Jean-Noël Jeanneney et sa thèse de doctorat d’État abrégée de 1976 : François de Wendel (L’argent et le pouvoir)

Professeur émérite des universités à Sciences Po Paris, spécialiste de l’histoire politique du XXe siècle, Jean-Noël Jeanneney (né en 1942) a exercé de nombreuses responsabilités publiques dans le domaine de la culture et des médias. Il a été président de Radio-France et de RFI de 1982 à 1986. Président de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française de 1988 à 1990, secrétaire d’État au Commerce extérieur puis à la Communication de 1991 à 1993, et il a été conseiller régional de Franche-Comté de 1992 à 1998. Ancien Ministre. Il est président de la Bibliothèque Nationale de France depuis mars 2002. Il a publié de nombreux ouvrages d’histoire contemporaine. Le Prix Louis Marin lui a été décerné le 21 mai 1982 par l’Académie des Sciences morales et politiques. Parmi ses œuvres les plus récentes figurent La Grande Guerre si loin, si proche (2013), Clemenceau : Dernières nouvelles du Tigre (2016), Un attentat, Petit-Clamart, 22 août 1962 (2016) et Le Moment Macron (2017).

Cette publication de 672 pages comprend : une préface à la troisième édition soit celle de janvier 2019 (p. 1-6) rédigée par Jean-Noël Jeanneney, une introduction (p. 7-14), 7 parties comprenant 22 chapitres (répartis de la manière suivante : 3 chapitres par partie à l’exception de la septième partie qui en comprend 4) (p. 15-606), une conclusion générale (p. 607-626), une note sur les sources (p. 627-644), un index (p. 645-660) et une table des matières (p. 661-668). Il est à noter que le corps du texte est annoté de nombreuses et d’indispensables notes infrapaginales enrichissant considérablement l’étude de manière scientifique.

La première édition de cet ouvrage est parue en 1976, aux éditions du Seuil, et a été la version abrégée de la thèse soutenue en 1975 (suppression d’une grande partie de l’appareil critique, en éliminant des notes infrapaginales, comme aussi un grand nombre de citations diverses qui venaient appuyer la démonstration de l’auteur). Lors de la deuxième édition, en juin 2004, aux éditions Perrin, l’auteur a « corrigé quelques erreurs de détail et apporté certaines précisions que permettent les travaux parus dans l’intervalle. » (p. 13), soit entre 1976 et 2004. De plus, il a complété également la bibliographie « mais l’essentiel du texte demeure inchangé, […] » (p. 13). Dans sa préface pour la troisième édition (celle de 2019), Jean-Noël Jeanneney précise que le texte de 2019 est – en fait – celui de 2004 car « la nature de l’étude et des sources sur lesquelles elle s’appuyait explique qu’il ne m’est pas paru nécessaire de procéder aujourd’hui à une nouvelle mise à jour, en l’absence de découvertes importantes qui seraient survenues dans l’intervalle. » (p. 4), soit entre 2004 et 2019.

Première partie : L’apprentissage des pouvoirs et des mythes (1874-1919)

            La première partie de l’ouvrage, d’à peine 100 pages, intitulée « L’apprentissage des pouvoirs et des mythes » (p. 15-108), comporte trois chapitres ayant pour titre : chapitre 1 « Peser sur la guerre ? » (p. 25-39), chapitre 2 « Le retour des soucis privés » (p. 40-66) et le chapitre 3 « La querelle de Briey » (p. 67-108). Cette première partie montre que « le temps de la Grande Guerre est pour François de Wendel, jeune député de la cuvée 1914, celui de l’apprentissage des pouvoirs, au Parlement comme à la Banque. Libéré malgré lui par l’occupation allemande de la gestion directe de ses affaires, il n’en a pas pour autant, […], les mains vraiment libres. C’est alors qu’il apprend les dangers d’une défense trop ouvertement assurée par lui-même, […], de sa corporation ; c’est alors qu’il engage, dans les couloirs des ministères, des assemblées et des comités, la lutte la plus rude de sa carrière avec le grand rival de sa Maison, Le Creusot d’Eugène Schneider ; c’est alors qu’il découvre, dans la dure querelle qui lui est faite à gauche, la force des légendes hostiles, à propos surtout de l’affaire du bassin de Briey […] » (p. 10-11) où la sidérurgie française, et nommément François de Wendel, ont con­tribué, comme on les en a accusés à tort, « […] à prolonger la guerre et les mas­sacres, en empêchant que les avions français ne pilonnent les instal­lations minières et industrielles occupées par les Allemands en Lorraine annexée et en Lorraine envahie. » (p. 11).

