Aux grands hommes la patrie reconnaissante

En dehors des familiers d’un square éponyme face à la Sorbonne, peu de gens connaissent cet homme à qui la Patrie reconnaissante réserva une place au Panthéon mais qui reste inconnu de la mémoire collective. Painlevé est pourtant familier à tous ceux qui hantent les couloirs de la Troisième. Il a ses entrées dans plusieurs dictionnaires historiques et apparaît régulièrement au détour des pages de nos livres sur la Grande guerre, les mutineries, l’aviation ou le Cartel des gauches. Ministre en 1915, il préside le Conseil en 1917 et représente les gauches aux présidentielles de 1924 contre Doumergue, candidat des modérés. Entre Péret et Herriot, on croise aujourd’hui son portrait à l’entrée du Palais-Bourbon, dont il occupa le perchoir en 1924-1925 avant de former son second cabinet en 1925-1926. Painlevé fut un mathématicien brillant avant même d’être un homme politique. Anne-Laure Anizan, chercheur rattaché au centre d’histoire de Science po et membre du comité de rédaction d’histoire@politique, lui a consacré sa thèse dirigée par Serge Bernstein et soutenue en 2006. Son travail se fonde entre autres sur les papiers Painlevé, ceux de plusieurs ministres, les archives militaires, le JORF ou les ouvrages de Painlevé lui-même.

Équations différentielles, dreyfusisme et socialisme indépendant

Issu d’un milieu républicain, Painlevé choisit l’ENS, soutient un doctorat en 1887 et intègre l’Académie des sciences. Son intérêt pour les équations différentielles et la mécanique des fluides est peu abordé par l’auteur qui se concentre sur les rapports entre science et engagement en retraçant le cheminement qui conduit du scientifique au politique. L’entrée en politique est marquée par un choix dreyfusard tardif motivé par le constat personnel de la mauvaise foi d’un général lié à l’enquête. Élu à la Chambre en 1910, dans le Ve arrondissement de Paris où il succède à Viviani, Painlevé rejoint en 1911 le Parti républicain-socialiste. De 1911 à 1934, entre socialistes unifiés et radicaux valoisiens, cette formation peu contraignante regroupe de fortes personnalités de socialistes indépendants et ministérialistes et se révèle une pépinière de ministres (Millerand, Briand, Augagneur, Viviani, Violette[Yves Billard, « Un Parti républicain-socialiste a vraiment existé », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°51, 1996, p. 43-55.->Yves Billard, « Un parti républicain-socialiste a vraiment existé », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°51, 1996, p. 43-55.]).

Un homme-clef de la République

L’ouvrage nous éclaire sur un homme-clef de la République. Les chapitres sont chronologiques mais l’analyse est thématique. On constate que Painlevé n’est pas un homme d’appareil, ce qui ne surprend guère car l’esprit de parti chez les républicains socialistes consiste peut être à n’en point avoir. L’analyse de la spécialisation parlementaire, élément fondamental d’une carrière, nous éclaire sur le choix opportun du domaine militaire. L’autorité acquise en commission vaut à Painlevé en 1915 un portefeuille « de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions intéressant la défense nationale ». Viennent ensuite la direction de la guerre et la première présidence du Conseil auxquelles sont associées les mutineries et la nomination de Pétain … que l’on retrouve plus tard dans le Rif lors du second cabinet Painlevé. Le scientifique est confronté à des rôles contraires. Son expertise militaire s’exerce dans le champ du travail parlementaire puis dans celui du ministre. Le travail de l’historienne est ici au cœur des processus décisionnels, interrogeant les liens entre sphère militaire, scientifique et politique. Dans l’analyse de l’après-guerre le cartelliste fait pendant à l’opposant au Bloc national, schéma d’autant moins évident que la majorité poincariste s’étend très loin à gauche, incluant des républicains socialistes et des radicaux de toute obédience. Le Cartel est un moment-clef avec le jeu de chaises musicales entre Painlevé et Herriot. Alors que le chef du gouvernement est encore un ministre parmi d’autres, Painlevé contribue à réformer la fonction en ressuscitant en 1925 le secrétariat général à la présidence du Conseil en place durant la guerre. Il y nomme Bonnet avec le titre de sous-secrétaire d’État, contribuant à ouvrir la route à la fonction à temps plein mise en place par Blum en 1936 à Matignon. Anne-Laure Anizan analyse également la gestion de l’affaire rifaine et celle du Djebel druze, montrant à la fois la relative difficulté du Français de ce temps à sortir d’une vision messianique de la France civilisatrice contre le « fanatisme oriental » et l’incapacité à saisir ce qui pouvait être novateur dans la démarche d’Abd-el-Krim et de sa République rifaine.

Plus lourds que l’air

Painlevé, qui a du goût pour les humanités, tranche avec l’éloquence classique qui tend à résumer les compétences d’un Herriot. L’expertise pèse sur le rôle déterminant de l’homme politique dans la promotion de l’aviation militaire. Elle éclaire la façon dont le ministère de la Guerre s’empare de l’invention apparemment frivole, coûteuse et peu fiable qu’était l’aviation au début du XXe siècle, quand beaucoup croyaient surtout aux dirigeables. Au contraire des blindés, héritiers de la cavalerie, l’armée de l’Air, créée ex-nihilo, n’a pas d’ancêtres. Painlevé rêve d’une cavalerie de l’air lancée « à plus de 80 km/h » sur l’ennemi. Il est le médiateur entre armée et inventeurs, n’hésitant pas à monter en avion pour nourrir ses compétences d’expert, malgré les risques encourus et en vertu d’une approche scientifique qui tranche avec l’imagerie médiatique du spectacle offert par les aventuriers des temps modernes.

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