L’ Allemagne nazie a exploité plusieurs millions de travailleurs européens jusqu’ à l’épuisement pour faire tourner sa machine de guerre. Dans le cadre français la politique de Vichy,en particulier le STO, a largement contribué à cette exploitation de la main d’oeuvre. C’est ce que montre le cas de Pierre Sauveau, dont la nièce Marie- Hélène Darrieu Lechevallier, historienne de formation, retrace l’itinéraire. Né en 1920, il a fait partie du premier groupe de jeunes gens requis par le STO en mars 1943. L’originalité du parcours de Pierre Sauveau tient au fait qu’il a été affecté, comme environ 2 500 Français, à l’usine IG Farben d’Auschwitz. Sa correspondance, en dépit de la censure, ses écrits, et l’analyse d’ouvrages d’autres témoins permettent de connaître les conditions de vie des travailleurs forcés à Auschwitz. L’ouvrage permet également de comprendre ce que ces travailleurs ont perçu du processus d’extermination et de la réduction en esclavage des déportés juifs. 

Tableau de la France provinciale du début du XXème siècle

Les premiers chapitres de l’ouvrage permettent de dresser un tableau de la France provinciale du début du XXème siècle. Pierre Sauveau est né en 1920 à Castelmoron-sur- Lot dans le département du Lot-et -Garonne, petite ville située entre Agen et Marmande. Sa famille est une famille d’artisans. Son père, protestant, (la communauté protestante est assez nombreuse) est forgeron. Sa mère, Zora, catholique, est issue d’une famille de charpentiers. La Première guerre mondiale représente un traumatisme majeur pour Zora. Son frère aîné, Pierre est tué en Belgique, le 22 août 1914 (25 à 27000 morts pour ce seul jour « le jour le plus meurtrier de l’histoire de France » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Michel Steg). Le corps de Pierre ne fut jamais retrouvé et sa famille ne fut informée officiellement de sa mort qu’en 1920. On conçoit que l’autrice soit sans indulgence pour le haut commandement français qui n’a pas su évaluer la puissance de feu des Allemands et a envoyé les soldats se faire tuer en masse. La mère de Pierre Sauveau ne se remit jamais vraiment de ce décès, et, signe mémoriel, plusieurs enfants de la famille reçurent les prénoms de Pierre ou de Pierrette. Du côté paternel, le père et l’oncle de Pierre Sauveau furent engagés dans les combats en 1914 et 1915, mais à partir de l’automne 1915 ils furent affectés comme travailleurs qualifiés (« soldats- ouvriers ») dans une usine de fabrication d’obus de Montluçon. 

Pierre Sauveau naquit donc en 1920. Elève doué, il obtint son certificat d’études en 1932, et grâce au soutien de son instituteur et du sénateur radical du Lot- et- Garonne, il obtint une bourse pour poursuivre ses études au lycée de Villeneuve-sur-Lot. Il obtint son baccalauréat en 1940. 

Au début de 1941 il est embrigadé dans les Chantiers de jeunesse. A la fin de 1941, il entreprend des études d’instituteur et devient instituteur- stagiaire. 

Le Sto 

Les premières mesures pour fournir de la main d’oeuvre à l’Allemagne – les travailleurs « requis », « la Relève » ne donnèrent que des résultats limités . Dans le Lot-et- Garonne, un peu plus d’une centaine de travailleurs participèrent à la Relève. La situation changea avec la loi du 16 février 1943 qui instaura le STO. La France s’engage à livrer 250 000 hommes d’ici la mi-mars. En fin de compte 600 000 hommes furent envoyés en Allemagne. Tous les services administratifs (préfecture , gendarmerie) sont mobilisés pour éviter d’éventuelles protestations. Les listes établies lors de l’embrigadement dans les chantiers de jeunesse servent de base de travail. Dès le 10 mars, 754 jeunes gens parmi lesquels figure Pierre Sauveau partent de Villeneuve-sur-Lot. Quelques graffitis («Les Gascons ne seront jamais des Allemands» «A bas Laval») sont inscrits sur les wagons et les parents manifestent leur inquiétude. Le 15 mars 1943, le convoi arrive à Auschwitz à l’usine de l’ IG Farben 

