L’exposition « Figures du fou » du musée Louvre (16 octobre 2024 – 3 février 2025) offre une thématique originale et inédite.
Avec le développement de l’imprimerie et de la gravure durant le passage aux temps modernes, une culture visuelle commune s’impose. Le personnage du fou y prend part, mais il est protéiforme.
L’ambition n’est pas d’écrire une nouvelle histoire de la folie dans sa dimension pathologique, mais plutôt d’observer le contexte de la représentation du fou et des thématiques qu’elles renvoient. A la fin du Moyen-Age et à la Renaissance, le personnage du « fol » a plusieurs facettes qui supposent de multiples significations. Dans une approche allégorique, il figure, l’insensé, celui qui nie Dieu, en marge de la Création. Il est aussi une personnification de la luxure. Il s’identifie par ses attributs : capuchon, marotte, grelots et oreilles d’âne, associés notamment au carnaval, au charivari. Le fou peut avoir aussi le crâne tondu en croix, ou des traits se rapprochant d’un homme sauvage.
Les commissaires de l’exposition rappellent aussi que l’étymologie latine du fol, follis, évoque le vent, le soufflet, matérialisé dans la cornemuse bien gonflée, autrement dit une tête pleine de vent.
Par contraste avec les « fous naturels », faibles d’esprit, on distingue des « fous artificiels », bouffons et comédiens. Le fou de cour, habile, est alors un personnage historique. En certains cas, il se montre moralisateur pour dénoncer la folie. Bosch et Bruegel peignent un monde tout entier fou. Il fait réfléchir sur ce que nous sommes et sur notre rapport à l’Autre.
Après le reflux à l’âge classique de la figure du fou, il fait son retour au début XIXe siècle durant la période romantique.
Respectant l’organisation de l’exposition du Louvre, le catalogue se compose de six chapitres et un « intermède », qui contiennent des articles chronothématiques sous la forme d’essais, au total dix-huit. A la suite de chacun de ces articles se trouvent un corpus photographique d’œuvres variées :
Ce choix éditorial a le mérite de rendre plus clair le propos, d’autant plus que les notices détaillées des 327 œuvres sont rassemblées à la fin de l’ouvrage.
Aux marges du monde : monstres et marginalia
La pensée médiévale questionne le sens de l’univers, entre ordre et désordre. « Ceux du dehors », selon la formule de saint Paul dans l’Épitre aux Corinthiens, « Dieu les jugera ». Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils seront condamnés, comme le font les hommes, pour les jongleurs, les fous, les mendiants, les lépreux, les prostituées.
Dans les manuscrits gothiques, des créatures occupent les marges. Ces êtres étranges, parfois hybrides, répugnent ou fascinent, inspirant des saynètes parodiques, comiques, ou occasionnellement scatologiques. Ce monde inversé, retourné, des marginalia, conçu par des clercs et réalisé par des enlumineurs, foisonne dans les manuscrits mais se transpose aussi sur les sculptures des miséricordes et les jouées des stalles de chœur. De manière générale, tout l’espace peut être « ensingé » au XIVe siècle : dalles ou carreaux de pavement, vitraux, peintures murales, gargouilles, plafonds peints et « closoirs » (planchettes insérées entre les solives) surtout en Languedoc).
Chevalier-poisson combattant un grylle
Bréviaire d’été de Renaud de Bar
Vers 1302-1305
Verdun, Bibliothèque municipale, Ms. 107 f°111
© Eric Joly
I – Au commencement, le fou et Dieu
Dans les manuscrits enluminés, la figure du fou apparaît dans l’initiale « D » qui ouvre le psaume 52, « Dixit insipiens in corde suo : non est Deus » (« L’insensé a dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu »). Il est donc l’incarnation de ceux qui refusent Dieu.
Entre médecine, droit et théologie, les multiples visages de la folie médiévale
L’œuvre satirique de Sébastien Brant, La Nef des fous (Das Narrenschiff), imprimée à Bâle en 1494, se moque des vices des différents groupes sociaux.
