan juridique, la décolonisation de ces territoires est pourtant réglée de longue date. La dénomination « Outre-mer » – officiellement employée au pluriel depuis 2011 – recouvre, en effet, une variété d’anciens territoires coloniaux, dont la trajectoire politique, après 1946, a permis leur transformation en départements ou territoires d’Outre-mer (DOM-TOM), ainsi que l’accession de leurs habitants à la pleine citoyenneté. Selon la vision des élites métropolitaines, cette mutation institutionnelle et juridique était censée répondre aux désirs d’assimilation républicaine de la population, notamment dans les quatre « vieilles colonies » (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion).

RECHERCHE

 « Je suis comme une enfant et je suis mon maître ». Le “quant-à-soi” des migrantes réunionnaises de Crouy-sur-Ourcq (années 1960-1970)

Sylvain Pattieumaître de conférences en histoire à l’université Paris-8, membre junior de l’Institut universitaire de France (IUF) et écrivain

De 1963 à 1982, des femmes des DOM sont passées par le centre de formation du Bumidom, société d’État créée par Michel Debré, à Crouy-sur-Ourcq. Elles y ont découvert, sous couvert d’adaptation à la vie métropolitaine, une institution de disciplinarisation, basée sur une racialisation. Dans les archives du ministre, les lettres envoyées par elles à des travailleuses sociales permettent de saisir, à partir de leur point de vue situé et d’une histoire par-le-bas, leur capacité d’agentivité dans le contexte d’un « workfare colonialism », élément central d’un social-post-colonialisme hexagonal.

La gauche guyanaise et la question algérienne : catalyseur d’un nationalisme dans la société guyanaise ? (1946-1962)

Linda AmiriMaîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Guyane

En Guyane en 1946, alors que l’assimilation constitue l’idéal politique et identitaire de la société, la gauche guyanaise manifeste peu d’intérêt pour la question algérienne. À l’inverse, l’Union des Étudiants Guyanais et l’Union du Peuple Guyanais adoptent une ligne politique radicale : ils rejettent l’assimilation et appellent la société civile à un sursaut émancipateur. Linda Amiri interroge les perceptions et les réactions de la gauche guyanaise face à la question algérienne et son impact dans l’émergence d’un nationalisme en Guyane française.

Analystes et activistes : l’essor du nationalisme kanak en Nouvelle-Calédonie, 1963-1977

David A. ChappellAssociate Professor of Pacific Islands History, Department of History, University of Hawai‘i at Manoa

Le nationalisme kanak en Nouvelle-Calédonie a eu des causes tant anciennes que récentes, depuis un siècle marqué par le système d’indigénat jusqu’à l’obtention de la citoyenneté et de l’autonomie après 1945, avant que ces dernières ne soient révoquées lors d’un boom du nickel et d’une nouvelle immigration massive. Le catalyseur d’un mouvement de protestation radical est apparu lorsque la première génération d’étudiants kanaks et calédoniens est arrivée en France dans les années 1960 pour poursuivre des études supérieures, alors que les discours sur les luttes anticoloniales rencontraient le soulèvement étudiant et ouvrier de mai 1968. David A. Chappell retrace les écrits, l’organisation et l’activisme des jeunes leaders jusqu’à la formation de leur parti politique, le Palika (Parti de Libération Kanak).

Les réseaux de John Teariki : entre militantisme antinucléaire et nationalisme anticolonial en Polynésie française (1963-1983)

Manatea TaiaruiUniversité de la Polynésie française, Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique et Clémence MaillochonChercheuse postdoctorante, European Research Council, « Ocean and Space Pollution, Artistic Practices and Indigenous Knowledges » (erc, ospapik, 101088403) / Université de Bretagne Occidentale

John Teariki, homme politique et député polynésien, incarne, durant les essais nucléaires réalisés par la France en Polynésie française, le nationalisme polynésien ainsi que la résistance au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et à l’État impérial. À la lumière des archives privées et régaliennes, les auteurs proposent un regard neuf sur cet héritier de Pouvanaa a Oopa, figure locale de l’anticolonialisme, qui s’insère dans des circulations d’informations multiscalaires et se constitue des réseaux politiques, scientifiques et militants pour tenter d’alerter l’opinion publique française et polynésienne sur les risques sanitaires des expérimentations et la mainmise de l’État jacobin sur la Polynésie française entre 1963 et 1983. Cet enfant de Moorea, surveillé par les services de renseignement, n’hésite pas à tenir tête au général de Gaulle lors de sa venue à Papeete en 1966 et à opérer un bras de fer permanent avec les autorités françaises, dont la posture impériale, les pratiques et les représentations rappellent certains traits de la « situation coloniale ».