Travailleur forcé à l’usine IG Farben

L’usine de l’IG Farben, la Buna, est l’élément principal du gigantesque complexe industriel établi par les nazis et certains industriels allemands. L’usine, immense, est destinée à produire du caoutchouc synthétique, le buna, mais aussi de l’éthanol. A la Buna travaillent environ 10 000 détenus et 36 000 travailleurs, parmi lesquels 2 500 Français requis par le STO (voir Tal Bruttmann « Auschwitz « ed. la Découverte pp 81 et sq). 35 000 personnes y travaillèrent et 25 000 périrent. Le camp français du STO se trouve entre la ville d’Oswiecim et l’usine de la Buna. Pierre Sauveau effectue d’abord des travaux de terrassement, les plus durs ; très affaibli, il est affecté comme conducteur d’une locomotive de chantier, puis comme ouvrier métallurgiste. Les journées de travail sont très longues (11 heures ) et il faut parfois rajouter une ou deux heures de marche, ce qui conduit parfois Pierre Sauveau à se réveiller à trois heures du matin. Le repos, un dimanche sur deux, n’est pas toujours respecté. Les logements dans les baraques sont acceptables, mais la nourriture est très insuffisante – et la situation s’aggrave au cours de l’année 1944. L’envoi de colis vient en partie compenser l’alimentation insuffisante. L’envoi de vêtements chauds et de chaussures est également indispensable. Les consignes de secret sont très fortes. Sauveau n’évoque que ses camarades du Lot-et

-Garonne, les autres travailleurs n’apparaissant qu’incidemment. Dans une lettre, il évoque la manière dont les travailleurs polonais et surtout les travailleuses ukrainiennes se protègent contre le froid. Les permissions sont rares (Sauveau n’en obtient pas). La menace de répression est forte. L’un de ses camarades ayant dissimulé des lettres dans une boîte de conserves, est condamné à passer plusieurs semaines dans un camp disciplinaire dont les conditions rappellent celles des camps de concentration : longues journées de travail, coups, sous-alimentation. 

Pierre Sauveau parvient à se ménager quelques espaces de détente ou moments personnels. Il écrit de nombreuses lettres à ses proches. Il sait que les lettres seront lues par la censure et fait preuve d’une extrême autocensure. Il évoque parfois ses conditions de travail difficiles, mais surtout les conditions météorologiques de la Silésie (chaleur ou froid extrêmes). A partir du début de 1944, les lettres et les colis n’arrivent plus, les Allemands craignant que les lettres ne fournissent des informations aux Alliés. Sauveau enjoint à ses correspondants de ne plus mentionner IG Farben sur leurs enveloppes d’expédition « car c’est interdit ». Pierre Sauveau écrit également des poèmes. 

Les travailleurs forcés parviennent à organiser des représentations théâtrales ou musicales. Lors de leur jour de congé, ils peuvent se rendre dans la ville d’Auschwitz ou se retrouver pour discuter et partager des colis. Pierre Sauveau rejoint ainsi certains de ses camarades, travailleurs au camp de Katowice. 

Au-delà de ce tableau, on peut aborder quelques points particuliers. 

  • La question des salaires. On sait que la SS louait les déportés à l’IG Farben pour un montant d’environ 6 marks par jour. Les travailleurs du STO reçoivent un salaire de quatre à six marks par jour, ce qui est très peu, et permet d’acheter des cigarettes ou un kg de pain au marché noir. L’autrice avance trois hypothèses pour expliquer la faiblesse des salaires. Une partie des salaires aurait été détournée par des entreprises sous-traitantes françaises travaillant avec les Allemands. Les Allemands auraient pratiqué une sorte d’«épargne forcée» en bloquant les salaires sur des comptes ou en le versant à l’association syndicale nazie le Deutsche Arbeits Front ou DAF. Enfin une partie des salaires aurait été utilisée pour rémunérer les responsables français chargés d’encadrer les travailleurs requis. 

