Si les mots « glop glop » et « gadget » ne vous disent rien, lisez vite ce livre !
Dans la préface, Jean VigreuxProfesseur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne France-Comté rappelle que ce journal s’inscrit à la fois dans la mémoire individuelle et dans la mémoire collective. En proposant une certaine morale à ses jeunes lecteurs, Pif va au-delà du discours communiste et devient le marqueur identitaire d’une culture politique.
Ce portrait se veut sans tabou, évoquant aussi bien le succès que la concurrence et les scissions au sein du journal, alors que peu (voire pas) de recherches avaient eu lieu avant les années 2000 sur ce thème et sur le magazine. A son apogée, Pif aurait titré jusqu’à un million d’exemplaires (1970) et la relance du magazine entre 2004 et 2008 a montré que l’engouement était toujours présent. Comment expliquer ce succès durable ? Très richement illustré, avec de nombreuses interviews d’auteurs ou encore de lecteurs, ce livre aborde également les fameux « gadgets » qui ont fait la renommée du magazine et en interroge les grandes figures comme Rahan, Benjamin Justice ou Davy Crockett.
Les origines
Bien que le titre indique que l’étude débute en 1969 au moment de la naissance de Pif, il faut remonter à la guerre, quand les premiers pas de Pif se font sous le titre « le jeune patriote » en 1942, alors que les communistes s’engagent massivement dans la lutte armée. Bien qu’édité par le Comité de Jeunesse du Front National pour l’Indépendance et la Liberté, il s’agit avant tout d’un tract politique. La sortie de la clandestinité en 1944 oriente davantage la revue vers les jeunes : à côté de textes engagés, des fictions font la part belle aux héros (comme Guy Môquet). L’année suivante, la publication prend le nom évocateur de « Vaillant », à destination des 8-12 ans, avec comme feuilleton-star « Fifi, gars du maquis ». Ce nouveau nom marque également un tournant dans l’administration de Pif (la structure est désormais indépendante, ce qui permet de créer davantage de BD).
Au comité de rédaction se trouvent principalement des résistants et combattants de la Libération (Madeleine Bellet et son compagnon René Moreu, Pierre Olivier, Roger Lécureux, Jean Ollivier). Des récits militants comme « Fils de Chine » (pendant la guerre civile chinoise) exploitent en 1953-54 les thématiques communistes (lutte des classes, soulèvement du peuple, actes héroïques de jeunes révolutionnaires) et présentent même pour Noël 1967 une biographie de Lénine !
C’est un quart de siècle plus tard que le journal trouve son rythme de croisière, avec la naissance de « Pif Gadget » en 1969. L’idée des jeux à recevoir n’est pas nouvelle (déjà dans « Vaillant ») mais cette fois, le gadget est vendu avec le journal, ce qui est une petite révolution ! Le feuilleton d’une page par semaine disparaît au profit de formats plus amples (chaque auteur doit fournir 10-20 pages par publication) avec de nouveaux modes narratifs, de nouveaux héros (Rahan et Docteur Justice) et seize pages de jeux. Seules les séries humoristiques sont en couleurs. Ce grand format à dos carré offre ainsi plus de pages que ses concurrents directs (Spirou, Tintin et le Journal de Mickey) : succès garanti ! A l’opposé des héros américains (que Pif est parfois accusé de copier), les acteurs des aventures racontées dans le magazine incarnent la victoire du peuple sur les puissants, à différentes époques (Robin des Bois au Moyen-Age, la Révolution française de Noël et Marie, le Far West de Teddy Ted…), « discours qui résonne forcément aux oreilles des petits travailleurs de tous types, des sans-grades, qui restent en premier lieu l’électorat du PCF ».
Pif et le PCF
Le premier siège des Editions Vaillant est en effet à côté de celui du PCF, rue La Fayette, mais si les liens avec le parti sont indéniables (dessinateurs et scénaristes ont participé aux jeunesses communistes ou sont militants), on ne peut pas véritablement parler, précise Maël Rannou, d’un « oeil de Moscou ». Roger Lécureux quitte même le PCF quand les chars soviétiques entrent dans Budapest en 1956 mais conserve son poste de rédacteur en chef. Au milieu des années 1960, le journal perd ses lecteurs (notamment en raison de ses liens avec le PCF – Pif est par exemple présent à toutes les Fêtes de l’Huma) et le format est jugé vieillot. La mort de Maurice Thorez (1964) entraine une refonte en profondeur de la doctrine du parti, qui souhaite développer une culture communiste plus ouverte (Comité Central d’Argenteuil, 1966) et dépourvue du carcan de l’art officiel. S’il était très présent dans « Vaillant », cet art de parti doctrinaire disparaît en effet de la nouvelle mouture de « Pif Gadget », au grand dam de ceux qui y voient une version abâtardie de magazines grand public comme le journal de Mickey. Toutefois, Pif reste un organe de presse du parti communiste et doit maintenir sa « bonne orientation », comme le rappelle le bureau politique en 1967. Les volontés d’indépendance des Editions Vaillant vont susciter beaucoup de craintes et un vaste mouvement (grèves, départ d’une partie de la Direction pour fonder Télé-Gadget, ce qui sera un échec commercial) mais sans menacer directement la survie du magazine.
