« Fouet à lanières nouées », c’est la définition de chicotte dans un dictionnaire de référence. Elle symbolise donc la répression et le pécule la protection, dualité qui anime les onze zooms choisis par J-P Le Crom, directeur de recherche au CNRS et M. Boninchi, maître de conférences en histoire du droit (Lyon 3), afin d’éclairer la question du droit du travail dans l’empire colonial français.
Le panorama déployé embrasse l’histoire du droit du travail dans les colonies françaises, de l’abolition de 1848 aux indépendances. Il est le fruit d’une recherche collective menée de 2013 à 2017, au carrefour de l’histoire du droit du travail et de l’histoire du droit colonial.
L’intérêt de cet ouvrage réside, entre autres, dans une généalogie assez ample incluant les XIXè et XXè siècles, choix qui évacue les explications court-termistes ou trop contemporaines qui ont (trop) longtemps eu cours pour expliciter l’iniquité coloniale.
Le droit, auxiliaire colonisateur
Nous retrouvons dans ces 336 pages des analyses postcoloniales variées, à l’instar de la diversité des situations impériales qui émaillent la réalité coloniale française de 1850 à 1960 environ. La séquence chronologique fait la part belle au XXè siècle. Parmi les quatre premières contributions davantage axées sur le XIXè siècle, « ère des empires » (E. Hobsbawn), signalons celle de Philippe Auvergnon et Delphine Connes sur la législation du travail post-abolition dans les vieilles colonies, une législation d’emblée très répressive incarnée par le décret de 1852, à l’image de la traque du vagabondage, et qui n’est pas sans lien avec les stéréotypes raciaux de l’époque qui agissent tels des freins dans les progrès de l’institution juridique.
Recruter, contrôler, fiscaliser, exploiter
L’analyse proposée par Dominique Taurisson-Mouret sur le recrutement colonial en Indochine est une mine inédite qui dévoile non seulement les convergences entre la mise en place imparfaite – avec, par exemple, un Etat civil défaillant jusqu’au terme de la période coloniale – de l’Etat colonial dans cet Extrême-orient, et les modalités de recrutement de la main d’oeuvre locale (le fameux carnet ouvrier, outil de surveillance puis arme fiscale), mais aussi les enjeux durables des débuts de la colonisation au cours de la décennie 1860 à l’apogée de l’exploitation dans les années 1930, que ce soit aux niveaux démographique, agricole et social, révélateurs de crises, démographique en particulier. On peut corréler certains de ces enjeux liés à la population colonisée aux difficultés rencontrées par La Réunion par exemple dans le recrutement d’Annamites dans les années 1860 (travaux de D Varga).
L’oeuvre juridique levantine inachevée
Saluons également l’analyse de Stéphanie Couderc-Morandeau à propos de La législation du travail des pays sous mandat français / Syrie – Liban (1920-1941). Le constat dressé est clair : la puissance mandataire française se désintéresse de cette question, mais doit fournir des motifs aux instances internationales plus ou moins sourcilleuses, SDN en tête, parmi lesquels le sous-développement global de ces territoires, ou encore le manque de réceptivité des populations locales, ce dernier élément renvoyant implicitement à la dualité modernes – primitifs, expression alternative à la hiérarchisation raciale qui irrigue alors l’Europe colonisatrice. Ainsi, la France signe au Levant une œuvre juridique incomplète, tardive (les années 1940), qui plus est conçue dans un contexte conflictuel (la révolte druze de 1925-27 par exemple), au cours d’une période réduite d’à peine trois décennies.
Par ailleurs, l’analyse de J-P Le Crom sur le travail libre et le travail forcé (Les catégories du travail « indigène » au Cameroun sous le mandat français de la SDN 1922-45) montre que dans ce territoire à la destinée particulière (allemand puis français), la législation protectrice du travail ne cesse de progresser, notamment sous le Front Populaire. Mais ces progrès ne sont que de façade, tout d’abrod parce-que le travail salarié reste très minoritaire. De plus, la question de la distinction entre l’engagement volontaire (travail libre) et l’engagement contraint (travail forcé) est ténue au Cameroun et semble convenir à tous les tenants du capitalisme colonial, non seulement au Cameroun mais aussi dans toutes les colonies d’exploitation, en Afrique comme en Asie.
En somme, les contributions de ce très bon ouvrage apportent de nouvelles questions et affichent de semblables oscillations à travers l’empire colonial français, coincées entre une volonté plus ou moins ferme de progrès social et le constat de l’exploitation de l’Homme par l’Homme, sur une planète qui voit naître l’Organisation Internationale du Travail en 1919 et qui commence à vibrer au son des sirènes des mouvements indépendantistes, nourris d’injustices pérennes.
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