 

  • Vichy et le contrôle des travailleurs. Dès mars 1942 Vichy a créé un Service de la main d’oeuvre française en Allemagne, devenu en 1943 le Commissariat général à la main d’oeuvre française en Allemagne, dirigé par Gaston Bruneton. Il dispose d’un organe exécutif, la Délégation officielle française ou DOF installée à Berlin. L’idéologie vichyste n’est pas absente : « C’est une oeuvre de rééducation morale et sociale qui fait suite à celle entreprise en France. ». Dans chaque camp et dans chaque baraque se trouvent des responsables (chef de camp, chef de bloc) parfois des cadres des chantiers de jeunesse. Ils ne travaillent pas et sont rémunérés par Vichy. Pierre Sauveau ne les apprécie pas ; il les juge corrompus (il faut leur offrir des cigarettes), aux ordres des Allemands ou pratiquant le favoritisme. 

 

  • Qu’a-t- il vu ou compris de la machine d’extermination nazie ? Pierre Sauveau a certainement vu les fumées des fours crématoires de Birkenau et il a certainement côtoyé dans les ateliers des déportés juifs dont il a pu mesurer la situation désastreuse. Il n’en parle pas directement dans ses lettres soumises à la censure, même s’il évoque le paysage de désolation, et s’il écrit : « Nous avons vu bien des choses depuis et nous sommes tout à fait édifiés. Rien ne peut plus nous étonner.» Cependant, l’autrice cite le témoignage de Jean Chassigneux arrivé à Auschwitz en juillet 1943 et on peut penser que Pierre Sauveau aurait partagé ces propos : « Le spectacle de ces malheureux déportés fut pour nous une découverte inattendue et tragique. La propagande nous avait expliqué comment la défaite avait été provoquée par les juifs, les francs-maçons et les communistes. Nous l’avions cru jusqu’à ce jour de juillet 1943 lorsque nous avons été mis en face de l’horrible réalité. Alors dans notre conscience, un mur s’est effondré ! Nous écoutions stupéfaits leurs récits, leurs craintes leurs espoirs Cette tragique expérience faisait de nous à 20 ans des hommes différents, devenus vieux d’un coup. Je vois là le plus grand choc de notre vie auquel rien ni personne ne nous avait préparés.» 

En fin de compte, la correspondance permet de mesurer la mélancolie de Pierre Sauveau, à la fois son désir de retourner en France et la tristesse qui est la sienne ce dont témoignent ses poèmes : « Il revoit la maison qui retentit parfois /De ses rires bruyants, de ses jeux d’autrefois ( …) / Voilà ce qui rappelle à l’esclave qui souffre / Etonné ,entraîné dans un sinistre gouffre/ Qu’il a eu des moments divins, attendrissants/ Et ne fut pas toujours l’esclave pâlissant. » 

L’évacuation et la libération

A partir de l’automne 1944 l’usine de la Buna est bombardée. En janvier 1945 l’armée soviétique est proche d’Auschwitz. Comme on le sait, les nazis et en particulier les SS pensent qu’il est encore possible de gagner la guerre et d’utiliser la main d’oeuvre dans les industries d’armement. Les déportés sont évacués et connaissent les meurtrières marches de la mort. Le 21 janvier 1945 les travailleurs forcés du STO sont également évacués. Pierre Sauveau a tenu un « carnet de bord » retraçant les étapes de son évacuation. Elle suit un itinéraire qui va d’Auschwitz à Königstein au sud de Dresde à travers la Pologne et la Tchécoslovaquie. L’évacuation se fait soit à pied soit en train. Les travailleurs forcés sont souvent logés et nourris par les habitants. Ils arrivent à Königstein le 11 février et assistent au bombardement de Dresde entre le 13 et le 15 février 1945. Fin avril, les responsables allemands de la main d’oeuvre à Dresde, voyant la guerre perdue, autorisent les travailleurs à se rendre en Tchécoslovaquie où ils sont pris en charge par l’armée américaine. 

De retour en France, Pierre Sauveau entame une carrière d’instituteur et fait reconnaître son statut de travailleur forcé. Ce ne fut cependant qu’en 2008 que ce statut fut pleinement reconnu avec la dénomination suivante : « personne contrainte au travail en pays ennemi, victime du travail forcé en Allemagne nazie «. Il connaît des épisodes dépressifs. Lors de son décès en 1996, l’un de ses amis résume bien ce qu’il a vécu :« Sa transportation au titre du STO, qui lui fit entrevoir l’horreur du camp d’extermination d’Auschwitz et dont il revint moralement marqué ( …) avait assombri son tempérament. »