L’auteur de l’article (Sylvain Piron) met en avant le travail de Jean-Marie Fritz, publié en 1992, Le Discours du fou du Moyen-Age, XI-XIIIe siècle, étude comparée des discours littéraire, médical, juridique, et théologique de la folie. La mélancolie et la manie (qui se traduit par de l’agitation) sont deux pathologies distinguées dans ces temps-là. Par ailleurs, l’analyse des humeurs, basée sur la double polarité chaud-froid et sec-humide, guide la médecine médiévale.
Dans le discours théologique, la sagesse (sapientia) s’oppose à la folie ou la sottise (stultitia). Cette dernière émane du mépris de Dieu. En effet, Salomon dit « La crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse » (« Timor Domini principium sapientiae » – Pr 1, 7). Ainsi c’est l’imprévoyance des vierges folles à remplir leurs lampes à huile qui est mis en avant dans la parabole de l’Évangile selon Matthieu (Mt 25, 1-13). S’écartant des convenances sociales de ses contemporains, François d’Assise se démarque par son comportement ostentatoire. Ses propos relatés dans un latin bâtard par frère Léon témoignent de cette orientation : « Le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou (unus novellus pazzus) dans le monde ».
Psautier – livre d’heures
Saint François prêchant aux oiseaux
Amiens, fin du XIIIe siècle
New-York, The Morgan Library MS M. 729 f°2
© Eric Joly
Et quoi penser d’un certain Arnulf, un frère convers cistercien de l’abbaye de Villers-en-Brabant, contemporain de François d’Assise, qui est pris de fous rires pendant les offices, en ayant revêtu un vêtement fait de peaux d’hérisson retournées ! A travers la rationalité de ses actes, son comportement vise à atteindre l’extase spirituelle, en dépassant la douleur corporelle.
Le fou et Dieu
L’histoire de certains personnages bibliques, à un moment donné, se démarque par un dérèglement, un renversement de valeurs, ou bien encore de la démesure (David, Salomon…), qui sont à la source de la quête du Salut.
Pour confronter l’intelligence du souverain cultivé Salomon, la tradition populaire médiévale a crée un personnage de bouffon, Marcolf, paysan doué d’une sagesse populaire reposant sur la répartie, la ruse et l’astuce. Il est proposé de l’identifier sous la statue de Salomon au portail de la cathédrale de Chartres. Le psautier d’Ormesby au folio 72 montre à droite un dialogue entre le sage Salomon et le matois Marcolf qui semble répondre du « tac au tac ». A gauche, le bouffon chevauchant un bouc pourrait relever un défi en utilisant un lièvre pour se débarrasser des chiens lancés à sa poursuite par le roi.
Dans une vision plus moralisatrice, l’enseignement de l’Église oppose la sagesse à la folie, qui est considérée comme un vice. Certains enlumineurs identifient l’insensé à un juif. L’iconographie des bourreaux de la Passion du Christ peut faire référence à de l’antisémitisme et à des attributs de la folie.
La « danse de saint Guy » est un exemple de manifestation collective de folie.
Psautier d’Ormesby
Angleterre, début du XIVe siècle, parchemin
Oxford, Bodleian Library, Ms. Douce 366 f°72
© Eric Joly
II – Le fou et l’amour
Fous d’amour et amour fou
Dans cette section, Michel Zink convoque la littérature courtoise avec les figures de Tristan et Iseut, Yvain et Laudine, Lancelot et Guenièvre, Amadas et Ydoine. L’amour malheureux fait basculer dans la folie. Des réactions violentes et le retrait du monde par la recherche de la solitude dans la forêt (vers un retour à l’état d’homme sauvage), caractérisent les premiers temps du fou d’amour. L’auteur nous rappelle que « le Moyen-Age répète après Ovide que l’amour est une maladie, mais une maladie dont le diagnostic est facile, car c’est la seule maladie dont on ne souhaite pas guérir, ce qui est en soi une folie ».