Deuxième partie : Mater l’Allemagne (1919-1924)

La deuxième partie de l’ouvrage, d’à peine 70 pages, ayant pour titre « Mater l’Allemagne (1919-1924) » (p. 109-176), comporte trois chapitres intitulés : chapitre 1 « Pour la rigueur : espoirs déçus (1919-1922) » (p. 116-131), chapitre 2 « Situation de François de Wendel (1920-1922) » (p. 132-147) et le chapitre 3 « La Ruhr » (p. 148-176). Cette deuxième partie a pour objet l’incertitude des relations franco-allemandes, depuis l’armistice du 11 novembre 1918 jusqu’à l’aube de 1924, avec « […] au cœur de celles-ci, l’échange du minerai de fer et du coke, pièce importante dans le dossier des réparations. On a beaucoup dit, alors et ensuite, que les sidérurgistes avaient joué un grand rôle dans la définition d’une doctrine française de l’Allemagne, et surtout lorsque fut décidée l’occupation de la Ruhr, éclatant apogée de la politique de force. » (p. 11). En suivant les pas de François de Wendel, président du Comité des forges durant toute l’entre-deux-guerres, la répartition structurelle du pouvoir à l’intérieur du Comité des forges, et sur les formes et les chances de sa pesée sur les affaires de l’État, démontre que sa puissance est largement en-deçà du mythe.

Troisième partie : Le Mur d’argent (1924-1925)

La troisième partie de l’ouvrage, d’à peine 60 pages, intitulée « Le mur d’argent (1924-1925) » (p. 177-236), comporte trois chapitres ayant pour titre : chapitre 1 « Le tournant de 1924 et la bataille de mars » (p. 179-193), chapitre 2 « Les faux bilans » (p. 194-214) et le chapitre 3 « Herriot étranglé » (p. 215-236). Cette troisième partie montre que la crise des changes de mars 1924 qui ouvre une ère nouvelle : « […] celle où les difficultés financières accèdent au-devant de la scène. À François de Wendel la régence de la Banque de France apporte un surcroît inattendu de pouvoir. Dans l’affrontement avec Edouard Herriot, marqué par la grande surprise des faux bilans, […] » (p. 11). François de Wendel tient une place de premier rang en poussant les régents de la Banque de France à une intransigeance qui va conduire à sa perte le gouvernement du Cartel des gauches. Pour Jean-Noël Jeanneney, Herriot est responsable de son échec en raison de son incompétence financière alors que Serge Berstein pense que l’échec d’Herriot est dû véritablement au « Mur d’argent » de 1925.

Quatrième partie : Mort du cartel (1925-1926)

La quatrième partie de l’ouvrage, de 81 pages, ayant pour titre « Mort du cartel (1925-1926) » (p. 237-318), comporte trois chapitres intitulés : chapitre 1 « Caillaux ou la tentation du compromis » (p. 239-267), chapitre 2 « Le ballet des ministres et la querelle de l’or » (p. 268-295) et le chapitre 3 « Vers le port » (p. 296-318). Cette quatrième partie a pour sujet le conflit de François de Wendel avec le Cartel des gauches et les conséquences de leur échec politique. « Les quinze mois qui suivent l’effondrement d’Édouard Herriot et ceux de la longue marche vers Poincaré et l’Union nationale, tandis qu’à la Chambre des députés, l’axe de la majorité connaît, à partir de juin 1925, d’assez violentes oscillations. » (p. 11). François de Wendel s’est découvert un pouvoir nouveau en éliminant politiquement Joseph Caillaux favorable à un emprunt américain pour lutter contre la spéculation alors que François de Wendel ainsi que le Conseil de régence de la Banque de France ne croient qu’« […]à la vertu de la seule discipline budgétaire fondée sur la confiance et une politique sociale conservatrice qui rassure les possédants de toutes tailles. On y est « national », anti-allemand et anti-américain. » (p. 317).

