CR par Emmanuel Bain

Chacun connaît la tirade de Figaro : « Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus » (Le mariage de Figaro, acte V, scène 3). Pour son étude des idées “révolutionnaires” dans le théâtre français du XVIIIe siècle, Marie Laurence Netter se fonde sur un corpus nettement plus vaste puisqu’elle a souhaité s’appuyer sur des dizaines de pièces d’auteurs pour la plupart très méconnus de nos jours. La thèse de son livre est clairement affirmée dès l’introduction : le théâtre a tout à la fois nourri et révélé un esprit critique poussant à la contestation des autorités établies.

Pourquoi le théâtre ?

Le fait d’étudier le théâtre se justifie par son importance sociale dans la société du siècle des Lumières. Bien qu’il n’y ait eu que trois troupes officiellement autorisées à se produire de manière permanente, le théâtre déborde très largement ce cadre puisqu’il est présent dans toutes les foires et que nombreux sont ceux qui s’y adonnent dans des sociétés aristocratiques ou bourgeoises : « Tout le monde jouait la comédie, avec plus ou moins de bonheur. De nombreux châteaux et hôtels particuliers possédaient leur théâtre, on en montait de provisoires, on en improvisait dans les salons et si les principaux acteurs étaient les châtelains eux-mêmes et leurs invités, parfois des professionnels, la nombreuse domesticité qui s’y déployait n’ignorait évidemment rien de cette activité ; mieux, elle y participait activement et montait parfois sur scène quand le besoin s’en faisait sentir » (p. 20). Ce sont ainsi des milliers de pièces qui ont été produites et mises en scène au XVIIIe siècle.

L’amour et l’individu

Le livre comprend trois chapitres. Le premier porte sur « le sentiment amoureux ou la révolution en marche ». L’amour sentimental est le ressort principal de la très grande majorité des pièces de ce siècle. Il constitue une « révolution en marche » dans la mesure où cet amour en vient souvent à se moquer du mariage et refuse de se calquer sur les positions sociales. Plus grave, il se réalise bien souvent à l’encontre des désirs des parents dont il remet en cause l’autorité. C’est en cela qu’il rejoint la question de l’individu étudiée dans le second chapitre.
Le théâtre met en scène des personnages qui prennent conscience de leur valeur en dehors de leur richesse – et le dieu argent s’en trouve nettement rabaissé – mais aussi indépendamment de leur statut social. L’auteur montre l’évolution, par rapport au XVIIe siècle, du rapport maître/valet. La complicité n’est plus le fruit d’une affection ou du respect mais celui d’un intérêt bien compris et la critique qu’énoncent les valets se fait plus sévère dans la mesure où ils sont en droit d’espérer une vie au-delà de leur soumission.
Le troisième chapitre revient plus en détail sur les conditions d’exercice du théâtre, sur les carrières des acteurs, sur les différents types d’acteurs. L’auteur montre ainsi la grande diversité de ce monde.

Bilan

Cette étude revêt, pour les professeurs de lycée, un intérêt particulier dans la mesure où elle correspond parfaitement aux attentes de l’enseignement d’exploration “littérature et sociétés”. C’est en effet une étude qui se fonde sur des textes littéraires mais les soumet à une grille d’analyse historique. Comme le dit la quatrième de couverture : « Ce travail novateur est exemplaire de la convergence (…) entre la réflexion en histoire, qui s’intéresse à la dimension politique des phénomènes culturels, et la recherche en littérature qui propose de nouvelles lectures, plus sociologiques et politiques des œuvres ».

En outre, un tel ouvrage donne à réfléchir sur la diffusion des idées des Lumières : le théâtre fait partie des différents relais qui ont pu transmettre à un large public, de manière certes très simplificatrice mais non moins importante, des thématiques – comme la critique des privilèges – portées par les philosophes.

Enfin, c’est un ouvrage écrit dans une langue claire qui fait découvrir des pièces du XVIIIe siècle qu’il donne envie de lire (on peut d’ailleurs regretter à ce sujet que les éditions des œuvres ne soient pas mieux signalées). En effet, l’auteur ne se contente pas d’allusions. Pour illustrer une idée, M. L. Netter se fonde sur une pièce dont elle présente l’intrigue et qu’elle cite abondamment, si bien que ce livre peut être considéré aussi comme une petite anthologie du théâtre du XVIIIe siècle.

Quelques réserves

On peut néanmoins formuler quelques regrets et le projet ne nous semble pas totalement abouti. Tout d’abord, les pièces sont finalement assez peu contextualisées : on ne sait pas toujours où et quand elles ont été jouées, dans quel contexte politique (local ou national) et surtout il aurait été intéressant de connaître, dans la mesure du possible, leur succès et surtout leur réception. C’est probablement là qu’il y aurait une piste à creuser : comment ont été reçues des pièces qui ont mis en cause l’autorité paternelle ? Ont-elles suscité un débat à ce sujet ? Était-ce au contraire admis dans la mesure où il s’agissait seulement de “théâtre” sans lien pensable avec la réalité ? Dans ce cas, le théâtre, plutôt que le précurseur de la révolution devrait être davantage considéré comme un exutoire.

On aurait d’ailleurs pu davantage souligner le conformisme de la majorité des pièces : chez Marivaux, les statuts sociaux ne se mélangent pas et l’amour naît pour un semblable ; comme l’auteur l’indique à propos de l’argent, les valeurs sociales mises en avant ne sont pas celles des bourgeois qui auront lancé la révolution de 89, mais celles des aristocrates qui méprisent l’argent et dominent les codes sociaux.

Plus généralement, le lien avec la révolution mériterait d’être approfondi et fondé sur l’étude précise de la réception de certaines pièces, susceptible ou non de confirmer la phrase prêtée à Danton que l’auteur cite à plusieurs reprises : « Figaro a tué la noblesse ».