C’est un drôle d’ouvrage que livre ici Romain Cruse. Si le lecteur n’est pas forcément d’accord avec l’auteur, cela ne le laisse pas indifférent ! Enseignant à l’université des Antilles et de la Guyane basée en Martinique, Romain Cruse analyse ici le bassin caribéen sous l’angle du concept de « périphérisation ». Celui-ci s’inscrit dans la ligne du Centre / Périphérie d’Alain Reynaud (1981) mais aussi des travaux de Samir Amin ou d’autres géographes marxistes. Cet espace régional connaît ce processus en raison des circonstances géographiques (proximité des Etats-Unis) et historiques particulières (mise en application de la doctrine Monroe à partir de 1823, reconnaissant aux Etats-Unis leur droit et ambition sur les périphéries américaines). Harvey dénonce les effets de cette politique (croissance des inégalités sociales et appauvrissement des populations périphériques depuis les années 1970). Romain Cruse compare cette politique avec celle de la Francafrique.

La définition des Caraïbes retenue est large : Petites et Grandes Antilles, Guyanes, Venezuela, Colombie, Belize et Panama. Miami est considérée comme « la capitale du bassin Caraïbe ». Le bassin Caraïbe collectionne les superlatifs : taux d’homicides le plus élevés au monde, taux d’incarcération des plus élevé au monde. Pour R. Cruse (contrairement à ce que pensent Roger Brunet ou Olivier Dollfus), cela n’a rien à voir avec l’insularité mais est à rapprocher de « l’inégalité, le degré de libéralisation de l’économie (…) et à l’exploitation de la lutte contre le trafic de drogues illicites. »

Le propos est très engagé et antiaméricain. « L’analyse géopolitique présentée dans cet ouvrage montre que les Grandes Antilles furent en réalité recolonisées au cours du XXème siècle par les Etats-Unis ». R. Cruse ne se cache de son implication idéologique. « La neutralité est un mythe. ». Il revendique l’héritage d’Howard Zinn et une démarche scientifique pour déconstruire la théorie de la « domination bienveillante » des centres. « Ceci n’a rien à voir avec de l’antiaméricanisme », une approche partisane ou « non objective » comme on peut trop souvent l’entendre. Les analyses « conservatrices » de l’espace ne peuvent plus prétendre au monopole de l’objectivité. » Nous voilà prévenus !

Qu’en est-il au final ?

Le cœur de l’ouvrage est de la même veine. Le propos est corrosif. La périphérisation est analysée à l’aune d’une « logique parasitaire ». Les processus de mise en dépendance sont passés à la moulinette de logiques géographiques, historiques et économiques. La mondialisation et le modèle libéral sont au cœur de la critique. Même Toussaint Louverture n’est pas épargné, accusé d’avoir dévoyé la révolution haïtienne ! Cuba tire son épingle du jeu dans la démonstration grâce à la révolution castriste. Pour être tout à fait honnête, il faut reconnaître à R. Cruse que l’exploitation de cet exemple ne se fait pas de manière aveugle. S’il insiste sur le classement IDH du pays, il reconnaît que « Cuba n’est pas un modèle démocratique » mais s’empresse d’ajouter « il faut cependant tempérer cette affirmation. Peut-on instaurer un régime démocratique à Cuba pendant que l’extrême droite américano-cubaine, avec l’appui du gouvernement, tente de renverser le régime par la force depuis près d’un demi-siècle ? » C’est un livre engagé comme peut en donner un avant goût la couverture. Deux photos sont mises en parallèle. Celle d’en haut montre un pauvre type courbé sous l’effort à pousser un énorme chariot bricolé et rempli de fruits ou de légumes dans une rue d’un bidonville. En dessous, un policier baraqué, de dos, portant le gilet jaune du New York City Police Departement somme un automobiliste d’avancer. D’un côté, la soumission et l’exploitation des pays du Sud. De l’autre : l’autoritarisme du géant américain. Voilà de quoi bien résumer le contenu de cet ouvrage !

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes