En prévision du colloque de 2014, consacré à la géographie du genre, la maison des sciences de l’Homme publie les actes du colloque de Bordeaux de 2010 (Masculin, féminin, questions pour la géographie). « Il est donc temps de tourner la page de « l’introduction des gender dans la géographie française » pour constater qu’elles y sont installées durablement, en osmose avec les géographies en langue anglaise et européenne, dans le paysage académique. » (p. 22).

Les deux directeurs de ce volume et le préfacier (Guy Di Méo) sont enseignants à l’université de Bordeaux 3. Les deux hommes sont des figures emblématiques de la géographie du genre. Si Guy Di Méo (une des vedettes de la géographie sociale) s’est converti sur le tard à la géographie du genre, Yves Raibaud s’y intéresse dans le cadre de ses travaux de géographie culturelle. Il a beaucoup travaillé sur la géographie de la musique et celle de l’animation socio-culturelle, milieu professionnel dont il est issu.

La préface et un chapitre introductif (où règne une confusion entre géographie du genre et géographie féministe) reviennent sur la genèse de la géographie du genre (travaux de Jacqueline Coutras dans les années 1990) dans le contexte d’une géographie très masculinisée (le « biais masculiniste », Claire Hancock) Puis, l’ouvrage réunit les contributions des chercheur(e)s intervenu(e)s en 2010. L’ensemble est organisé en cinq grandes parties.

Quand le genre désoriente

La géographe italienne Marcella Schmidt di Freidberg déconstruit l’idée selon laquelle les femmes n’auraient pas le sens de l’orientation (voir des ouvrages à grand succès tels que Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières, 1999). Elle montre que cet état de fait est le résultat de l’éducation qu’elles ont reçu et est lié au fait qu’elles ont eu peu de pratiques de l’espace. Aussi, si elles doivent chercher leur chemin, elles se perdent car elles l’ont toujours fait de manière accompagnée. La raison n’est donc pas à chercher dans une partie du cerveau qui serait plus développée chez les hommes que chez les femmes, comme l’affirment la psychologie ou la neurobiologie mais dans l’éducation et les pratiques. Ouf ! D’ailleurs, pourquoi y aurait-il des femmes géographes si elles sont si nulles en orientation ???

Cette partie, la plus théorique, est composée de deux autres articles en anglais. Le premier, à partir d’une étude sur les femmes migrantes, cherche à montrer l’importance de l’approche par le genre pour étudier ce sujet. Le fait d’afficher son orientation sexuelle (lesbienne, dans le cas présent) entre en ligne de compte pour obtenir un statut de réfugié quand la femme ou les femmes viennent d’un pays qui ne tolère pas leur orientation sexuelle. En revanche, c’est un obstacle à leur intégration dans le pays d’accueil au sein de la communauté nationale dont elles sont issues. Elles doivent faire face aux préjugés homophobes dont elles ont été victimes dans leur pays d’origine, si elles fréquentent des boutiques ethniques, des associations.

Les Espagnols Cerarols et Luna analysent la littérature de voyage issue de la colonisation espagnole au Maroc (1859 – 1936). « The colonial travel narratives are not simple description of geographical itineraries but constitue a complex alterity topography of the societies and territories visited. » (p. 53) La littérature de voyage est une activité essentiellement masculine (50 hommes / 4 femmes). Les stéréotypes sur la femme exotique sont très présents dans ces écrits (même si Edward Said (1978) postule que l’Orient n’a jamais existé et n’est que le résultat d’un regard sur l’Autre). Puisque les hommes ne voient pas de femmes dans l’espace public (ou alors, elles ne sont que des montagnes de linge ambulantes), les fantasmes ont libre cours. Ils sont alimentés par l’existence des harems.

Femmes et villes

Cette thématique de la géographie du genre est la mieux connue. Guy Di Méo reprend ici les travaux qu’il a exposés dans son ouvrage Les murs invisibles, 2011. Il se concentre ici sur la réappropriation par les femmes des quais de Bordeaux, suite à leur réaménagement. Pour lui, c’est le résultat du renversement de l’imaginaire de la ville. C’en est fini du quartier des dockers et des filles de mauvaise vie ! Ainsi, les murs invisibles s’effacent.

