Le temps d’une exposition, deux anciens palais devenus musées, se rencontrent pour donner forme à un dialogue à travers leurs collections, les plus significatives de l’art européen.
Ce projet de jumelage culturel autour d’une exposition muséale, est le fruit de la collaboration de deux institutions iconiques que sont le musée du Louvre et le musée de Capodimonte (Museo e Real Bosco di Capodimonte). Ce dernier étant fermé temporairement pour travaux, Paris a saisi l’opportunité d’accueillir plus de soixante-dix chefs-d’œuvre, tableaux, dessins et objets d’art, installés au cœur même des collections du Louvre dans la Grande Galerie, la salle dite de la Chapelle et la salle de l’Horloge.
L’approche retenue est de mettre en regard, par la confrontation visuelle, des œuvres italiennes de la Renaissance et du Baroque des deux musées.
Cette exploration dans les collections napolitaines participent à la compréhension de l’influence et des goûts de la dynastie Farnèse jusqu’à celle des Bourbons. C’est aussi le prétexte à raviver la fascination de la France pour cette cité, par un voyage dans l’âge d’or de la peinture italienne.
Début de l’exposition Naples à Paris
Paris, musée du Louvre, salon Carré
© Eric Joly
Le catalogue d’exposition renferme une certaine originalité. En marge des œuvres exposées et commentées, ainsi que du parcours historique du musée de Capodimonte, une part non négligeable est accordée à plusieurs contributions littéraires. Ce sont des écrivains français et italiens, habitants de ces deux villes, qui livrent des réflexions, des anecdotes et des impressions, pour dire ce qu’est et représente Naples. Par exemple, on lira l’écrit de Dominique Fernandez « Comment on devient napolitain », ou celui de Mariella Pandolfi « Du destin d’être napolitain ».
Le livre débute par une série d’essais, avant le catalogue des œuvres exposées.
Nous prenons le parti d’insister davantage sur les contributions qui procèdent nettement de la démarche de l’historien de l’art.
Capodimonte, du palais au musée
La célébrité de Naples est survenue à la suite de la découverte d’Herculanum puis de Pompéi, durant les temps modernes. Du désastre naît la dimension esthétique, autour de cette présence à la fois enchanteresse et menaçante du Vésuve, à travers les vedute napolitaines.
Sept ans après le début des fouilles de Pompéi, le tremblement de terre de Lisbonne, le jour de la Toussaint, le 1er novembre 1755, fait écho.
C’est à Charles de Bourbon que revient la construction de la Reggia di Capodimonte (palais royal). Il prend le titre de Charles VII de Naples par le traité de Vienne de 1738 qui met fin à la guerre de succession de Pologne (1733-1738).
Les travaux de l’édification de sa première résidence (avant Portici et Caserte) sur les hauteurs de Capo di Monte commencent cette même année. L’ingénieur militaire Giovanni Antonio Medrano collabore avec l’architecte romain Antonio Canevari. Assez rapidement le chantier est ralenti. Le palais entre en compétition avec la construction d’autres résidences royales, et pose le problème des ambitieux coûts, aggravés par une troisième guerre de succession qui débute.
Cependant la collection familiale s’ouvre aux visiteurs en s’étalant dans une vingtaine de salles. Cochin en 1750, Winckelmann en 1758, Fragonard en 1761, Vivant Denon en 1777, Casanova en 1780 s’y rendent et déplorent le désordre de celle-ci. Sous l’Empire, Murat, roi de Naples en fait sa résidence favorite. Lors de la Restauration, Ferdinand IV de Naples (époux de Marie-Caroline Habsbourg de Lorraine, sœur de Marie-Antoinette) fait transporter les collections de peintures et d’antiquités au nouveau Palazzo degli Studi, situé en bas de la colline de Capodimonte, qui deviendra plus tard le Musée archéologique national de Naples (MANN).
Le palais redevient un grand musée après la Seconde Guerre mondiale. Enfin des nouveaux aménagements sont programmés entre 2023 et 2025.
