Les chroniques du déclin annoncé, et en cours, des anciennes grandes puissances occidentales se multiplient depuis le milieu des années 2000; elles se conjuguent aux perspectives d’une raréfaction des ressources planétaires pour changer la donne de l’échiquier mondial. Pascal Lorot, directeur de la revue Géoéconomie, décrit efficacement cette articulation dans les éditoriaux écrits pour le Nouvel Economiste depuis une demi-douzaine d’années (2004-2010) et rassemblés ici sous le titre de « Fragments Géopolitiques ». La Géoéconomie n’est pas seulement le titre d’une revue: elle constitue une approche de la géopolitique au travers des stratégies économiques des états, développée notamment par Pascal Lorot en France.
Des Haikus géopolitiques
Si l’ouvrage compte près de 240 pages, il est constitué d’un tissu de très brefs articles, puisque les éditoriaux du Nouvel Economiste ne représentent guère plus de deux pages chaque fois. Autant dire que l’approche est synthétique et comme Pascal Lorot soigne souvent la mise en perspective, notamment historique, il ne reste reste guère pour le cœur du sujet que quelques lignes: nous ne sommes pas très loin du Haïku géopolitique, ce qui, pour décrire le seppuku occidental n’est finalement pas si mal choisi.
Chaque éditorial s’appuie évidemment sur une actualité : une conférence, une visite de chef d’état, et surtout beaucoup de signatures de contrats. On notera aussi quelques accroches plus légères comme les grands événements sportifs et notamment footballistiques: c’est évidemment une source d’inspiration pour les enseignants d’histoire-géographie ou bien une leçon sur les limites de l’exercice qui consiste à illustrer un sujet complexe avec un objet facile et séduisant: les quelques pages « ballon-rond » du recueil sont en effet loin d’être les plus percutantes.
La centaine d’éditoriaux est découpée en cinq grands thèmes définissant des types d’espaces (l’Europe, la Chine et l’Inde, les périphéries) où des perspectives (contestation des puissances occidentales, nouveaux types de conflits…). Mais alors que l’on perçoit bien à l’intérieur de chaque chapitre, les fils qui tiennent à cœur à l’auteur, l’ordre qui y est suivi est celui d’un blog : du plus récent au plus ancien.
Chroniques d’un déclin en cours
Dans la première partie consacrée à l’Europe et à ses marges, l’auteur consacre une large place au risque de décrochage de la puissance française, affaiblie sur le plan international et menacée sur le plan financier. L’auteur critique également une attitude française qui mêle trop la morale à sa politique étrangère: la France n’a plus les moyens de donner des leçons. Quant à l’Europe, perdante de la mondialisation, elle est minée par des fractures à de multiples échelles ; elle peine également à contrôler ou à séduire ses marges, soit par la volonté de la Russie d’y maintenir son influence, soit par une politique de puissance régionale de moins en moins pro-européenne de la Turquie. L’analyse des tensions autour de la Mer Noire est ici particulièrement efficace.
La deuxième partie élargit la perte d’influence de l’Europe et de l’Occident en général à l’échelle mondiale. La crise a accéléré la montée des puissances émergentes, encore renforcée par leur capacité à s’associer. Cela pose pour l’auteur la question de leur représentation dans une « gouvernance mondiale » nécessaire, mais qui peine à trouver de nouveaux équilibres pour fonctionner.
Un des terrains majeurs de l’affrontement entre anciennes et nouvelles puissance est constitué par l’ensemble des périphéries, longtemps délaissées par les investissements, et qui sont placées au cœur des stratégies des émergents : c’est le cas de l’Afrique, par exemple où la « Françafrique » laisse la place à la « Chinafrique ». Mais les grandes puissances émergentes, et notamment la Chine et l’Inde qui font l’objet d’un chapitre séparé, consolident également leurs positions régionales, souvent l’une contre l’autre, parfois l’une avec l’autre.
« Le bel avenir de la guerre »
Dans le dernier regroupement thématique, Pascal Lorot fait le point sur l’ensemble des nouveaux types de conflits qui, pour lui, pourraient dégénérer en véritables guerres. Le cas du Soudan, dont les richesses pétrolières favorisent le soutien pékinois au régime d’Omar-el-Bechir malgré son rôle dans les drames du Sud-Soudan et du Darfour et où le partage des eaux du Nil pourrait hypothéquer les relations entre Khartoum et un possible état du Sud. Plus généralement, ce sont donc les conflits pour l’accès aux ressources (énergétique, eau, nourriture) qui peuvent préparer « le bel avenir de la guerre », celle-ci pouvant démarrer par la paralysie informatique des pays comme en témoigne l’usage croissant des virus informatiques (Estonie, Iran), sans oublier la volonté d’un nombre croissant de pays, et pas seulement les « états voyous » de se doter de la bombe atomique.
Au delà d’une vision d’ensemble qui se veut un « wake-up call » à l’Occident assoupi, sourd, entravé par ses bons sentiments et qui devrait plutôt penser à mieux se protéger (y compris à ses frontières douanières), au delà d’un appel à une gouvernance mondiale qui doit trouver les équilibres et la volonté de mettre en place un véritable développement durable, l’ouvrage vaut d’abord par son format, notamment pour nous enseignants d’Histoire-Géographie et peut-être un jour de « Grands Enjeux internationaux ».
Marc Lohez © Les Clionautes