Le cas de la collectivité territoriale Brest Métropole Océane, signataire de la charte européenne pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale, est examiné par M.L. Deroff et N. Roux, par le biais des pratiques spatiales et temporelles des employés de la collectivité. Les inégalités entre sexes y sont très présentes au sein des familles : les femmes mettent plus de temps pour se rendre à leur travail (transports collectifs contre automobile pour les hommes), elles ne prennent pas de temps pour leurs loisirs car elles ont en charge les enfants et l’entretien de la maison ! Il y a donc bien du travail à faire, rien qu’au niveau des employés ! Le travail de Cécilia Comelli sur la vie nocturne des étudiants bordelais fait les mêmes constats, en comparant activités des femmes et des hommes.

Corps et pratiques spatiales

Carine Guérandel analyse comment le corps est mis en scène en fonction des lieux et des publics. Lors d’un cours de danse (hip hop) au sein d’un collège, sans public, les filles jouent sur leur apparence (changement de tenue, coiffure, maquillage), y compris en dehors du spectacle de fin d’année. Dans le cas d’un cours de hip hop, avec un public potentiel de garçons, le survêtement et les vêtements couvrants sont de rigueur. Le cas d’un jeune de cité, qui pratique le tennis en compétition, explique qu’il adapte sa tenue en fonction du lieu qu’il fréquente (et par conséquent des personnes qu’il y rencontre).

Le monde du vin (vignoble bordelais) permet à H. Velasco-Graciet de revenir sur l’exclusion, jusque dans les années 1990, des femmes des opérations de fermentation et de mise en bouteille, en raison de leur cycle physiologique. C’en est fini maintenant ! Désormais, les « héritières », les « épouses » et les « diplômées » prennent leur place depuis que la fabrication du vin est devenue plus technique et que les exploitants doivent faire appel à de l’aide extérieure (fin de la transmission héréditaire des savoir-faire). Les femmes défrichent même de nouveaux horizons (oenotourisme, mutualisation des ventes de bouteilles dans des coffrets, hébergement Relais & Chateaux…) où les hommes ne s’étaient pas aventurés.

Migrations

Le programme de l’ANAPEC (Agence européenne) vise à faire venir des saisonnières à Huelva pour la cueillette des fraises dans le cadre d’une circulation migratoire. Pour en bénéficier, il faut être une femme, mère d’enfants de moins de 18 ans, être mariée (dans ce cas, le mari doit donner son accord) ou veuve ou divorcée. Ces conditions garantissent l’assurance d’un retour. Le retour au pays change la vie de ces femmes qui apportent de l’argent (installation de l’électricité dans la maison, achat d’une télévision, d’un réfrigérateur…). Elles sont valorisées au sein de leur famille, même si il est à regretter que cet argent ne soit pas investi dans une activité économique génératrice de revenus. Ce système permet d’améliorer le quotidien. Mais il est très dépendant des conditions économiques (baisse du nombre de saisonnières dans le cadre de la crise économique). Cette circulation migratoire ne rend qu’imparfaitement compte de l’ensemble des migrations économiques féminines (importance de la prostitution).

Espaces du Sud

Le genre contribue à produire et organiser l’espace. Le pays Kabiyé du Togo est un territoire très genré. Des espaces et des activités sont réservés aux hommes et aux femmes. Elles révèlent une inégalité entre les deux sexes, comme le résume une idée commune partagée : « Le garçon le plus jeune de la famille est aîné à la plus vieille des femmes du ménage. »

La comparaison France / Cameroun (Laurageais / Pays Bamileké) achève le volume sur une note positive. Dans le contexte de l’agriculture productiviste (France) et de la crise du café (Cameroun) l’activité des femmes prend de la valeur : transformation et vente de produits de la basse cour sur les marchés ou vente directe, vivrier marchand. L’apport financier des femmes devient vital pour la pérennité des exploitations familiales et la place des femmes change peu à peu. Un changement toléré à la condition qu’elles continuent de s’occuper des enfants et du foyer ! « Chacun son métier et les vaches seront bien gardées » !

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes