« Le gladiateur fascine toujours autant par le rapport théâtralisé qu’il entretient avec la mort ». Cette pratique pluriséculaire possède pourtant de nombreuses facettes, loin des poncifs véhiculés par les péplums anciens et récents. Par exemple, à l’apogée de l’Empire, l’égorgement du vaincu est beaucoup moins systématique qu’on ne le pense. L’objectif du gladiateur, pendant longtemps, a été davantage de soumettre que de tuer. Mais loin du catch d’aujourd’hui, la mort reste tout de même un enjeu important des combats de gladiateurs et il est important de se pencher sur les techniques de cet « art martial » avec ses codes et ses contraintes. La gladiature, loin d’une simple boucherie, constitue bien un phénomène fondamental au cœur de la civilisation romaine.
Éric TEYSSIER est professeur en histoire romaine à l’Université de Nîmes. A partir de 2004, il se consacre entièrement à l’histoire romaine. Ses recherches sur la gladiature intègrent pour une part importante les apports de l’archéologie expérimentale dans le domaine des sports de combat antiques. Il a également écrit un docu-fiction sur « La vie au temps des gladiateurs ». Il a enfin créé en 2010 les Grands Jeux romains qui réunissent chaque année 500 reconstituteurs européens et plus de 30 000 spectateurs dans les arènes de Nîmes. Dans cet ouvrage rédigé par cet historien expert du sujet, il présente un phénomène emblématique de l’Empire romain : les combats de gladiateurs au moment où sort sur les écrans de cinéma Gladiator 2 de Ridley SCOTT. Grâce à de nombreux documents (casques, mosaïques,…) et des reconstitutions, ce livre retrace toute l’histoire des gladiateurs des origines en 264 av. J.-C. à leur disparition en l’an 418.
La première gladiature
La mise en scène de duels en armes pouvant aller jusqu’à la mort n’est pas une invention romaine. On en trouve les premières traces dans l’Iliade. Les premiers combats rituels sont attestés au sud de l’Italie au IVème siècle av. J.-C. Les combattant (bustuari) s’affrontent généralement avant l’incinération d’un défunt. On parle de proto-gladiature. Apparaissent ensuite les premières armaturae (armures) dans un cadre plus profane et festif sans lien avec une célébration funéraire, par exemple à Capoue en 310 av. J.-C. d’après Tite-Live. Selon l’historien Valère Maxime, la gladiature ne fait son apparition à Rome qu’en 264 av. J.-C. Il s’agissait alors d’un don (munus) offert par un notable à ses concitoyens lors d’une cérémonie sous la forme d’un spectacle sur une place publique. L’équipement des guerriers est d’abord très simple puis se diversifie selon leur origine (gauloise, samnite,…). On parle de gladiature « ethnique ». Une hypothèse probable est que les combats de gladiateurs ont alors pour objectif de représenter les ennemis de Rome tout en célébrant ses victoires.
Au IIème siècle av. J.-C., des écoles de gladiateurs (ludi) font leur apparition encadrés par des entraîneurs (doctores) qui forment des esclaves achetés par le propriétaire (lanista). Les techniques s’améliorent et les combats gagnent en qualité. Au Ier siècle av. J.-C., la gladiature devient indispensable à la société romaine et est de plus en plus populaire, jusqu’à la révolte de Spartacus. Le recours à des gladiateurs volontaires (auctoratus) apparaît alors comme la meilleure garantie contre de nouvelles révoltes. Celui-ci (esclave ou libre) peut recevoir une prime et prête un serment. De nouvelles armaturae apparaissent et les techniques de combats sont toujours plus spectaculaires. L’appât du gain et l’espoir de la gloire constituent alors de puissants motifs qui assurent aux lanistes de nombreux volontaires, mêlant rêveurs, hommes endettés ou légionnaires renvoyés. Toutefois, les combats deviennent moins sanglants, épargnant des combattants fruit d’un long investissement. Une tendance à la professionnalisation se confirme avec des combats de plus en plus règlementés et des lieux dédiés : l’amphithéâtre.
La gladiature « technique » du Haut-Empire romain
Le Haut-Empire romain (-27 / 235) nous a laissé un grand nombre de témoignages sur la gladiature avec un corpus de plus de 1600 représentations de gladiateurs. De nombreuses avancées ont également été permis grâce à l’archéologie expérimentale. Cette démarche repose sur la reproduction fidèle des équipements, utilisés dans des combats dynamiques. « De cette manière, les aspects techniques de chaque armatura apparaissent clairement avec leur logique propre et les caractéristiques pratiques qui se rattachent à chaque type de gladiateur ». La littérature constitue aussi une source d’information précise comme les écrits d’Artémidore d’Ephèse. Dans son traité Onirocriticon, il présente par exemple toutes les armaturae techniques dans un chapitre entier consacré aux gladiateurs.
Le provocator se caractérise selon lui par sa beauté, sa grâce, son caractère effronté. Ces traits particuliers provient sans doute de la jeunesse de ces gladiateurs, qui commencent leur carrière par cette armatura. Ils portent un casque, une jambière (ocrea) jusqu’au genou, un petit bouclier et un glaive. Le mirmillon, affublé d’un plus grand bouclier, a un esprit plus défensif. Le thrace est la seule armatura « ethnique » ayant survécu au Haut-Empire. Il se différencie par ses 2 ocreae, son plus petit bouclier et une sica courbe lui permettant le plus souvent de rester à l’initiative. Thrace et mirmillon sont les gladiateurs les plus représentés. L’hoplomaque est l’unique gladiateur armé d’une lance, pouvant ainsi viser les yeux de ses adversaires. Unique gladiateur à être dépourvu de casque, de bouclier et de jambières, le rétiaire est d’une fragilité trompeuse. Souvent protégé à l’épaule par un galerus, il est armé d’un trident, d’un filet (reta) et d’un poignard. Le secutor, qui signifie « le poursuivant » possède un important équipement défensif, plus imposant que le rétiaire. Il est donc de nature plus offensive. Son grand bouclier, le scutum, s’éloigne de la tradition militaire au profit d’une arme spécifiquement issue de la gladiature. Des combats d’équipes peuvent voir s’affronter des secutores et des rétiaires, les pontarii.