Entre négritude et créolité. Ré-interprétations intellectuelles et usages politiques des danses Danmyé-Kalennda-Bèlè en Martinique depuis les années 1960

Lionel ArnaudProfesseur des universités, sociologie, Laboratoire des sciences sociales du politique – LaSSP, Sciences Po Toulouse/Université Toulouse 3 examine la redécouverte de certaines danses et musiques traditionnelles en Martinique, et la façon dont elle s’inscrit dans les débats sur l’identité martiniquaise. Après avoir exposé l’histoire méconnue des danses danmyé-kalennda-bèlè, l’auteur analyse les prismes intellectuels opposés qui ont présidé à leur interprétation : la négritude d’Aimé Césaire et l’antillanité d’Édouard Glissant. Il explore ensuite les implications politiques de ces débats, soulignant les dilemmes philosophiques et stratégiques quant à la place de ces danses et musiques dans le patrimoine martiniquais, qui oscillent entre un usage politique et conflictuel, et une approche beaucoup plus œcuménique et patrimoniale de ces traditions culturelles qui contribue à obérer le contexte singulièrement dramatique qui a présidé à leur émergence.

Les outre-mer français : un modèle pour le nationalisme corse ?

André FaziUniversité de Corse Pascal Paoli – EMRJ / UR 7311

Depuis son émergence dans les années 1970, le mouvement nationaliste corse établit des relations avec des mouvements homologues, mais il n’a que progressivement porté attention aux territoires ultramarins. Nonobstant leur diversité, ces territoires démontrent la grande flexibilité institutionnelle de la République, et les nationalistes corses s’appuient désormais essentiellement sur des dispositifs employés outre-mer pour revendiquer des exceptions aux principes unitaires.

SOURCES

Construire le fait national guadeloupéen : le GONG et l’ARC, deux voies différentes

À partir de 3 sources, Michelle Zancarini-FournelUniversité Claude-Bernard / LARHRA explique comment entre 1963 et 1989 (date de l’amnistie pour les violences politiques) se construit le fait national guadeloupéen, comment on passe progressivement de l’autonomie à l’autodétermination (1er mai 1967), puis de la lutte nationale à l’indépendance jusqu’à « l’infusion culturelle et sociale » du nationalisme guadeloupéen.

L’ancrage historique de la lutte d’émancipation kanak. Analyse des peintures murales d’un abribus de la côte orientale

Sarah Mohamed-GaillardMaîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’INALCO, chercheure au CESSMA UMR 245

Cet abribus avec les profils des leaders kanak qu’il porte sur ses murs sont représentés dans tout l’espace public calédonien. Il témoigne que la Nouvelle-Calédonie demeurent largement hantés et travaillés par leur relation à la France. À revers, la Nouvelle-Calédonie ne cesse de mettre à l’épreuve les conceptions jacobines de l’État français.

Chasse aux sorcières des indépendantistes à Mayotte. Témoignage à la radio d’Abderemane Soilihi, 30 octobre 1975

Mamaye Idrissmaîtresse de conférences en histoire et didactique de l’histoire à l’Université de Mayotte

À Mayotte, entre les deux consultations de 1974 et 1976 relatives à l’autodétermination des Comores, Mamaye Idriss montre comment des agents de l’État soutiennent la « chasse aux sorcières » menée par le parti départementaliste contre les militants indépendantistes favorables à l’unité de l’archipel.

Articuler nationalisme anticolonial et féminisme en Guadeloupe : défis intersectionnels postcoloniaux

Ary GordienChargé de recherche CNRS, Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones montre comment le nationalisme anticolonialiste s’exprime au mitan des années 1980, à partir d’une comparaison, sur fond de conflits générationnels, de deux organes de la presse militante guadeloupéenne sur la question du féminisme.

La dimension identitaire de la décentralisation en Martinique. Discours de Serge Letchimy lors de la cérémonie solennelle de lever du drapeau (31 mars 2023)

Le juriste Adrien MonatMaître de conférences en droit public à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye démontre que les écarts de traitement entre les différentes parties du territoire ne résultent pas de traitements juridiques inégaux mais du constat de desseins politiques différents. Ainsi, le drapeau que la Martinique pourra demeurer sans que le droit ne lui fasse obstacle, si sa procédure d’adoption est jugée valide, et surtout, s’il ne porte pas avec lui des revendications qui échappent au cadre légal et constitutionnel de la République.

L’anticolonialisme féminin et les canaux internationaux du militantisme communiste : Clélie Gamaleya au congrès de la fédération démocratique internationale des femmes de 1963 à Moscou

Myriam ParisChercheure contractuelle postdoctorante au CURAPP-ESS

Si la participation de déléguées réunionnaises à la FDIF a peu d’impact en France, elle joue en revanche un rôle important dans la construction de solidarités politiques avec d’autres organisations féminines du Sud global, comme en témoignent les liens tissés tout au long des années 1960 et 1970 par l’UFR avec des militantes africaines et du sud-ouest de l’Océan Indien rencontrées via la FDIF.

Une parole kanak entre indignation et mise en garde. Discours du député Rock Pidjot à l’Assemblée nationale, 31 juillet 1984

Sarah Mohamed-GaillardMaîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’INALCO, chercheure au CESSMA UMR 245

Adopté par 321 voix contre 151, le projet de loi portant statut pour la Nouvelle-Calédonie entre en application le 6 septembre 1984. En réaction, le 14 septembre 1984, le FI se transforme en Front de Libération Kanak Socialiste (FLNKS) qui appelle ses partisans à engager un boycott actif des élections territoriales du 18 novembre 1984. Ce scrutin manifeste clairement « la volonté et la détermination » du peuple kanak puisque 50,4 % des électeurs appelés aux urnes s’abstiennent. Le vote marque enfin un point de bascule de l’histoire calédonienne.