Cinquième partie : La stabilisation Poincaré (1926-1928)

La cinquième partie de l’ouvrage, de 91 pages, intitulée « La stabilisation Poincaré (1926-1928) » (p. 319-410), comporte trois chapitres ayant pour titre : chapitre 1 « Le 20 décembre (1926) » (p. 321-354), chapitre 2 « Stratégies : presse et Parlement » (p. 355-379) et le chapitre 3 « Le franc Poincaré ou la défaite des revalorisateurs » (p. 380-410). Cette cinquième partie démontre que, de 1926 à 1928, la question des finances publiques domine toujours ainsi que « […] la querelle de la stabilisation du franc Poincaré. L’historiographie a souvent relevé les interventions retentissantes […] » (p. 11). de François de Wendel, associé à son ami Édouard de Rothschild, en faveur de la revalorisation, et elle s’interroge sur ses motivations, les trames qu’il a pu tisser, le sens de sa défaite finale lorsque naît le franc Poincaré. En effet, alors que Raymond Poincaré revient au pouvoir en 1926 grâce notamment à l’action personnelle de François de Wendel et à son acharnement à disloquer le Cartel des gauches, Raymond Poincaré conduit une politique systématiquement opposée à celle que préconise de Wendel.

Sixième partie : Une puissance installée (1928-1935)

La sixième partie de l’ouvrage, de plus de 90 pages, ayant pour titre « Une puissance installée » (p. 411-504), comporte trois chapitres intitulés : chapitre 1 « Wendel et son parti » (p. 416-454), chapitre 2 « D’autres claviers (1929-1932) » (p. 455-479) et le chapitre 3 « Le temps de Hitler et le temps des ligues » (p. 480-503). Cette sixième partie a pour sujet la mesure de la puissance de François de Wendel. La législature de 1928 à 1932 est orientée à droite. C’est la dernière députation de François de Wendel qui devient sénateur de Meurthe-et-Moselle, à partir d’octobre 1932. Il appartient à la Fédération Républicaine et y soutient son inamovible chef Louis Marin dont l’autorité est, par ailleurs, très contestée au sein de ce parti, peu influent, sur l’échiquier politique. Cette appartenance conduit de Wendel à s’inscrire au groupe parlementaire de l’URD (groupe républicain le plus à droite à la Chambre des députés). François de Wendel soutient de sa puissance financière la trésorerie de la Fédération républicaine et son journal La Nation, mais cette aide n’est pas dispensatrice d’influence et joue contre lui car les parlementaires trouvent de Wendel trop voyant et compromettant. Dans ces conditions, son rôle politique paraît avoir été plus entravé que facilité par sa richesse et donc son rôle parlementaire est faible. Du côté de la presse, François de Wendel subventionne L’Écho de Lorraine, siège au Conseil d’administration du Journal des débats, depuis 1926 et, enfin, rachète en collaboration avec un consortium d’hommes d’affaires 51% des parts, en 1929, du quotidien Le Temps. En dépit de son admiration pour Mussolini et Hitler, François de Wendel ne finance pas les ligues d’extrême-droite, à l’exception des Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, de 1928 à 1932.

