L’ouvrage d’Alain Villaret est issu de sa thèse de Doctorat d’État intitulée Les dieux augustes dans l’Occident romain, un phénomène d’acculturation, soutenue à l’université de Bordeaux Montaigne le 12 mai 2016 et en constitue une version remaniée.
Dans son propos liminaire, A.Villaret écrit (p.17) qu’il convient d’abord de s’ « entendre sur le concept de dieux augustes » et que l’ « on désigne traditionnellement par ce terme des divinités dotées de l’épithète Augustus/a dès le règne du premier empereur et jusqu’au IVe siècle. Le port du titre impérial semble indiquer une relation particulière entre ces divinités et l’empereur, la famille impériale ou le pouvoir impérial. Toutes les divinités traditionnelles, qui ont une existence propre en dehors du cadre du « culte impérial », peuvent devenir « Augustes » comme Apollon, Vénus, Mars, Mercure, Victoire. Les dieux augustes seront compris comme des divinités « de plein droit », existant hors de la sphère impériale, que l’attribution du titre « Auguste » relie cependant à l’empereur ».
L’enquête sur les dieux augustes porte principalement sur les provinces d’Occident, aire géographique dans laquelle ils sont majoritairement présents, leur adoption par les provinciaux soulevant la question de leur acculturation politique et religieuse.
Basée principalement sur le matériau épigraphique (2727 inscriptions sont ainsi disponibles pour cette investigation), l’étude entend « débrouiller », à travers sept grands chapitres, le rapport des dieux augustes au pouvoir et au Prince (chapitres I à III), aux identités provinciales (chapitre IV) et à la cité (chapitres V à VII).
Dans le premier chapitre (« Les dieux augustes : une énigme épigraphique ? »), l’auteur commence par déterminer ce « que ne sont pas » les dieux augustes. Il établit tout d’abord que l’épiclèse Augustus/a n’est pas un simple synonyme de Sanctus (« l’épigraphie nous aide à confirmer le rapport étroit d’Augustus avec le prince et sa différence avec Sanctus », p.23).
Après un examen minutieux des formulaires votifs employés, A.Villaret détermine que l’épithète auguste qualifie bien le dieu qui la porte et qu’existe une relation étroite entre ces divinités et les empereurs. Pour autant, les divinités augustes ne paraissent pas être des protecteurs attitrés de la Domus Augusta et encore moins, pour l’auteur « l’expression d’une incarnation des dieux dans les membres de la famille impériale (voir la démonstration offerte aux pages 29-31 avec, notamment, la Livie-Cérès de Lepcis Magna ) ».
Dans le deuxième chapitre (« L’empereur, médiateur des dieux : dieux augustes et légitimité »), A.Villaret entend démontrer que le phénomène de « l’augustalisation » des dieux exprimerait la « médiation » que le Prince assurerait entre hommes et dieux. L’association de l’empereur ou des membres de la Domus Augusta avec les dieux est extrêmement fréquente et elle peut se traduire parfois par « l’augustalisation » des divinités, l’auteur prenant à titre d’exemple un autel lyonnais dédié à Mercure et Maia Augustes, monument propre « à illustrer le rapprochement du Numen impérial et des dieux augustes (p.56) ».
Coopérant avec les dieux mais sans être lui-même une divinité, le Prince joue un rôle actif, celui de « catalyseur » entre mortels et immortels, ce que traduit « l’augustalisation » avec les exemples, pour l’Urbs, de l’Ara Pacis Augustae (p.71), de l’autel de Providentia Augusta (p.71-72), de l’autel de Ceres et Ops Augusta (p.72), du temple de Concordia Augusta (p.73) et de Mercure Auguste sous Auguste (p.74) et, pour les provinces, de Diane Auguste à Patras en Achaïe (p.74-76) et du temple des Victoires de Caracalla à Dougga en Afrique (p.77-81).
L’empereur, de par sa fonction, dispose d’une « surhumanité » qui s’exprime par les « vertus » de l’Auguste regroupant ses qualités propres et son Numen, ce dernier étant « la manifestation, l’épiphanie d’un pouvoir divin (p.86) ». Le Numen Augusti, selon A.Villaret, est seulement la divinisation du pouvoir d’action du Prince (p.89). L’historien évoque par la suite le terme Augustus, épiclèse employée de manière exclusive dans les provinces de l’Occident romain pour souligner l’association des dieux et de l’empereur. Le titre Augustus, dont la charge religieuse était considérable, est à mettre en relation avec les auspices (voir les développements des pages 93 à 98), tout comme les dieux augustes (p.98-101).
« Le titre unique d’Auguste », écrit A.Villaret page 106, « à connotation romuléenne, conféré aux dieux a de fortes connexions avec les auspices, l’imperium, la souveraineté et exprime l’accroissement de puissance accordé par les dieux au prince. Celui-ci devient, de ce fait, leur médiateur auprès des hommes et il s’inscrit dans une réalité cosmique ».
Dans le troisième chapitre (« Les dieux augustes dans l’espace et dans le temps »), A.Villaret s’intéresse à la répartition géographique des dieux augustes au sein de l’Empire.