LECTURES

Myriam Paris, « “Nous qui versons la vie goutte à goutte”. Féminismes, économie reproductive et pouvoir colonial à La Réunion », Paris, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses de science politique Dalloz, 2020, 554 p., préface de Frédérique Matonti. par Michelle Zancarini-Fournel.

Publié moins de deux ans après la soutenance de thèse, le livre de Myriam Paris fait date. Il est porté par une problématique forte, celle du contrôle de la maternité et de l’allaitement, que ce soit pour les femmes esclaves avant 1848 ou les militantes de l’Union des femmes proches du parti communiste de La Réunion (PCR) après la départementalisation de La Réunion en 1946. Le sous-titre qui lie « économie reproductive » aux féminismes et au pouvoir colonial concerne non seulement l’allaitement, mais aussi dans l’après Seconde Guerre mondiale, la fécondité, la contraception et les stérilisations forcées. Le rôle de La Réunion est spécifique par rapport aux autres DOM à cause de la présence d’un ancien Premier ministre, Michel Debré, devenu en 1963 député à La Réunion, populationniste de longue date, farouche opposant à la contraception et à l’avortement, mais favorisant dans l’île une propagande pour la limitation des naissances, les stérilisations, l’expérimentation de contraceptifs dangereux.

Renaud Meltz et Alexis Vrignon (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Paris, Vendémiaire, 2022, 707 p. par Yannick Pincédocteur en histoire contemporaine et professeur agrégé d’histoire en CPGE littéraire au lycée Jean-François Millet de Cherbourg-en-Cotentin et chercheur associé à l’Université Paris-Sorbonne

Premier à traiter de l’histoire du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et ceci de manière quasi exhaustive (en prenant en compte les aspects stratégiques, de relations internationales, politiques, militants, sanitaires, culturels, sociologiques et mémoriaux) ce livre fait œuvre utile et constitue déjà une référence en histoire nucléaire. Ce travail est issu d’un rapport commandé par le gouvernement de Polynésie française en octobre 2018 (programme « Histoire et mémoires des essais nucléaires en Polynésie ») mais ne « s’inscrit pas dans une démarche militante, ni partisane » (p. 22), précision que les historiens sont, hélas, bien souvent obligés de faire pour désamorcer tout reproche de trop pencher en faveur ou en défaveur de la force de frappe. L’objectif est bien atteint en faisant se côtoyer des chercheurs qui ont travaillé sur les milieux militants (Clémence Maillochon, Sylvain Mary, Sarah-Mohamed-Gaillard, Alexis Vrignon) avec Dominique Mongin, spécialiste de stratégie et des aspects institutionnels en particulier, notamment du commissariat à l’énergie atomique (CEA) avec lequel il a réalisé en septembre 2022, après la publication de ce travail : Les essais nucléaires en Polynésie française. Pourquoi, comment et avec quelles conséquences ? disponible sur le site du CEA. Des bombes en Polynésie constitue ainsi une démarche de mi-chemin par rapport au travail journalistique et scientifique très critique de Tomas Statius et Sébastien Philippe, Toxique, publié par les PUF.

Philippe Artières et Franck Veyron (dir.), Ripostes ! Archives de luttes et d’actions, 1970-1974, catalogue de l’exposition La Contemporaine, Paris, CNRS Éditions, 2023, 272 p. par Thibault Leroy Agrégé d’histoire et professeur en lycée dans le 94

Cet ouvrage collectif est le catalogue de l’exposition du même nom qui s’est tenue à La Contemporaine, du 15 novembre 2023 au 16 mars 2024. Près de 500 documents, principalement issus des collections du centre d’archives et de documentation situé sur le campus de Nanterre, y étaient exposés, reflétant l’importante richesse de La Contemporaine pour documenter l’histoire des luttes, des mouvements sociaux, des groupes politiques, des militants – les archives n’étant ici que des fonds privés. Le parti pris est d’isoler la séquence qui va de la mort du général de Gaulle en novembre 1970 à l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Période « révolutionnaire » s’il en est : si l’on peut questionner l’occurrence d’une « révolution » à proprement parler, du moins en France, on ne peut guère remettre en cause la présence de « révolutionnaires », plus ou moins organisés, plus ou moins d’accord entre eux, du côté de l’extrême-gauche du spectre politique. Le monde continue de bruisser en effet de révoltes et de résistances, dans ce que l’historiographie nomme désormais les « années 68 ». Celle-ci reste vivace sur la période : en témoigne l’ouvrage collectif Une histoire globale des révolutions, qui interroge les espaces, les échelles et les ruptures des révolutions depuis le XVIIIe siècle, l’ouvrage de Philippe Buton sur le « gauchisme », ou des travaux récents sur la période et particulièrement ses aspects répressifs.