Septième partie : Le déclin et le retrait (1935-1949)

La septième partie de l’ouvrage, de plus de 100 pages, intitulée « Le déclin et le retrait » (p. 505-608), comporte quatre chapitres ayant pour titre : chapitre 1 « Contre Flandin : une fausse victoire (1935) » (p. 507-539), chapitre 2 « Front populaire » (p. 540-574), chapitre 3 « Vers la guerre » (p. 575-592) et chapitre 4 « Épilogues (1940-1949) » (p. 593-606). Cette septième partie a pour objet Le déclin et le retrait de François de Wendel de la vie politique et nationale. Désormais, il ne pèse sur les événements que quand les difficultés financières du pays et le caractère précaire des majorités donnent à la Banque de France une réelle emprise sur le pouvoir, par exemple en 1935 avec la chute du ministère Flandin où, pour la dernière fois, François de Wendel joue un rôle politico-financier majeur : il mene la cabale des régents contre le gouvernement Pierre-Etienne Flandin et prépare les voies à Pierre Laval et à une politique de défla­tion rigoureuse. Mais la réforme de la Banque de France, en 1936, par le Front populaire prive Wendel d’une part de son audience. Il n’est plus qu’un sénateur d’opposition dont le poids sur le monde des affai­res diminue, dont le caractère réactionnaire joue le rôle d’un repoussoir auprès de la droite populiste et sociale qui naît autour de La Rocque et du PSF. De plus, son organe de presse, Le Journal des débats, est en plein déclin. S’il s’oppose à l’union nationale avec Léon Blum, en 1938, et approuve l’évolution du gouverne­ment Daladier, il reste passif face aux accords de Munich. Hostile à l’armistice de 1940, il refuse de se rendre à Vichy en juillet 1940 et ne prend donc aucune part au vote sur les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.

François de Wendel (L’argent et le pouvoir) : une thèse de doctorat d’État abrégée qui a fait date

Dans la conclusion de l’ouvrage (p. 607-626), Jean-Noël Jeanneney nous présente un François de Wendel, gérant de la puissante entreprise sidérurgique lorraine fondée par ses ancêtres, président du Comité des forges durant toute l’entre-deux-guerres, régent de la Banque de France, propriétaire du Journal des débats, député puis sénateur de Meurthe-et-Moselle. François de Wendel (1874-1949) s’est trouvé pendant trente ans au carrefour des milieux d’affaires et des cercles gouvernementaux. Il a été aussi, dans les grandes polémiques de l’entre-deux guerres, le symbole vivant et mythique des « deux cents familles ». À partir de la somme de ses papiers, en particulier des 10.000 pages de ses carnets inédits, confrontés à l’ensemble des autres sources accessibles, publiques et privées, Jean-Noël Jeanneney dissipe bien des légendes et rétablit la vérité d’une influence politique : affrontements et compromis franco-allemands, finances électorales, « mur d’argent » funeste au Cartel des gauches, querelles autour du « franc Poincaré », rachat du quotidien Le Temps par le monde patronal, montée des ligues, réactions des industriels au Front populaire et au régime de Vichy…

En guise de conclusion concernant la troisième réédition de l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, cette étude fut une contribution essentielle à la connaissance des rapports compliqués de l’argent et du pouvoir dans la France contemporaine. Jean-Noël Jeanneney continuera à s’intéresser aux liens de l’argent et du pouvoir en France avec les études suivantes : Leçon d’Histoire pour une gauche au pouvoir, La faillite du Cartel (1924-1926), Le Seuil, Paris, 1977, 160 p. ; 2e éd., collection « Points-histoire », Le Seuil, Paris, 1982, nouvelle éd. avec une postface inédite, Le Seuil, Paris, 2003 ; L’Argent caché : milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle, Fayard, Paris, 1981, 386p.; 2e éd., Le Seuil-Fayard, collection « Points-histoire », 1984. Cette thèse fut d’autant plus remarquable qu’elle a ouvert de nouvelles perspectives de recherches sur la famille de Wendel et le patronat français pour les enseignants-chercheurs et les étudiants en histoire contemporaine, dans les décennies qui ont suivies.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)