Une balade de fou et de dames : l’amour, la luxure et la mort
A partir du XVe siècle, dans la gravure particulièrement (voir le Maître E.S.), apparaît la figure du fou dans le jardin d’amour. Sa gestuelle (contorsion, désarticulation, rire grimaçant) et ses vêtements sont distincts de l’univers courtois. L’amour est une folie que le fou dénonce. Il devient un symbole de la Luxure.
Jardin d’amour aux joueurs d’échecs
Maître E.S., Rhin supérieur, fin des années 1440
Gravure sur cuivre
Paris, BnF, Es 40 rés.
© Eric Joly
La représentation du fou surgit aussi dans le thème du Fils prodigue (chez les courtisanes) et dans les danses macabres. Dans ces dernières, la Mort mène la danse et entraîne avec elle les puissants, également le fou et le colporteur, symboles de l’âme humaine dans son vagabondage terrestre.
Le Fils prodigue chez les courtisanes
Flandres, vers 1545, huile sur bois
Paris, musée Carnavalet
© Eric Joly
III – Le fou à la cour
Du « sot » au « fol qui fait le sage » : fous de cour au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècle)
Au Moyen-Age deux catégories peuvent s’observer. Ceux dont on rit, les « fous naturels », autrement dit les « sots », souvent des infirmes avec un handicap soit physique, soit mental ; et ceux avec qui on rit, les fous de profession, ou « fous qui font les sages ».
Géants (« George le jeune géant » ou « Hance le géant » à la cour de Bourgogne) et nains (Catherine la naine à la cour de Hainaut ou Phelippot à la cour de René d’Anjou) ne sont pas considérés comme des « sots ».
Toutefois la distinction semble souvent difficile entre le « fou naturel » et le « fou artificiel ».
Trouvés dans les campagnes, les « sots », des enfants simples d’esprit, sont amenés jeunes à la cour, pour y grandir et rester toute leur existence si leur comportement est agréable. Ils deviennent de fidèles compagnons des princes. Coquinet, le sot de Philippe le Bon et Triboulet celui de René d’Anjou sont documentés à la cour une trentaine d’années. Kunz von der Rosen, le sot de l’empereur Maximilien, une quarantaine d’années. Le fou de Jean le Bon, Jehan Ancemalle, suit son maître pendant les quatre années de sa captivité en Angleterre. Will Somers reste auprès d’Henri VIII durant une vingtaine d’années.
Les diminutifs qu’ils portent en guise de nom mélangent probablement à la fois moquerie et affection.
Haincelin Coq, le fou de Charles VI, est la francisation du diminutif Hanslein, le petit Hans. Tels des enfants ou des animaux de ménageries, les « sots » de cour avaient un gouverneur.
La plupart du temps le fou porte des vêtements de cour, sauf lors de fête, bal, carnaval, et autres « mommeries ». Au XVe siècle, les nombreuses représentations de fous à bonnet à grelots, oreilles d’âne, marotte et habit bariolé ou écartelé, correspondent vraisemblablement à des fous de comédie, donc artificiels.
Le célèbre Recueil d’Arras renferme le portrait de Coquinet, le sot du duc de Bourgogne, mort en 1454. Son nom est mentionné dans les sources comptables ducales depuis au moins 1425, s’il s’agit bien du même, car le sobriquet de Coquinet était fréquemment donné aux fous de cour, comme il y a eu trois Triboulet, celui de René d’Anjou, celui de Louis XI et celui de François Ier. Sa silhouette est celle d’un « fou naturel » quelque peu bossu, avec un visage disgracieux et microcéphale : bouche lippue, menton fuyant, chairs affaissées et rides. Il apparaît selon les conventions iconographiques de la figuration du fou, tonsuré, rappelant ainsi l’insensé du psaume 52 (Dixit insipiens in corde suo : non est Deus, « L’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu).
On note une tendance à la « professionnalisation » du bouffon au XVIe siècle, qui se singularise par des traits d’esprit piquants ou de l’insolence.