Une diversité des écoles italiennes à Capodimonte
Plusieurs essais permettent de comprendre les origines de la diversité des peintures italiennes conservées dans cette collection. Elles relèvent de la volonté et du goût des dynasties (les Farnèse, les Bourbons, les Bonaparte-Murat) qui ont constitué cet ensemble. En effet, on peut admirer différents courants artistiques de la péninsule, représentés par leurs grands maîtres. Des œuvres romaines (Carrache), vénitiennes (Bellini, Lotto, Titien, De’Barbari), florentines (Masaccio, Da Panicale), napolitaines (Colantonio, Giordano, Preti, Ribera), bolonaises (Reni) et parmesanes (Parmesan) se côtoient.
Annibal Carrache
Pietà
156 x 149 cm, 1599-1600
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Jacopo de’Barbari (attribué à)
Portrait de Luca Pacioli avec un élève
99 x 120 cm, 1495
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Jusepe Ribera
Apollon et Marsyas
182 x 232 cm, 1637
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Guido Reni
Atalante et Hippomène
192 x 264 cm, vers 1615-1618
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Parmesan
Portrait d’une femme appelée « Antea »
128 x 86 cm, vers 1535
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Parmesan
Portrait de Galeazzo Sanvitale
108 x 80 cm, vers 1524
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Un chef-d’œuvre de la Renaissance toscane : La Crucifixion de Masaccio
L’article d’Alessandra Rullo « Églises et cours de la Renaissance : origine et histoire des collections du XVe siècle au Museo e Real Bosco di Capodimonte » tend à démontrer tout l’intérêt que l’on peut porter à raconter la constitution des collections du musée, du contexte d’origine d’une œuvre à sa muséalisation. Étudier son parcours historique donnent l’occasion de convoquer les commanditaires, les collectionneurs de la Péninsule, jusqu’aux pratiques de tutelle et d’acquisition qui s’opèrent dès la mise en place de l’Unité italienne (1861).
La démonstration s’appuie sur un tableau d’autel réalisé par Masaccio (1401-1428) en 1426 pour la chapelle (Saint-Julien) de messire Giuliano di Colino di Pietro degli Scarsi dans l’église Santa Maria del Carmine de Pise.
La reconstitution de l’historienne de l’art, Linda Pisani, propose de distinguer onze panneaux, dispersés aujourd’hui dans différents musées, sur les dix-sept qui devaient constituer l’ensemble à l’origine.
Masaccio
Il Polittico di Pisa
Revue de l’art, numéro 197, 2017,
article de Linda Pisani, Recherches sur le polyptyque de Masaccio pour l’église du Carmine de Pise
Avec la démolition du jubé à la fin du XVIe siècle, le polyptyque a certainement été démembré à ce moment-là. Le panneau de La Crucifixion réapparaît en 1899, mais il est attribué à Fra Angelico. Affirmant qu’il faisait partie de la collection familiale, un certain Gaetano de Simone le vend en 1901 au Museo Nazionale de Naples. Il est acheté finalement comme une œuvre florentine anonyme.
Masaccio (Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit)
Crucifixion
83 x 63 cm, 1426
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
La composition dépouillée de cette crucifixion en fait une œuvre sobre, pourtant d’une forte intensité dramatique. L’espace s’articule autour des quatre personnages qui attirent la lumière. La perspective est accentuée par un raccourci (pour la croix et Jésus), adaptée au point de vue du spectateur, donc à la vision d’en bas, que l’Histoire de l’art qualifie da sotto in sù (de dessous vers le haut). Le panneau devait être fixé en hauteur. De cet effet visuel, le Christ apparaît sans cou. Après Giotto, Masaccio contribue donc à redéfinir la perception de l’espace.
Contrairement à la tradition, la tête ne penche pas sur le côté mais est projetée, inclinée à l’avant. Le lignum crucis (bois de la croix), instrument du Salut, se prolonge avec l’Arbre de vie, allusion à la Résurrection et à la Rédemption. On parle aussi de l’« arbre de la Croix ». Selon la tradition médiévale, la croix du « nouvel Adam » a été taillée dans l’arbre (de la tombe) d’Adam. Le point de vue raccourci et l’expérimentation de la perspective proposent une autre appréhension visuelle du stipes (poteau) et du patibulum (poutre). Ces procédés graphiques se justifient par le fait qu’il s’agit de la partie sommitale d’un retable.
