A l’heure où les résultats PISA des élèves français en mathématiques nous accablent et où la matière se retrouve malmenée par la réforme du lycée, il semblait intéressant de jeter un œil affable sur cet opus d’ Évelyne Barbin, historienne des sciences, grande partisane de la pluridisciplinarité et qui enseigne à la faculté de Nantes. D’un ouvrage plutôt prévu pour les professeurs de mathématiques (« Faire des mathématiques AVEC l’Histoire au lycée »), tentons une démarche inversée et tâchons d’en tirer profit avec ce postulat : faire de l’Histoire des sciences AVEC les mathématiques.
Donc acte. L’ouvrage est divisé en cinq chapitres majeurs, chacun consacré au grands domaines majeurs des mathématiques : nombres et calculs, grandeurs et figures, inconnues et équations, courbes et fonction et enfin hasards et lois. Des problèmes à résoudre sont proposés pour chaque chapitre, mais j’avoue ne pas avoir su dépasser le stade des mathématiques babyloniennes au vu de ma déficience en la matière. Peu importe. Dans le premier chapitre sur les nombres, on voit comment la traduction des textes mathématiques anciens est importante, et notamment le papyrus Rhind, datant de 1850 avant JC environ. Il faut aussi faire un effort d’adapter ces mathématiques égyptiennes, babyloniennes ou grecques à la numérotation indo-arabe. On y découvre les premières règles de proportionnalité. Euclide et Ératosthène sont mentionnés dans ce chapitre, ainsi que le flamand Simon Stevenin (1585) pour les nombres décimaux, Gottfried Leibnitz (1684) pour le calcul binaire et enfin Blaise Pascal pour le triangle arithmétique et les critères de divisibilité des nombres. A côté de ces mathématiciens tutélaires et reconnus on peut aussi trouver Édouard Lucas, simple agrégé de mathématiques à Moulins mais connu pour sa théorie des nombres et ses « simples amusettes » arithmétiques sur les dominos, parues en 1895 sous le titre de L’arithmétique amusante.
Deuxième part importante, la géométrie (grandeurs et figures). Là encore, de nombreux classiques sont au rendez-vous des angles et des diagonales. Pythagore, bien sur, et son théorème piqué aux Babyloniens, mais aussi Euclide et ses Éléments (stoïkheïa) écrits vers 300 avant JC, sans doute à Alexandrie, qui est la base de la géométrie antique. On apprend d’ailleurs page 99 que le théorème de Thalès est évoqué avant tout par Euclide dans les Éléments. L’attribution à Thalès étant une attribution française récente d’Eugène Rouché et Charles Combrerousse dans leurs Éléments de géométrie paru en 1883. « Quand la légende est plus belle que l’Histoire, imprimez la légende »….mais cela n’enlève rien à l’importance de Thalès dans les mathématiques par rapport à son approche de la démonstration. Plus proche de nous, il y a Albrecht Dürer (1525) et ses travaux sur les cubes, puis l’immense René Descartes et son approche critique des travaux antiques. Une approche partagée par le russe Nikolaï Lobatchevski qui, en 1840, passe un coup de kärcher sur les théories euclidiennes, jamais dépoussiérées depuis leur écriture.