Recueil d’Arras : Coquinet, sot du duc de Bourgogne
Jacques Le Boucq, 1560
Arras, Pôle culturel Saint-Vaast, Ms. 226, f°288
© Eric Joly
Une fête champêtre à la cour de Bourgogne
Anvers, vers 1550 ( ?), d’après un original du début du XVe siècle
Peinture sur toile contrecollée sur bois
Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
© Eric Joly
Une fête champêtre à la cour de Bourgogne (détail)
Anvers, vers 1550 ( ?), d’après un original du début du XVe siècle
Peinture sur toile contrecollée sur bois
Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
© Eric Joly
Le fou d’Henri VIII, Will Somers, était connu pour sa répartie. Lors d’une chevauchée, en passant devant la résidence d’une de ses maîtresses, le roi met son bouffon au défi d’improviser une suite à ces vers :
Là-haut, en cette tour,
Est une fleur d’amour
Qui a volé mon cœur.
Will Somers réplique immédiatement :
Là-haut en cet instant,
Cette dame en pissant,
Fait un pet plein d’odeur.
Casque de type armet à visage de fou d’Henri VIII d’Angleterre
Konrad Seusenhofer, Innsbruck, vers 1511-1514
Fer forgé, repoussé et gravé à l’acide, laiton, dorure
Leeds, Royal Armouries
© Eric Joly
Les bésicles parodient les érudits et font voir le monde d’une manière déformée, les verres étant souvent de faible qualité.
Le 28 janvier 1393, l’épouse de Charles VI, Isabeau, donne un bal pour le mariage d’une de ses dames d’honneur. A l’occasion de cette union mal assortie, on organise un charivari avec six hommes nobles, dont l’un est le roi, masqués et déguisés en sauvages. Attachés les uns aux autres, ce défilé prend une tournure tragique. Les costumes fait de poix, d’étoupe et de poils de bête prennent feu lorsque la suite du duc d’Orléans (frère du roi) entre dans la salle et s’approche avec une torche. Quatre de ces jeunes hommes meurent dans d’atroces douleurs. Le roi qui n’était pas attaché, est sauvé par la duchesse de Berry qui le couvre d’un pan de sa robe. Un autre « ardents », Nantouillet se précipite dans une cuve préparée pour la vaisselle.
Le bal des Ardents
Jean Froissart, Chroniques
Loyset Liédet (vers 1420-1483) enlumineur, Bruges, vers 1470
Paris, BnF, Arsenal Ms 5190, F°165
© Eric Joly
Le livre du prophète Daniel relate un épisode de folie du roi Nabuchodonosor. Il est puni de son orgueil pendant sept ans. « Il fut chassé du milieu des hommes, il mangea de l’herbe comme les bœufs […] jusqu’à ce que ses cheveux crûssent comme les plumes des aigles et ses ongles comme ceux des oiseaux » (Dn 4, 30). Reconnaissant la puissance divine, en levant les yeux au ciel, il retrouve la raison.
Nabuchodonosor mange l’herbe parmi les vaches
D’après la gravure de Hans I Liefrinck (vers 1518-1573), d’après le dessin de Lambert van Noort (vers 1520-1572), Anvers, vers 1560
Vitrail, grisaille et jaune d’argent
Amsterdam, Rijksmuseum
© Eric Joly
Le fou du jeu d’échec
A l’origine, la pièce de l’éléphant, comme dans le jeu de Charlemagne (fin du XIe siècle), incarnait l’éléphanterie, autrement dit l’armée. Après le modèle indien, les Arabes adaptèrent la pièce afin se conformer au principe de l’islam, où l’on ne représente pas des êtres animés. Le caractère défensif est cependant conservé. Il en résulte un trône massif surmonté de protubérances cornues. L’adoption par le monde chrétien occidental s’accompagne de transferts linguistiques. De l’arabe, al fil (éléphant), on passe à alfinus, puis dauphinus, daufin (en ancien français), désignant ainsi un comte.