Les aspects financiers ne sont pas oubliés et évoquent les problèmes de la rentabilité du magazine, malgré les recours toujours plus nombreux au marketing et à la publicité (l’Humanité invite ses lecteurs à découvrir des strips du prochain Pif). Si la presse catholique vilipende officiellement les aventures de Pif et de Roudoudou, Pif devient au début des années 1970 le journal au plus fort tirage de la presse jeunesse. Tous les auteurs ne sont d’ailleurs pas forcément d’obédience communiste (ni même de gauche), comme en témoigne l’étrange parcours d’Auguste Licquois, illustrateur de « Fifi, gars du maquis » mais qui a publié dans des revues ouvertement nazies (le Téméraire, Mérinos), avant d’être renvoyé discrètement de Vaillant en 1946. D’autres sont des militants assumés, comme Jacques Kamb, également illustrateur d’affiches pour le PCF.
Un chapitre entier à la fin de l’ouvrage est consacré à l’internationalisme, véritable marque de fabrique de Vaillant puis de Pif Gadget. La volonté de représenter plusieurs nationalités différentes, la foi dans le progrès scientifique et dans la paix mondiale sont particulièrement tangibles dans les séries « Les pionniers de l’espérance » (Vaillant, 1945) et les aventures du Docteur Justice à partir de 1971 (Benjamin Justice est médecin de l’OMS et n’hésite pas à aider les habitants de ce qu’on appelle alors le « tiers-monde » à lutter aussi bien contre les pandémies que contre la corruption). Rahan a droit à un chapitre pour lui tout-seul, c’est la série la plus célèbre de Pif et l’une des plus publiées. S’agit-il d’un héros communiste ? La figure du héros grand et blond aux yeux bleus luttant souvent contre des tribus montrées comme arriérées est maladroite mais le discours de la série est foncièrement antiraciste.
Ziglotron à coulisse et autres « gadgets » : le succès de Pif en France et au-delà des frontières
Tous ne sont pas des succès, mais malgré les critiques à l’encontre de ce marketing jugé déplacé, le gadget doit avoir une visée éducative. En 1972, l’opération « Scientipif » se déroule sous l’égide du scientifique Albert Ducrocq, très connu du grand public pour ses ouvrages et ses émissions de vulgarisation scientifique. Une série de « timbres de l’espace » comprenant des timbres soviétiques (1987) montre une fois encore les liens du magazine avec le PCF. Des partenariats avec le Secours Populaire se développent à partir de la fin des années 1970 et les bénéfices de la vente d’ambulances miniatures siglées Pif permettent en 1988 d’envoyer une véritable ambulance pleine de médicaments au Liban. Les célébrations du bicentenaire de la Révolution Française sont également l’occasion d’insister sur les droits de l’enfant – pas toujours respectés – au XXè siècle.
Le journal traverse les frontières, principalement vers l’Est, comme en témoigne le courrier des lecteurs, alors que les responsables d’importation moscovite de la presse étrangère le trouvent un temps trop « américain » (!), ce qui entraîne des éditions pirates ! On parle même de « Pifomania » en Roumanie, où on n’hésite pas à se procurer le magazine sous le manteau (mais sans son précieux gadget) dans les années 1970. Des copies de planches circulent dans les républiques populaires d’Union Soviétique, adaptations pour l’animation ou encore théâtre de marionnettes, dans lesquelles Pif change quelque peu de visage, même s’il reste reconnaissable.
Les personnages humoristiques du magazine apparaissent pourtant dans des séries toujours désidéologisées. Ces héros sont tous issus des classes populaires : Pif est à l’origine un chien vagabond, Totoche un gamin des rues, Aziz Bricolo vit dans un HLM de la banlieue parisienne.
L’échec des séries de super-héros à la française (Superom, Spiderwoman et Goldomax) ou de l’adaptation de séries télévisées (Blackstar ou les Mondes engloutis) au milieu des années 1980 montre les difficultés du journal. Pourtant, Pif a toujours su se montrer avant-gardiste, par exemple en parlant d’environnement régulièrement dès les années 1970 (dans le numéro d’août 1978, le célèbre Reiser explique d’ailleurs la notice d’un véritable four solaire !).
Ce livre se feuillette avec gourmandise et peut se lire dans l’ordre des chapitres qui intéressent en priorité le lecteur. N’ayant jamais lu Rahan ou le Docteur Justice, j’ai personnellement davantage été attirée par l’histoire du journal et surtout les traductions et déformations de Pif dans le bloc de l’Est, car chez moi, pour dire non, on dit « pas glop » !