L’Orient ne concentre que 3,97 % des attestations épigraphiques avec 112 occurrences (l’auteur évoque d’ailleurs un « contrepoint oriental »). On compte 52 inscriptions consacrées aux dieux augustes dans la péninsule balkanique et 51 pour le reste de l’Orient. L’auteur (p.161) relève que « seules quelques colonies romaines déduites (Corinthe, Patras, Phillipes), quelques sites voisins de provinces occidentales (Cyrène), d’où peut venir l’exemple, leur font une place notable ».
Phénomène occidental, « l’augustalisation » ne touche pas les provinces de la partie ouest de l’Empire de manière uniforme : elle n’est présente que dans 5 % des dédicaces à Rome. Dans les provinces, on observe de grandes différences : le « taux d’augustalisation » en Afrique dépasse souvent les 60 % alors qu’à l’autre bout du spectre, La Belgique, les Germanies, la Bretagne, la Lusitanie et la Rhétie font moins de 5 % (p.126).
Apparue avec le Principat, « l’augustalisation » se répand rapidement en Occident et A.Villaret (p.153) écrit que « c’est (…) au cours du IIIe siècle et plus particulièrement après les Sévères que l’usage de cette expression originale du culte impérial, que sont les dieux augustes, s’étiole et disparaît peu à peu ».
Cet état de fait n’est pas à mettre en lien avec le christianisme au milieu du IIIe siècle. Pour l’auteur (p.162), désormais, « on préfère compter sur les dieux personnels seuls, en qui on a confiance, et on laisse les dieux augustes aux détenteurs de fonctions pour qui ils sont une expression de loyalisme obligé parmi d’autres ».
Dans le chapitre IV (« Dieux augustes et identités »), A.Villaret note d’emblée la large prédominance des théonymes romains parmi les divinités ayant l’épiclèse auguste. L’enquête débute par les « dieux de l’État et de l’empereur » avec la Triade Capitoline (p.164-170), les « dieux personnels des Princes » avec les couples Apollon/Diane et Mars/Vénus pour les divinités augustéennes et julio-claudiennes (p.170-177) ; Hercule, Liber Augustes pour les Antonins et les Sévères (p.177-179) et les « vertus augustes (p.179-181) ».
Les « dieux romains des communautés et des individus » viennent ensuite, avec les divinités poliades et civiques (p.181-182), les « dieux des activités économiques et des groupes sociaux (p.183-185)» et les « dieux personnels, protecteurs des individus (p.185-188. L’auteur relève qu’Esculape reçoit un tiers des 150 occurrences occidentales, page 185) ».
Suit un développement extrêmement intéressant dans lequel A.Villaret se penche sur le problème de l’interpretatio romana, avec les exemples, pour l’Hispanie d’Hercule Auguste (p.192), pour les Gaules et les Germanies de Mercure (p.194-195) et Mars (p.195-197) Augustes, pour le secteur danubien de Silvain Auguste (p.198-199) et de Diane Auguste (p.199-200) et pour l’Afrique de Saturne Auguste (p.201-203), de Caelestis Auguste (p.203-206) et de Mercure Auguste (p.206-209).
L’historien évoque enfin les divinités « indigènes » avec des exemples tirés des Gaules et des Germanies, de l’ensemble danubien et de l’Afrique. L’auteur (p.222), en conclusion du chapitre, indique que « les divinités romaines politiques et dynastiques ne sont donc pas les seules à être qualifiées d’Augustes et la part des divinités des communautés locales et des individus les dépasse » et qu’ « en outre, l’augustalisation ne se contente pas de faire de l’empereur le médiateur des seuls dieux romains auprès des seuls citoyens romains (…). Elle fait aussi de l’empereur un intermédiaire des divinités locales, interprétées ou indigènes, pour tous les sujets de l’Empire ».
Dans le chapitre V (« Dieux augustes, cités acculturées, élites municipales »), A.Villaret indique que les inscriptions font état de 2681 individus ou groupes qui auraient consacré une dédicace aux dieux augustes.
L’auteur s’intéresse tout d’abord au lien pouvant exister entre statut des cités et présence des divinités augustes. Il relève que seules les cités romaines ont un véritable poids dans l’augustalisation, ce qui est significatif du lien entre acculturation et dieux augustes (p.227).
L’étude porte ensuite sur les relations entre divinités augustes et « acculturation onomastique » des individus. A.Villaret (p.230) établit que « les quatre cinquièmes des adeptes de l’augustalisation sont des citoyens romains ou leurs affranchis » et qu’« en dehors de l’Hispanie, il paraît évident qu’une très large part sinon la grande majorité des adeptes de l’augustalisation est d’origine indigène (p.236) ».