Plus fréquemment, les cornes sont devenues une mitre d’évêque (surtout en Angleterre) ou un bonnet de bouffon.
Pièce de jeu d’échecs : évêque
Danemark ou Allemagne du Nord, fin du XIVe siècle
Ivoire de morse
Munich, Bayerisches Nationalmuseum
© Eric Joly
Pièce de jeu d’échecs : fou
Allemagne du Sud, vers 1550
Amsterdam, Rijksmuseum
© Eric Joly
IV – Le fou en ville
Le fou dans la société : pouvoir et contre-pouvoir au Moyen-Age
Le fou est intégré dans la société, il n’en est pas exclu, comme le juif ou le lépreux. Dans les villes et les villages, des manifestations collectives d’inversion reposant sur des rituels ordonnés installent le désordre. Le charivari a lieu à l’occasion d’un remariage d’un veuf ou d’une veuve, d’un mariage jugé mal assorti (une grande différence d’âge par exemple).
Des fêtes calendaires, entre la Saint-Nicolas (6 décembre) et l’Épiphanie (6 janvier), sont désignées comme un cycle de fêtes des fous. Les rituels d’inversion se font ici dans un cadre ecclésial. Des petits clercs appartenant à l’école-cathédrale prennent la place des chanoines dans les stalles. On élit alors un enfant-évêque qui parodie les offices.
Dans ce contexte, on pourrait y voir un prolongement des Saturnales, où les esclaves romains prenaient la place de leurs maîtres.
Le carnaval convie toute la population et les classes sociales, y compris les femmes. Les fous sont munis de soufflets (follis en latin, instrument dont les fous tirent leur nom).
Attributs et couleurs du fou et du bouffon (XIIIe-XVe siècle)
Le fou porte un bonnet à grelots, rappelant qu’il fait du bruit, tient des propos insensés ou risibles. Parfois, il s’agit d’un capuchon surmonté d’une tête de coq. Quand il n’est pas coiffé, il apparaît tonsuré, voire chauve, son crâne lisse est le réceptacle favorable d’idées déraisonnables. Il arrive que la tonsure prenne une forme de croix, signifiant l’infamie. Sur le plan théologique, la folie suprême s’appelle l’athéisme au Moyen-Age. Rappelons que dans le psaume 52, l’insensé clame qu’« il n’existe point de Dieu ».
Psalterium latino-gallicum, dit Psautier de Charles VIII
François le Barbier fils enlumineur
Paris, vers 1492
Paris, BnF Ms. latin 774 f°63v
© Eric Joly
Sa tête est vide, remplie d’air ou traversée de courants d’air. Il se gonfle d’air (bufare en latin signifiant « gonfler ses joues ») pour exprimer de la vantardise et des insanités. L’objet rond (une boule) que tient le fou, particulièrement représenté à la fin du Moyen-Age, fait écho au visage. Ainsi, le vent, le souffle, le vide, le rond caractérise la figure du fou.
Parfois, la boule, le pain ou le fromage devient pleine lune, associée déjà dans les temps médiévaux à une perturbation des comportements humains. Le fou, marqué par son tempérament agité, est donc aussi lunatique (lunaticus en latin).
Le fou parle à sa marotte dont le sommet à une tête de grotesque, sorte de miroir ou son double en miniature.
La rayure est une spécificité vestimentaire. Le jaune et le vert sont les couleurs prépondérantes. La médecine médiévale basée sur les humeurs pourrait expliquer le choix du jaune. Le tempérament colérique, d’agitation du fol est le résultat d’un excès de fel (la bile jaune). La couleur verte, chimiquement instable, symbolise la confusion, le désordre, ce qui ne dure pas (l’enfance, la jeunesse, l’amour, la fortune, la santé…).
Enfin, fréquemment, il regarde le spectateur d’un air moqueur. L’image des fous naissant d’un œuf est courante au début du XVIe siècle.