La partie trois, « inconnue et équations », fait la part belle à l’algèbre des Perses Al-Khwarizmi (780-850) et Omar Khayyam (1048-1131), mais aussi du Marocain Ibn al-Banna al Marrakushi qui vécut à Marrakech entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle. Des travaux rendus accessibles au public français non averti par le Manceau Jacques Peletier. Selon Peletier l’algèbre « apprend à chercher tous les points nécessaires pour résoudre une difficulté, et montre qu’il n’est chose tant ardue à laquelle l’esprit ne peut atteindre » (préambule de L’Algèbre départie en deux livres, 1554, que l’on peut encore trouver chez Hachette livre BNF). Peletier posera ainsi la question des nombres irrationnels. En 1797 le Norvégien Caspar Wessel aborde les représentations des nombres complexes, suivi par le Suisse Robert Argand, un mathématicien amateur, qui propose de « représenter des quantité imaginaires dans des constructions géométriques ». J’avoue qu’à ce moment du livre, ma petite raison confortable d’historien-géographe ne tenait plus qu’à un fil…
Dans la partie « courbes et fonctions », on retrouve la fameuse quadrature du cercle posée par les géomètres grecs Hippias, Hippocrate de Chios ou Archimède. A l’époque moderne le Bolognais Bonaventura Cavalieri, ami de Galilée (lui même connu pour ses travaux sur la trajectoire parabolique des projectiles), enfonce le clou sur les quadratures et les cubatures avec sa Géométrie des indivisibles parue en 1635. Le travail sur les indivisibles est poursuivi par le français Gilles Personne de Roberval avec son traité posthume paru en 1693, résultats de ses travaux au sein de l’Académie des sciences. La méthode des tangentes est due à un autre français, Pierre de Fermat, célèbre pour ses travaux sur les nombres, en 1896. Le Hollandais Christian Huygens (1629-1695) travaille sur les oscillations (pendule cycloïdal) et la courbe logarithmique. Et que serait l’Histoire des mathématiques sans l’Anglais Isaac Newton, travaillant sur les courbes et les trajectoires dans le célèbre opus Principes mathématiques de la philosophie naturelle, paru en 1687 et traduit en français en 1756 par Émilie du Châtelet. Newton, encore lui, qui sera à l’origine d’une méthode des fluxions et des suites indéfinies en 1671. En fin de chapitre on retrouve Leibniz avec le calcul infinitésimal et la notion de fonction. Leibniz qui s’est formé sur le tard en fréquentant Huygens et en lisant Descartes. On a du mal aujourd’hui à imaginer le bouillonnement intellectuel et scientifique de l’époque, entre cette fin du XVIIe et ce début du XVIIIe. Beaucoup plus proche de notre époque on trouve le Français Camille Jordan qui pose une définition définitive (?) de la courbe connue sous le nom de théorème de Jordan en 1905 : « Toute courbe continue C divise le plan en deux régions, l’une extérieure, l’autre intérieure, cette dernière ne pouvant se réduire à zéro car elle contient un cercle de rayon fini ». Fermez le ban.
La dernière partie est la plus courte, celle sur le hasard et les lois. On y retrouve Galilée qui médite sur les paradoxes du jeu de dés. Les jeux de hasard passionnent aussi Pascal et Huygens, évoqués plus haut. Les probabilités et la « loi normale » son abordées par Abraham de Moire et Pierre Simon Laplace, et le problème des conjonctures par Nicolas Bernoulli. La loi des phénomènes rares est abordée par Siméon Denis Poisson en 1837. Le chapitre se termine par une réflexion sur les probabilités dans une marche au hasard dans un réseau de rues par le Hongrois George Pólya en 1938 : ne sachant où aller, le promeneur joue sa direction à pile ou face. A partir de là, « quelle est la probabilité d’amener pile p fois et face f fois en lançant la pièce p + f fois » sachant que p et f sont deux nombres entiers définis d’avance. Ce dernier problème, je crois que je l’ai un peu compris.
Alors soyons clair, cet ouvrage déroutera ceux qui ne sont pas familiers des mathématiques, mais en revanche il sera très utile à celui qui veut aller un peu plus loin dans l’Histoire des sciences, et donner un peu de corps et d’épaisseur à des noms propres souvent évoqués de façon technique. Il y a, depuis les Babyloniens, une véritable colonne vertébrale mathématicienne, avec ses filiations, ses remises en causes, ses déviations, qui ici apparaît dans tout sa passionnante vivacité.
Mathieu Souyris, Lycée Paul Sabatier, Carcassonne.