L’œuvre est donc très représentative de la Renaissance toscane et de ses innovations, à l’origine d’un nouveau langage pictural. On perçoit la recherche d’un espace rationnel, l’invention de la perspective, l’étude du corps humain en exploitant l’héritage de l’Antiquité. La figure de Madeleine, de par sa posture et sa gestuelle particulièrement expressive, avec ses bras ouverts, suggère le désespoir. Le geste de la contraction des mains jointes de la Vierge participe aussi à l’émotion de cette scène dramatique et humaniste. La douleur de Marie semble réelle mais contenue. Le fond d’or rappelle la persistance d’une tradition, tout comme le personnage de saint Jean exprimant la désolation.
Masaccio (Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit)
Crucifixion (détail)
83 x 63 cm, 1426
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Trois espaces de visite pour une même exposition
En fin d’ouvrage, on consultera les indispensables notices des œuvres exposées réparties en trois lieux distincts du Louvre. La Grande Galerie, le salon Carré (avant l’entrée dans la Grande Galerie) et la salle Rosa (à l’extrémité Ouest de la Grande Galerie) exposent une trentaine de tableaux.
La salle de la Chapelle met l’accent sur l’histoire des collections du musée de Capodimonte, pour en montrer toute leur diversité, à travers des tableaux, des sculptures, des porcelaines et autres objets d’art (dont la somptueuse Cassette Farnèse).
La salle de l’Horloge présente des collections d’arts graphiques, essentiellement des cartons. Il s’agit de dessins aux mesures de l’œuvre à exécuter (peinture, tapisserie, vitrail, broderie…). Ce sont particulièrement ceux qu’avait collectionné Fulvio Orsini, le bibliothécaire des Farnèse. On peut admirer un très beau carton de Raphaël, dessin préparatoire à la figure du Moïse dans la fresque peinte à la voûte de la chambre d’Héliodore au Vatican. Il est réalisé avec la technique du fusain, de la pierre noire, de l’estompe et de rehauts blancs (à la craie ou à la céruse). L’article de Dominique Cordelier, conservateur général au département des Arts graphiques du Louvre, explique bien la façon dont ils sont produits et leur usage.
« Moïse se voila le visage, car il craignait de porter son regard sur Dieu. » Exode 3, 6
Raphaël
Moïse
(18 feuilles collées entre-elles)
138 x 140 cm, 1514
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
Source : Louvre.fr
Fresque de Raphaël (et entourage), voûte de la chambre d’Héliodore au Vatican © Eric Joly
Raphaël (et entourage), Moïse devant le Buisson ardent, Vatican, détail de la voûte de la Chambre d’Héliodore © Eric Joly
Un grand carton exceptionnel de Michel-Ange est aussi visible. Il représente trois soldats vus de dos. Cette œuvre a servi pour une fresque de la chapelle Pauline au Vatican, figurant la crucifixion de saint Pierre.
Michel-Ange
Groupe de soldats
Pierre noire, fusain, rehauts blancs
263 x 156 cm
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
Source : Louvre.fr
A la consultation du catalogue, une difficulté se pose car les reproductions couleur ne sont pas associées immédiatement à leur notice. Cela nécessite donc des aller-retour. Plus gênant, les illustrations au fil des pages ne sont pas classées de la même manière que les notices. Contrairement à ces dernières qui comportent linéairement 81 numéros, ordonnés par lieu d’exposition, les illustrations ne suivent pas cette logique : la progression arithmétique est parfois interrompue. Ainsi certains Titien ont été reproduits ensemble mais pas d’autres. On peut donc s’interroger sur la pertinence de ce choix…
Capodimonte au Louvre : la complémentarité des deux collections
Le mélange heureux des collections françaises et italiennes sur les cimaises de la Grande Galerie ravit le visiteur. On découvre provisoirement un panorama encore plus complet de la peinture italienne des XVIe et XVIIe siècle.
En introduction du catalogue des œuvres exposées, Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre, livre quelques réflexions sur la collection des peintures italiennes du Louvre. Il souligne notamment la faible présence de quelques artistes, malgré la richesse des collections parisiennes.