Marx Reichlich
Portrait d’un fou
Tyrol, vers 1519-1520
Tempera sur bois
New Haven, Yale university Art Gallery
© Eric Joly
Maître de 1537
Portrait d’un fou regardant entre ses doigts
Ancien Pays-Bas, vers 1548
Huile sur toile
Anvers, The Phoebus Foundation
© Eric Joly
Dans l’espace germanique et néerlandais, la marotte peut être remplacée par la cuillère, associée au péché de gourmandise, et au fou. Löffel, la cuillère, désigne aussi le fou en allemand du XVIe siècle. Il en est de même pour le mot néerlandais pollepel signifiant la louche (polle, le fou). Elle devient un emblème de la démence, notamment dans l’iconographie de Bosch ou de Bruegel.
Quentin Metsys et atelier
Fou avec une cuillère
Anvers, vers 1520-1530 ( ?)
Huile sur papier monté sur panneau
Anvers, The Phoebus Foundation
© Eric Joly
Le fou, la musique et la danse au Moyen-Age
Les grelots évoquent une tête creuse percée, pleine d’air. En organologie, il s’agit d’un idiophone métallique. Une danse espagnole d’origine arabe, la mauresque devient très populaire dans les cours à la fin du Moyen-Age. Elle suggère l’équilibre dans le déséquilibre, rappelant ainsi l’ambivalence du fou. Sifflet, cornemuse, flûte sont aussi la marque sonore du personnage.
Heures à l’usage de Rome
Barthélemy d’Eyck enlumineur
Provence, vers 1440-1450
New-York, The Morgan Library, MS M. 358, f°25
© Eric Joly
V – Le fou partout
De la Nef des fous à l’Éloge de la folie : le fou, une figure-clé à l’aube des temps modernes
La Nef des fous de Sébastien Brant, publié en 1494, raconte un voyage imaginaire au pays des fous, en « Narragonie » un monde en déclin, façon de dénoncer les bouleversements intellectuels, religieux et sociaux de son temps.
Stultifera navis (La Nef des fous)
Chapitre 18 : « De nimia garrulitate » (« Du bavardage excessif »)
Sébastien Brant (auteur), Jacob Locher (traducteur-adaptateur), Maître du fou Haintz (graveur)
Bäle, 1497, incunable, gravure sur bois colorée à la main
Paris, BIU Santé Médecine, Université Paris Cité, f°29v-30
© Eric Joly
Thomas Murner, un moine franciscain, exploite aussi la figure du fou, mais pour s’attaquer à Martin Luther, dans un pamphlet de 1522 intitulé Von dem grossen lutherischen Narren (Le Grand Fou luthérien). La Réforme est ici assimilée à un fou. On peut donc y voir un écho la pensée ancienne des psautiers où la folie trouve son origine dans la négation de Dieu.
Von dem grossen lutherischen Narren (Le Grand Fou luthérien)
Thomas Murner
Strasbourg, livre imprimé, 1522, f° AIVr
Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin
© Eric Joly
La page titre de cet ouvrage montre un grand fou incarnant la doctrine luthérienne, vaincu par un chat en faisant sortir les nombreux petits fous de la bouche du grand personnage. En se représentant en chat, Thomas Murner se met en scène, jouant sur le sobriquet que ses ennemis lui ont affublé : Murmau (le chat). Il tient le rôle d’exorciste. Sur la banderole, on peut lire « Interdum similare stultitiam prudentia summa » (Parfois, feindre d’être fou est la plus grande des sagesses). Ainsi Murner se glisse lui-même dans le rôle d’un fou.
L’ouvrage d’Érasme, L’Éloge de la folie, d’abord publié en latin (Moriae Encomium) en 1511, dénonce la décadence de l’Église à travers la figure du fou. Sur le ton de l’ironie, il vante les mérites de la folie. Il bouscule la conception théologique binaire, de la sapientia versus la stultitia. L’amour de soi garantit la santé. Érasme, l’humaniste, réconcilie le corps et l’esprit, que le Moyen-Age avait opposés.