D’autres types de gladiateurs sont plus marginaux. Le dimachaerus (ou arbelas, ou scissor) est caractérisé par la perversion et la laideur selon Artémidore. Peu représenté, ce gladiateur atypique est confronté à un rétiaire. Il existe par ailleurs une gladiature équestre, représentée par 2 armaturae : les équites et les essedarii. Ils commencent souvent leurs combats à cheval ou sur un char et les terminent à pieds. La présence de femmes gladiatrices n’est pas un mythe. Les combats de femmes semblent d’ailleurs toujours organisés en même temps que ceux des hommes. D’autres armaturae n’ont pas connu de lendemain comme les paegnarii, armés de bâtons et de fouets et présents dans des représentations burlesques précédant parfois les combats ou le crupellarius, un gladiateur bardé de fer. Enfin, il s’agit de pas confondre les chasseurs (venatores et bestiarri) luttant contre des animaux et les gladiateurs, dont le seul point commun est le combat dans les arènes.
La gladiature dans la société romaine
Les écoles de gladiateurs constituent de petites communautés marginales au cœur des cités romaines. On parle même de « famille de gladiateurs » (familia gladiatorum). A Pompéi, les gladiateurs vivent dans un ensemble de bâtiments situés à proximité immédiate du théâtre. Ils enchaînent les exercices sans relâche sous la férule des doctores et dorment dans des cellules d’une quinzaine de mètres carrés sans fenêtres. Mais, au-delà de cette difficile condition, la gladiature procure quelques avantages en plus de l’argent. Certains sont surnommés « maître des jeunes filles ».
Dans le cadre de l’évergétisme, les empereurs et les élites locales profitent de cette popularité en offrant de beaux combats, comme Auguste qui s’enorgueillit d’avoir offert 10 000 gladiateurs et 3500 bêtes sauvages à son peuple pendant son règne. Annoncé plusieurs semaines à l’avance, le munus est toujours précédé la veille par un défilé solennel. Le jour-même, les jeux commencent par une cérémonie religieuse au sein de l’amphithéâtre dédiée à l’empereur et aux Dieux de la cité. Le matin est consacré aux chasses et l’après-midi aux gladiateurs. Les duels reposent surtout sur le courage et la qualité technique des combattants. Ils ne sont fatals que dans 10% des cas. La plupart du temps, les combattants sont « renvoyés debout » (stantes missi) car ils n’ont pas pu se départager. L’amphithéâtre apparait donc comme un lieu de communion entre la plèbe et l’empereur, gage d’une certaine cohésion sociale.
Mort et renaissance des gladiateurs
Le début du IIème siècle marque l’apogée de l’Empire Romain et de la gladiature. Les crises (démographique et militaire notamment) de l’Empire vont ensuite entraîner la crise de la gladiature. Elle est d’abord régulée par Marc-Aurèle qui impose un prix maximum pour chaque type de gladiateur, limitant ainsi les bénéfices des lanistes. Mais c’est son fils Commode, « prince des secutors », qui contribuera à désacraliser la gladiature. Ses combats arrangés, auxquels il participe, et l’organisation de carnages sans règles dégoûtent ls Romains. Il sera même assassiné par un gladiateur avec qui il avait coutume de s’entraîner. Cette « brutalisation » de la gladiature s’accentue tout de même après son règne. Les traces de la gladiature disparaissent alors petit à petit et elle devient de plus en plus contrainte. Elle n’est plus rentable au IIIème siècle. Elle disparaît à Rome au IVème siècle, sous les critiques des chrétiens notamment.
Oubliés, les gladiateurs réapparaissent pendant la Renaissance, dans un livre de Juste Lipse et au XIXème siècle dans les peintures des peintres pompiers. Y apparaissent les inventions (fausses) du salut (« ceux qui vont mourir te saluent ! ») à l’empereur dans sa tribune ou le geste du pouce retourné pour invoquer la mort d’un combattant. Elles sont notamment présentes dans les péplums, anciens et récents, où la réalité historique est souvent malmenée. Toutefois, ces films ont au moins réussi à renouveler l’intérêt pour les hauts lieux de la gladiature à Pompéi, à Rome, de Mérida ou d’Arles.
En conclusion, Eric TEYSSIER rappelle que la gladiature est « un élément fondamental de la société romaine. Elle repose que le don et le contre-don entre des élites richissimes et le peuple de la Pax Romana, grand consommateur de spectacle ». L’intérêt suscité par les gladiateurs pendant plusieurs siècles fascine et interroge sur les romains d’abord. Dans cet ouvrage, on est frappé, au-delà du texte, par les nombreuses représentations précisant les armures, les armes, mais aussi les gestes et les attitudes dans une esthétique du « savoir mourrir ». La variété des textes et des auteurs relève de la même logique. Mais cette fascination gladiateurs pose aussi question sur notre temps car « quels que soient l’époque ou le lieu, assister à la mort de l’autre, c’est d’une certaine façon assister à la sienne et, simultanément, une manière de la conjurer. Le public contemple ce à quoi il est inéluctablement destiné, mais sans y être impliqué directement ».