Cette livraison des éditions Garnier réunit les Actes du colloque Construction et déconstruction de la race dans les Caraïbes, de l’époque moderne à nos jours, organisé en février 2017 à la Casa de Velazquez. Elle offre un panorama territorialisé d’une notion de plus en plus convoquée dans l’espace public : la race. Dix contributions l’interrogent.

Dans la préface d’Audrey Célestine (U. de Lille), les constats et pistes déployés révèlent des enjeux contrastés. Dans l’espace caribéen, marqué par les impérialismes et la diversité linguistique, s’est constitué “un des plus importants laboratoires de façonnement de la fiction “race” “ selon elle. Auteurs et autrices rassemblés ici nous convient donc à l’histoire de cette fiction pour circonscrire “ce qui la (la race) fait exister, la maintient, la modifie, l’ancre”. Deux modalités d’appréhension de cette complexe construction s’offrent, selon A. Célestine.

D’une part, la race appropriée via le corps, véhicule privilégié des idéologies racistes, mais aussi levier d’une affirmation identitaire, d’une “fierté d’être noir” par exemple. La seconde modalité scrute le contournement opéré vis-à-vis de la race, soit les formes données à son évitement. L’écriture autobiographique peut refléter cette stratégie, lorsqu’il s’agit de déconstruire cette fiction, à l’instar de l’oeuvre de l’autrice guadeloupéenne Maryse Condé.

Entre symboles et discours scientifiques

L’introduction, signée Marine Cellier, Amina Damerdji et Sylvain Lloret, éclaire davantage le lecteur avant qu’il n’aborde les dix contributions. Celle-ci établit d’abord l’importance d’une généalogie de la race et délivre quelques repères : une définition de la race de l’anthropologue J-L Bonniol, où convergent symbole et biologie, une étymologie qui renvoie à l’italien razza, désignant la lignée mâle d’une famille, ou bien la capacité “racialisante” des impérialismes coloniaux des XIXè-XXè siècles, ou encore l’émergence à la charnière du XXIè siècle de termes euphémistiques (communauté, peuple, ethnie). Elle examine enfin les champs de la racialisation où se côtoient la biologie, l’art, les discours politiques, la religion et la littérature.

Deux parties organisent les dix contributions. La première s’intitule Les divers champs de la racialisation. Le premier texte, d’E. Dorlin, se focalise sur l’élaboration médicale du concept de race, promue par la médecine esclavagiste, branche de la médecine navale. Cette spécialité poursuit l’objectif de défense de la santé des blancs. Ensuite, C Célius mobilise le couple anthropologie-histoire de l’art, en Haïti au XIXè siècle, pour interroger très finement la représentation infériorisée du nègre. Son travail est illustré d’éloquentes représentations en noir et blanc de Toussaint Louverture ou du président Soulouque, révélatrices d’une racialisation esthétique.

Puis S Nicolas examine la question haïtienne contemporaine en Jamaïque, qui suit un processus de problématisation construit par des discours politiques à l’encontre de la présence haïtienne. E Roulet a choisi d’étudier l’évolution de la population (habitants, nègres et sauvages) et surtout de la main d’oeuvre des Petites Antilles françaises au XVIIè siècle, séquence temporelle cruciale pour saisir la naissance et la justification d’un ordre hyper hiérarchisé. L’opposition entre colons et engagés – les 36 mois – est suivie de celle entre colons et esclaves, “désormais qualifiés de Blancs et de Noirs, qui ouvre la voie à une forme de racialisation de la société antillaise” (p109). T Harpin propose une étude comparative mettant en jeu l’oeuvre de Maryse Condé pour qui “la littérature est un territoire qui ne connaît pas les couleurs” (p 130), et celle de J-M Coetzee, nourrissant une réflexion post-raciale.

Débats de société, invisibilité et neurosciences, un avenir ?

La seconde partie, Race et tabous, débute avec l’étude de J Daniel qui considère deux territoires, la Martinique, lieu de racialisation des débats sociétaux les plus disparates, et la France hexagonale, espace d’expression particulier de l’identité collective noire des migrants antillais, générateur d’enjeux concurrentiels, par exemple entre le CRAN et le CREFOM (Conseil représentatif des Français d’outre-mer), né en 2014. La question de la race dans la littérature cubaine est abordée par A Damerdji qui relève que le corps a été invisibilisé par la Révolution castriste, et que les œuvres littéraires ont été bien seules à exprimer les enjeux liés à la race sur cette grande île. A Morgado-Garcia exhume dans la presse périodique d’outre-Pyrénées la critique de l’esclavage noir-africain dans l’Espagne du XVIIIè siècle. J-L Bonniol analyse la pensée coloniale de la race, caractérisée par le couple biologie-mémoire, et sa diffusion hors de son foyer colonial, entre minoration et affirmation identitaire.

Il observe très justement que “la race sert d’opérateur hiérarchique, dans le cadre d’une division du travail mondialisée”, articulée au départ au système esclavagiste (p180). L’ultime contribution, de M Renault, développe une passionnante réflexion sur les sciences récentes (généalogie, sociobiologie) et actuelles (la neuroéthique) de la race, témoignant de la force et de la pérennité des discours scientifiques dans la construction de la notion de race et la consolidation du racisme.

Au total, la variété des prismes exploités par les chercheurs dévoile la richesse de l’objet étudié, apte à alimenter la réflexion du citoyen engagé dans la société, de l’enseignant, de l’artiste ou des élus. Enfin, les thèmes corrélés à la notion de race rappellent également des enjeux politiques quotidiens, nationaux, immédiats, enjeux parfois coincés entre diabolisations, réifications et indifférences.

Présentation de l’éditeur :

https://classiques-garnier.com/la-fabrique-de-la-race-dans-la-caraibe-de-l-epoque-moderne-a-nos-jours.html