« Je tends à tous ce grand miroir » : folie et vision chez Bosch et Bruegel
La citation choisie pour titre de cette section, est tirée de La Nef des fous de Sébastien Brant dans son propos introductif.
Le tableau des Proverbes flamands met en scène des fous en costume pour illustrer des comportements aveugles et insensés : « Il rase le fou sans savon (abuse ou moque quelqu’un) ; « Ils se tiennent par le nez » (ils se trompent mutuellement) ; « il regarde à travers ses doigts » (ferme les yeux sur une irrégularité ou un acte illégal comme l’adultère). L’incapacité au discernement de l’humanité, aveuglée par ses péchés, est montrée. L’aveuglement moral s’oppose au discernement spirituel.
Pieter Bruegel le jeune, d’après Pieter Bruegel l’Ancien
Les Proverbes flamands
Anvers, 1607, huile sur bois
Lierre (Belgique), Stadsmuseum
© Eric Joly
Pieter Bruegel le jeune, d’après Pieter Bruegel l’Ancien
Les Proverbes flamands (détails)
Anvers, 1607, huile sur bois
Lierre (Belgique), Stadsmuseum
© Eric Joly
Hieronymus Bosch
Satire des mœurs débauchés, dit La Nef des fous
Bois-le-Duc, vers 1505-1515, huile sur bois (chêne)
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
Hieronymus Bosch
Satire des mœurs débauchés, dit La Nef des fous (détails)
Bois-le-Duc, vers 1505-1515, huile sur bois (chêne)
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
Ce célèbre panneau est un fragment d’un triptyque démembré, mutilé et dispersé.
VI – Intermède – Éclipse et métamorphoses du fou
Du fou aux marginaux dans l’art des débuts de l’époque moderne
Les représentations de fous dans l’art européen tendent à disparaître au XVIIe et au XVIIIe siècle, au temps de la raison cartésienne et des philosophes des Lumières. A partir du milieu du XVIe siècle, des figures exubérantes au comportement marginal, s’adonnant à des débordements et appartenant aux couches inférieures de la société, peuplent désormais les peintures et les gravures. Ce sont des paysans débraillés, des ivrognes, des gloutons, figurés dans un contexte de fête de village, de kermesse, de réjouissances domestiques ou encore de taverne. On y voit aussi des personnes infirmes et contrefaites. La série des bossus, les Gobbi, vers 1622, de Jacques Callot constitue un exemple significatif.
Du bouffon à la commedia dell’arte : un parcours méditerranéen
Alors que les fous frappés par des infirmités physiques caractérisent les royaumes d’Angleterre et de France ainsi que le monde germanique, les nains de cour précocement apparus dans l’espace méditerranéen (Espagne et Italie) germent dans l’Europe du Nord. Le bouffon joue désormais aussi un rôle diplomatique, à l’image de Pietro da Marano à la cour de Vérone au début du XIVe siècle. Le portrait individuel d’Estanilio, le nain-bouffon du cardinal de Granvelle, conseiller de Charles Quint, peint par Anthonis Mor (conservé au musée du Louvre), souligne l’influence et la position sociale, reflet inversé de la grandeur des rois.
Au XVIIIe siècle, la figure du fou est remplacée par les personnages du théâtre italien. Fauteur de troubles, Pulcinella (Polichinelle), « petit poussin », né dans un œuf (comme le fou), multiplie les farces ou les bêtises.
Deux autres essais dans cette partie, intitulés « Les fous en Angleterre d’Henri VIII à Shakespeare » et « Dans la « maison des esprits aliénés ». Surveiller et soigner à Genève au XVIIIe siècle », ne font pas l’objet d’œuvres exposées.
VII – Résurgence et modernité du fou
Naissance de la psychiatrie
L’aliéniste et médecin Philippe Pinel (1745-1826) est considéré comme le précurseur de la psychiatrie. Le tableau de Charles Müller à l’Académie nationale de médecine de Paris, peint en 1849, montre Pinel faisant enlever les fers aux aliénés de Bicêtre en 1792. Par une humanisation du traitement des malades, il annonce l’asile comme thérapeutique, dépassant ainsi la simple séquestration des aliénés. Pinel établit une classification nosographique des malades mentaux : la lypémanie (la mélancolie), la monomanie (psychose délirante chronique), la démence, l’idiotisme.
