France-2015-Couleur-52 min-Format 16/9
La Première Guerre mondiale a été un tournant dans la représentation de la guerre. On assiste en effet alors à l’irruption du medium photographique pour raconter la guerre en images. Fonction jusqu’alors réservée à la peinture. Pour revenir sur cet épisode déterminant, la réalisatrice Aurine Crémieu a réalisé un film au dispositif très efficace: des photojournalistes chevronnés d’aujourd’hui analysent la question des motivations des photographes et de la représentation de la guerre à partir des images d’archives de leurs confrères de l’époque. En parallèle, les historiens Benjamin Gilles et Hélène Guillot apportent un éclairage historique tout au long de ce documentaire très riche.

« Faire une plaque » !…L’expression est restée dans le jargon des photoreporters d’aujourd’hui pour désigner une grande photographie, celle qui combine à la fois en un instantané qualités esthétique et informative . C’est Patrick Chauvel, grand photojournaliste français ayant commencé au Vietnam, qui le rappelle très justement dans le film. C’est tout à fait révélateur : la guerre de 14 a été un véritable laboratoire, un moment fondateur dans la façon de traiter un conflit en images avant les évolutions qui courent tout au long du XXème siècle (Guerre d’Espagne, 39-45, Vietnam…). Beaucoup de pratiques et de façons de faire sont nées à cette époque: réactivité le long de la chaîne d’information, système d’agences, volonté d’encadrer les productions photographiques par les armées, question de la censure des images, de la propagande… C’est aussi à ce moment là que ce médium réservé à une poignée d’initiés au XIXè siècle commence à s’imposer dans le quotidien des Français par le biais de la presse illustrée ou des cartes postales. Dans le film, le dialogue entre quelques grands noms du photojournalisme à la française à partir d’images d’archives publiées dans les journaux de l’époque est très fécond. Leurs remarques balayent un siècle de photojournalisme en fait. Il y a là, aux côtés de Chauvel, quelques autres grands noms du photoreportage : Eric Bouvet ou Alain Mingam, anciens de la prestigieuse agence Gamma, Marie Dorigny, connue pour ses sujets engagés, mais aussi des photographes plus jeunes comme Samuel Bollendorf ou Baptiste Giroudon. Au regard des images de 14-18 tous apportent un point de vue personnel et professionnel, très éclairant, en tentant de répondre à un certain nombre de questions: qu’est ce que raconter la guerre en images ? Comment se débrouille t-on en zone de tensions ? Où est la place de l’éthique et de la distance par rapport à ce qu’on photographie ? Comment témoigner de manière juste ? Quelle est l’utilité de la photo de guerre ?…Un questionnement permanent à l’épreuve du réel pour ces photoreporters habitués des zones de tensions.

Au départ, en 1914, l’Etat français est en retard par rapport aux Allemands qui ont anticipé le pouvoir de l’image dans un but stratégique. En effet, l’Allemagne contrôle et met en scène des images photographiques à des fins de propagande. En France, les images faites par des photographes professionnels ou des amateurs (déjà !… comme le remarque Samuel Bollendorf) arrivent dans les rédactions de l’époque comme Le Miroir, Excelsior, l’Illustration. 10 millions de journaux circulent par jour pour une population de 40 millions d’habitants dont 20 millions d’adultes. C’est une économie. Le Miroir propose par exemple de payer, en Une du numéro du 16 août 1914, « n’importe quel prix les documents photographiques relatifs à la guerre présentant un intérêt particulier ». L’historienne Hélène Guillot rappelle que la création de la Section Photographique des Armées est le résultat d’une prise de conscience collective du Ministère des Affaires étrangères, du Ministère de la Guerre et du Ministère des Beaux-Arts. En mars 1915 l’armée française se rend à l’évidence: elle doit apprendre à maîtriser l’image et commence à recruter des photographes professionnels et crée la Section Photographique et Cinématographique des Armées. C’est elle qui va produire le plus d’images pendant le conflit. Censure et raison d’Etat obligent, les photographes sont pris en charge par un officier sur le front mais au final au moment de la prise de vue c’est le photographe qui décide. Eric Bouvet fait un parallèle intéressant avec la notion d' »embedded » expression apparue au moment de la Guerre du Golfe pour qualifier le fait d’embarquer comme journaliste avec l’armée américaine, seule possibilité alors de pouvoir rapporter des images, des informations…Sur toute la durée de la guerre 14-18 seule 8% de la production officielle sera censurée pour des raisons stratégiques ou par respect des combattants et des familles. Ce chiffre dérisoire s’explique par le fait que les censeurs sont habitués à se centrer plutôt sur les textes, le médium photographique étant récent. La France de la IIIè République n’a pas non plus forcément les moyens, ni l’intérêt, ni le savoir-faire pour canaliser toute l’information comme l’explique Benjamin Gilles. Certes les reportages doivent montrer la bravoure des soldats pour ne pas miner le moral des civils, ou encore, justement, le courage des populations à l’arrière. Mais l’image étant par essence polysémique, c’est la légende au bas des photos qui orientera le point de vue. La presse reprend ainsi à son compte ces reportages faits par la Section Cinématographique et Photographique, il s’agit donc de témoignages orientés mais qui n’en fixent pas moins une réalité du conflit et qui aujourd’hui sont d’une grande valeur.
A partir de 1915 en tout cas, l’armée française déploie des moyens en mettant en place des laboratoires ambulants, des boitiers plus légers, une quarantaine d’opérateurs sur le front. Le matériel de l’époque est très encombrant: il s’agit de chambres photographiques avec plaques de verre et négatifs. On ne peut d’ailleurs qu’être saisi par la qualité des images publiées, en regard des conditions de production, de la lourdeur du matériel. « Ils n’avaient que quelques plaques de verres et devaient se concentrer, combien de photos n’ont ils pas pu faire ?… » souligne Chauvel, « Qu’est-ce qu’ils étaient bons ! » renchérit Giroudon. Les frères Lumière ont aussi mis au point un procédé révolutionnaire qui permet désormais de faire des photos entre le 1/50è et le 1/100è de seconde. C’est le début de l’instantané, qui va être privilégié. Certains photographes peuvent se libérer déjà de la mise en scène. Pour la couleur il faut encore plus de temps, les scènes sont plus figées. Les contraintes techniques sont toujours un facteur important, « aujourd’hui c’est l’énergie pour recharger les batteries ou pour pouvoir brancher son ordinateur » comme le rappelle l’adjudant-chef Janick, photographe de l’ECPAD (Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense).

En définitive, la Grande Guerre, guerre des images, est le premier grand conflit à couverture médiatique. Pour reprendre la formule de Benjamin Gilles, « au sortir de la guerre on sait faire de l’image de guerre ». La presse se passionne pour le reportage et fait le pari du récit en photos. Au total ce sont 100 000 clichés et 92 000 plaques de verres restaurées qui sont conservées par la Section Photographique des Armées. Après la Première Guerre mondiale les conflits sont désormais aussi racontés en images. Des vocations vont naître. Les bases sont posées pour ce qui sera le terreau des futurs grands newsmagazines : Time, Life, Match…
Le grand mérite de ce documentaire est de faire revivre cette aventure des premiers reporters photographes grâce aux documents d’époque et aux témoignages de leurs confrères d’aujourd’hui. Une façon d’incarner l’histoire de la période de manière très vivante, tout à fait bénéfique pour une utilisation en classe. Ce film, à plusieurs entrées, est en effet à la fois une réflexion sur la presse et le métier de photoreporter et un enseignement sur la production et l’utilisation des images en temps de guerre.

Pierre-Yves Marzin