L’empereur semble étranger à l’augustalisation dans les provinces occidentales et les hauts serviteurs de l’État se sont engagés de manière très faible dans le culte des dieux augustes. Celui-ci concerne principalement les élites municipales. Nombre de monuments ont un caractère public et l’auteur écrit (p.276) que « la fréquence de la dimension publique des dédicaces de notables semble nous orienter vers un désir d’autoreprésentation recouvrant toute autre considération ». Les évergésies sont ainsi nombreuses avec, à titre d’exemple pour l’Afrique, 107 occurrences concernant la construction ou la restauration d’édifices. Certaines dédicaces, plus rares, témoignent également d’une manifestation de piété personnelle, comme la dédicace de Censor(ius) Iugarius à Nemausus Auguste à Nîmes pour le salut de sa fille (p.282).
Dans le chapitre VI (« Les humiliores et les femmes, aussi ») A.Villaret se penche sur la dimension « populaire » du culte des divinités augustes. Les couches « intermédiaires », Augustales, riches affranchis, ingénus, ont souscrit volontiers à l’augustalisation. Tout comme les notables, ils pratiquent des évergésies à l’instar, par exemple, de l’esclave aisé Trophimus qui finance (probablement) une fontaine monumentale à Salone (p.302. Le monument est consacré à Silvain Auguste).
Les affranchis et esclaves impériaux de rang subalterne, tout comme les militaires, paraissent moins impliqués. Les plus humbles parmi les humiliores (citoyens pauvres, affranchis, esclaves en milieu urbain…) sont, semble-t-il, moins concernés par l’augustalisation.
Enfin, les femmes ne représentent que 7,72 % de l’ensemble des dédicants aux dieux augustes (209 femmes mentionnées, p.322). Sur cet ensemble, 104 femmes agissent « dans l’ombre d’un père ou d’un mari », ce qui est le reflet de leur situation juridique, l’autre moitié, regroupant 105 femmes, agissant donc seule. Une énorme majorité de ces femmes se rattache à la notabilité, à l’élite municipale et elles peuvent également pratiquer des évergésies (voir les pages 323 à 325).
Le chapitre VII (« Les dieux augustes dans l’espace de la cité ») est consacré aux « aires » de résidence des divinités augustes. L’enquête débute par le milieu rural avec le constat (p.333) que « la part des dieux augustes dans des zones rurales est réduite puisqu’on en relève à peine 15 % dans des sites sûrement ou probablement identifiables, le plus souvent des sanctuaires ». Prédomine donc très largement la localisation urbaine.
Les dieux augustes se retrouvent dans le centre civique des cités : 151 monuments proviennent sûrement d’un forum (voire de la place centrale d’une agglomération secondaire) et 335 en proviennent probablement (p.335). L’augustalisation est décelable dans les Capitoles, les lieux du culte impérial, dans les basiliques et les curies, dans les temples des divinités poliades.
De nombreux sanctuaires poliades ont également accueilli les divinités augustes (voir le développement relatif au sanctuaire de la Fontaine de Nîmes, p.348 à 353), tout comme des sanctuaires municipaux et provinciaux du culte impérial. Les dieux augustes se retrouvent dans les édifices dédiés aux loisirs (théâtres, amphithéâtres, thermes urbains), dans les quartiers ( sanctuaires, temples, petites chapelles, arcs, fontaines, macella…), les scholae des collèges, les demeures de notables et les grands sanctuaires périurbains comme celui, par exemple, de Grienmatt à Augst en Germanie Supérieure (p.372-373). Le milieu militaire les accueille également même si c’est dans une moindre mesure.
A.Villaret s’intéresse pour finir au cas du municipe de Munigua en Bétique (p.383-393), unité urbaine dotée de trois espaces distincts (un espace privé, un centre civique et un sanctuaire) organisés sur différents niveaux délimités et hiérarchisés. Un tel ordonnancement pourrait permettre de saisir (l’historien reconnaît qu’il s’agit d’une hypothèse) les relations unissant les dieux augustes, le culte impérial et la cité (l’auteur écrit p.395, qu’« à Munigua la conception du sanctuaire des Terrasses, probablement celui d’Hercule Auguste dominant le forum, auquel il est relié par des rampes monumentales, les rites que l’on peut en déduire, sont une illustration magnifique, bien qu’en partie hypothétique, de cette idéologie de la médiation »).
« Idéologie de la médiation impériale, identités diverses des dieux, identités multiples des dévôts, telles sont les trois facettes politique, religieuse, sociale d’un même phénomène d’acculturation révélé par le culte des dieux augustes » écrit A.Villaret dans sa conclusion générale.
L’enquête extrêmement rigoureuse et approfondie menée par A.Villaret sur les divinités augustes est d’une très grande qualité scientifique et la thèse qu’il défend, faisant de l’empereur un médiateur entre hommes et dieux à travers le phénomène de l’augustalisation, est pour le moins convaincante.
La lecture de l’ouvrage nécessite une connaissance préalable de la religion romaine ainsi que des notions d’épigraphie latine, le livre s’adressant plus volontiers aux chercheurs ou, en tout cas, à un public averti.
Ceux-ci ne manqueront pas d’en faire leur miel, les dieux augustes dans l’Occident romain constituant un excellent outil de réflexion et d’investigation pour des travaux à venir.
Grégoire Masson