Tintin fait partie des héros de bandes dessinées désormais membre à part entière de la culture commune, et du patrimoine culturel mondial tandis que son père Georges Rémi plus connu sous le pseudonyme de Hergé, a fait l’objet d’une adulation et d’une admiration sans précédent autant de la part du grand public que d’artistes reconnus et confirmés tels que le cinéaste Steven Spielberg qui s’en est beaucoup inspiré pour son personnage d’Indiana Jones par exemple. Mais qui est Hergé ? En 1975, Numa Sadoul nous a donné des réponses.

Tonnerre de Brest ! Une réédition !

Pourtant, si le personnage de Tintin lui est très connu, on ne peut pas en dire autant d’Hergé dans l’absolu. C’est à ce titre que les éditions Moulinsart et Casterman ont eu l’excellente idée de rééditer l’ouvrage (culte ! disons-le) de Numa Sadoul paru en 1975 aux mêmes éditions. Cette publication avait fait date, car Hergé était un auteur particulièrement secret, qui se livrait finalement peu lors des rares interviews qu’il accordait.

Numa Sadoul, est écrivain et metteur en scène et spécialiste de la bande dessinée française. En 1971, il soutient un mémoire qui a pour titre : « Archétypes et concordances dans la bande dessinée moderne ». Passionné par la bande dessinée en général, en 1971, il réalise une première interview d’Hergé à l’occasion de la foire du livre de Nice, interview d’ailleurs reproduite à la fin de la présente publication. Il lui propose alors de réaliser un livre d’entretien, proposition que l’auteur accepte.

Son projet est alors particulièrement ambitieux : faire connaître l’homme derrière l’auteur, mettre fin aux idées préconçues, aux imaginaires, aux rumeurs, bref redonner la parole à un auteur dont le propos et les intentions ont parfois connu une réception éloignée des intentions de l’auteur. Le livre est donc le produit des entretiens que Hergé a accordés à Sadoul entre le 20 et le 26 octobre 1971 dans son bureau ou bien chez lui.

Effectués à bâtons rompus, comme le reconnaît Sadoul dans la vie préliminaire, ils sont retranscrits tels quels. Ce choix, pertinent à l’époque, le demeure car il ne dénature pas les propos et conserve l’aspect brut de la parole qui, si elle est retaillée, peut perdre son authenticité et édulcorer la sincérité avec laquelle il se livre, prend du recul sur lui-même, sa vie et son œuvre, même si cela n’exclut pas, comme le sait l’historien, le recoupement par d’autres sources.

L’ouvrage débute par une biographie d’Hergé, de sa naissance le 22 mai 1907 à Etterbeek, une commune de l’agglomération bruxelloise, à l’année 1973, année où il est lauréat du Grand prix Saint-Michel à Bruxelles pour l’ensemble de son œuvre ; c’est aussi l’année où il effectue un premier voyage en Chine, invitation qui lui avait été lancée 34 ans plus tôt par Jiang Jieshi en 1939 en remerciements pour ses prises de positions en faveur de la Chine dans Le Lotus bleu, un album qui marque un tournant à plus d’un titre dans son œuvre d’ailleurs. Enfin, cette partie biographique est commentée par Hergé.

“Mais, per la Madonna ! je ne me trompe pas : c’est Tintin et son ami le patron-pêcheur Bardock ! 

Cette réédition nous offre donc un témoignage rare et précieux, où l’auteur revient sur sa carrière, sa relation avec son public, la critique, mais aussi sur la genèse de ces personnages, Tintin bien sûr, mais aussi X33 et X33bis ou plutôt Dupont et Dupont, parfois dépassés par la réalité, le capitaine Haddock, l’origine du choix du prénom de Tournesol (Tryphon, il fallait le trouver !) l’insupportable Séraphin Lampion archétype du Belge sans gêne, rencontré par Hergé, Tchang, Rastapopoulos … La genèse de certains albums est abordée dont Tintin au Tibet, l’absence de femmes dans les aventures de Tintin, qui est avant tout le règne de l’amitié virile et non équivoque, est expliquée : la caricature de la femme, en dehors de la Castafiore, ne peut pas avoir de place en soi.

Il démontre également par ses propos que la bande dessinée, ne fait pas que de s’adresser aux enfants, comme en témoignent ces développements consacrés au Lotus bleu qui lui avait valu les plaintes de l’ambassadeur du Japon à Bruxelles et à raison, dans la mesure où très clairement, Hergé s’engage en faveur de la cause chinoise. Il le dit lui-même par exemple : « Tintin au pays des soviets, c’est le reflet d’une époque… le bolchevique, c’était comme le disait alors l’homme au couteau entre les dents, c’est-à-dire, pratiquement le diable ! … Voilà l’atmosphère dans laquelle on baignait. »

De fait, Numa Sadoul l’interroge aussi sur les accusations de racisme auxquelles Hergé a dû faire face au cours de sa carrière concernant les premiers albums : Tintin au Congo, en tête. Il livre un témoignage et une opinion précieux à plus d’un titre en précisant ce que personne ne devrait perdre de vue : une œuvre culturelle est aussi le produit d’un contexte qui échappe parfois/souvent (au choix) au créateur… ce sont ces passages que le professeur pourrait par ailleurs parfaitement exploiter en classe pour expliquer pourquoi et comment un auteur, dans les années 20 et 30 parvient à produire, malgré lui une œuvre que l’on peut qualifier de raciste alors que l’intention n’y est pas. Le concept de « livre belgicain », intéressant à étudier en classe, prend dès lors tout son sens, et le fait que ce soit Hergé qui explique les mécanismes de cette représentation relève d’une masterclass inégalable.

Un aérolithe d’exception

On remarque également qu’Hergé fut un homme fidèle à ses amis et à ses collaborateurs, avec en tête Edgar Jacob, le père de Blake et Mortimer, avec une anecdote savoureuse impliquant un gourdin !

En plus de nombreuses anecdotes, l’ouvrage est en prime accompagné, et c’est volontaire de la part de Sadoul, d’illustrations inédites ou très peu connues d’Hergé. Le fin connaisseur de la bande dessinée y trouvera très largement son compte avec, par exemple, les aventures de Monsieur Bellum publiées en 1939, des planches réalisées pour les confiseries Antoine qui rappelleront quelques gags connus, ou encore certaines illustrations très éloignées de la fameuse « ligne claire », comme le montrent les dessins reproduits à la page 95.

Assurément, cette réédition n’est pas superflue, je dirais même plus cette édition n’est pas malvenue !