Il s’agit temporairement, et dans une certaine mesure, de combler des manques. Pour cela, tout l’accrochage a été repensé. Par exemple le musée parisien possède peu de Bellini, par comparaison aux œuvres de son beau frère, Mantegna. Le prêt de La Transfiguration constitue donc une chance. Dans ce chef-d’œuvre, on apprécie la qualité de la composition qui met en scène l’humain, le divin et le paysage dans des plans successifs.
Plus significatif encore, Masaccio est absent du Louvre.
Giovanni Bellini
La Transfiguration
115 x 152 cm, vers 1478-1479
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Les thèmes du nu et du portrait à la Renaissance sont abordés. Danaé de Titien fait face au Sommeil d’Antiope du Corrège. Baldassare Castiglione et l’Autoportrait avec un ami de Raphaël dialoguent avec deux œuvres de Parmesan : Antea et le Portrait de Galeazzo Sanvitale.
Autoportrait avec un ami de Raphaël, Le Sommeil d’Antiope du Corrège, Baldassare Castiglione de Raphaël
Paris, musée du Louvre, Grande Galerie
© Eric Joly
Antea de Parmesan, Danaé du Titien, Portrait de Galeazzo Sanvitale de Parmesan
Paris, musée du Louvre, Grande Galerie
© Eric Joly
Titien
Danaé
120 x 172 cm, vers 1544-1545
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Le monumental polyptyque de Colantonio, maître d’Antonello da Messine, confirme les influences flamandes du peintre. Ce retable, provenant de la sacristie de l’église Saint-Laurent-le-Majeur, est entré dans la collection suite à la promulgation d’un traité (1809) de Murat, ordonnant la réquisition d’œuvres auprès d’institutions ecclésiastiques.
Colantonio
Retable de saint Vincent Ferrier
191 x 87 cm, 1456-1458
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Paris ne manque pas de Titien, mais voir un quatrième Caravage dans la Grande Galerie est exceptionnel.
En rupture avec le maniérisme florentin, La Flagellation du Caravage met en évidence la révolution picturale du grand maître. Avec le caravagisme, un nouveau langage artistique se développe : le clair-obscur, le naturalisme et une nouvelle réflexion sur la représentation du corps humain.
Caravage
La Flagellation
286 x 213 cm, 1607
En dépôt au Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Porter un regard critique sur l’organisation des collections au Louvre
Sébastien Allard s’interroge aussi sur les limites du déploiement des collections au Louvre par écoles, puis par foyers de création. Il prend le cas de Ribera, artiste d’origine espagnole, mais principalement actif à Naples. Ainsi, le célèbre Pied-Bot est exposé parmi les peintures espagnoles et non dans la Grande Galerie. Notre perception de l’art italien ne subirait-elle pas un parti pris, qui rejette le naturalisme au profit de la ligne claire et élégante, qui privilégie le raffinement attendu du coloris par opposition aux effets trop dramatiques du clair-obscur.
Jusepe Ribera
Silène ivre
185 x 229 cm, 1626
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Jusepe Ribera
Apollon et Marsyas (détail)
182 x 232 cm, 1637
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
Jusepe Ribera
Saint Jérôme et l’ange du Jugement (détail)
261 x 164 cm, 1626
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte
© Eric Joly
La maquette éditoriale est particulièrement soignée. La mise en page, le toucher, la couverture cartonnée en fait un bel ouvrage. Cependant les reproductions en couleur des tableaux manquent quelque peu d’éclat et laissent un sentiment d’austérité voire d’uniformité dans ces œuvres, pourtant d’artistes bien différents. On pourrait s’imaginer que la tonalité générale dominante s’appuie plutôt sur une palette resserrée aux couleurs sourdes et mates.
La multiplicité des contributeurs de ce catalogue n’évite pas quelques répétitions. Cependant l’ouvrage permet de bien saisir l’histoire et la richesse des collections du musée de Capodimonte, ainsi que la démarche entreprise par les conservateurs pour mêler les deux collections.
Le dossier pédagogique de l’exposition :