La « médecine des âmes » est introduit pour la première fois en Allemagne par Johann Christian Reil (1759-1813) en 1808.
Le médecin allemand naturalisé français, Franz Joseph Gall (1758-1828) propose une approche anatomoclinique pour localiser le siège de la folie dans le cerveau. Cette nouvelle « science de l’esprit » s’appelle la phrénologie. Considérée aujourd’hui comme une « pseudoscience », elle remporta toutefois un vif succès chez les aliénistes, à la recherche de bosses sur la calotte crânienne. Jean-Étienne Esquirol (1772-1840), disciple de Pinel, collectionne les crânes des « folles » de la Salpêtrière.
En 1822, les travaux d’Antoine Laurent Jessé Bayle (1799-1858) permettent de décrire la neurosyphillis ou paralysie générale, dont les signes cliniques sont un délire mégalomaniaque associé à des signes neurologiques, évoluant vers la démence.
La psychiatrie asilaire s’est appuyée dès ses débuts sur des portraits de fous comme outils cliniques. Esquirol défend l’étude de la physionomie des aliénés et fait dessiner par Georges-François-Marie Gabriel (1775-1836), à la mine de plomb, plus de deux cents portraits. Ces illustrations sont insérées dans le Dictionnaire des sciences médicales.
Théodore Géricault peint plusieurs portraits de fous de la Salpêtrière (probablement une dizaine), dans les années 1820. Il en subsiste cinq. Ici, le regard artistique croise le regard médical afin de catégoriser l’expression de la folie.
Théodore Géricault (1791-1824)
La Monomane du jeu
Paris, 1819-1822, huile sur toile
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
Franz-Xavier Messerschmidt (1736-1783)
Tête de caractère dite « L’homme de mauvaise humeur »
Alliage de plomb et d’étain, 1771-1783
Paris, musée du Louvre
© Eric Joly
Messerschmidt est contraint de quitter la cour d’Autriche en raison de ses troubles mentaux. A Bratislava (Slovaquie), il produit soixante-neuf têtes d’expression qui reproduisent peut-être les mouvements de son propre visage affecté par ces troubles. On pense à cette époque que les manifestations de la folie résultaient d’un déséquilibre de fluide magnétique universel, que l’on corrige à l’aide d’aimants, ce qui expliquerait la présence de la courroie sur la lèvre.
Drames intérieurs. Artistes et modèles romantiques à l’épreuve de la folie
Les œuvres de Shakespeare, de Cervantès ou de Byron inspirent les artistes comme Eugène Delacroix.
Victor Hugo est affecté par la folie de son frère aîné, Eugène, interné à Charenton, qui meurt à l’âge de 36 ans. Dans Notre-Dame de Paris (1831), l’écrivain ressuscite la figure du fou avec le personnage du bossu Quasimodo, et développe aussi la monomanie du désir de Frollo pour Esméralda ; puis dans Le Roi s’amuse, avec le bouffon de François Ier, Triboulet, qui inspire l’opéra de Verdi, Rigoletto en 1851.
Gustave Courbet (1819-1877)
Portrait de l’artiste, dit L’Homme fou de peur
France, vers 1844, huile sur toile
Oslo, The National Museum
© Eric Joly
Habillé d’un costume qui fait penser aux fous du Moyen-Age, Courbet semble vaciller et livrer une sorte d’introspection, évoquant la folie et la mélancolie. Il paraît emprunt de tourments intérieurs, aux prises avec ses angoisses.
Ce catalogue offre une belle et complète synthèse sur le sujet, avec un juste équilibre entre Histoire et Histoire de l’art. Cette exploration de la figure du fou à travers le temps fournit au lecteur de nombreuses précisions pour comprendre et saisir la portée des œuvres choisies et exposées.