Les ouvrages présentant des mémoires d’anciens combattants allemands du front de l’est sont nombreux. Ceux de leurs adversaires soviétiques le sont beaucoup moins. Il y a certes eu les mémoires de généraux fameux comme Joukov, ou d’auteurs connus tels Vassili Grossman. Mais plus rares sont les témoignages de soldats anonymes. Il y a quelques années, dans Vaincre à tout prix, Elena Joly publiait une première série de témoignages. Aujourd’hui, Jean Lopez (auteur de nombreux ouvrages sur les combats du front de l’est) et Lasha Otkhmezuri (journaliste) nous livrent douze témoignages sans concessions sur l’état d’esprit et le comportement des combattants soviétiques de la Grande Guerre patriotique. Il s’agit cependant d’un ouvrage qui, en dépit de son titre, s’intéresse peu à la grandeur et davantage à la misère.

Des parcours très différents.

Il est regrettable que les auteurs n’expliquent pas comment ils ont sélectionnés leurs témoignages. On peut comprendre à la lecture de l’ouvrage qu’ils essayent de balayer la plus grande diversité de situations. Il y a une femme, et une seule, mais il s’agit d’Elena Bonner qui fit la guerre comme infirmière dans un train sanitaire. Des russes qui se battirent dans diverses armes (transmissions, infanterie, blindés etc.) avec plus ou moins de réussite. Ce qui vaut à certains le passage par des camps de prisonniers finlandais ou allemands. Il n’y a cependant pas de partisans parmi les témoins. On trouve donc des représentants de diverses nationalités de l’ex-Union soviétique : un jeune paysan bachkir, un géorgien qui combattit aux côtés des Allemands, des Juifs qui servent de révélateur à l’antisémitisme ambiant. Beaucoup sont des intellectuels qui remettent en cause le mythe de la Grande Guerre patriotique et le système soviétique.

La mobilisation d’un peuple.

Les témoignages concordent sur la manière dont la plupart des soviétiques ont abordé le conflit : avec optimisme et détermination, parfois enthousiastes. Le désenchantement fut à la hauteur de leurs espérances. Par leur questionnement les auteurs appuient là où cela fait mal et mettent en évidence les carences de l’Armée rouge. Des soldats envoyés au front sans armement digne de ce nom. En 1941 on manque d’armes pour les milices nouvellement formés et envoyées, dans une véritable mission de sacrifice, retarder l’avance allemande. Ou des équipages de chars dont la composition change sans cesse ce qui annihile tous les entrainements. Les récits s’étendent aux usines transplantées dans l’Oural où l’on travaille parfois à ciel ouvert quelle que soit la saison et où les ouvriers et ouvrières meurent littéralement à la tâche du fait des horaires, des conditions de travail et du trop peu d’alimentation. Le pays ayant déjà du mal à nourrir ces propres soldats. Des récits dans lesquels on trouve aussi des officiers peu ou pas formés et ivrognes qui sont souvent sans pitié pour le sort de leurs propres troupes. Pourtant tous ces témoins se sont battus avec courage, certains sont même décorés. Il y a réellement eu une volonté de défendre le territoire, beaucoup insistent sur la portée du discours de Staline de juillet 1941.

Une armée encadrée

Mais les auteurs ne cachent pas non plus la triste réalité d’une armée qui est un rouage dans un système totalitaire. Les unités de barrage du SMERSH chargées de décourager les fuyards et qui procèdent à l’exécution de tous ceux qui quittent le front ou qui reculent. L’Armée rouge détient le record d’exécution de ses propres troupes. Il y a également les strafbaty, ces bataillons disciplinaires chargés des missions les plus périlleuses, on n’en revient que blessé ou décoré. Les témoins s’étendent également sur le rôle qu’eurent à jouer les commissaires politiques tout au long de la guerre. Une vision parfois différente, certains reconnaissent avoir eu affaire à des commissaires politiques humains, d’autres n’ont vu en eux que les représentants du système répressif.

L’encadrement et la pression d’un appareil policier qui touchait également tous ceux qui ont servi dans le camp de l’Axe ou qui ont été faits prisonniers par celui-ci. A leur libération des stalags, ils doivent passer par une commission spéciale et certains iront ensuite dans d’autres camps, ceux du Goulag. Les auteurs, dans leurs interviews, profitent du parcours personnel de certains de leurs témoins pour élargir leur description à la société civile soviétique et aux persécutions qu’elle a subi.

Un mythe brisé

Le questionnement qui revient tout au long de l’ouvrage se veut critique vis-à-vis du mythe de la Grande Guerre patriotique. Les auteurs ne se privent pas de mettre en évidence un certain nombre de faits, souvent peu connus du lecteur occidental et encore plus du lecteur russe qui lui est conforté dans le mythe d’une guerre gagnée grâce à Staline par une grande partie des autorités actuelles.

Les angles d’attaque des thèses officielles sont nombreux. Le cri de guerre « Pour Staline » fait l’objet d’une remise en cause, les soldats hurlant des propos plus crus lorsqu’ils montaient à l’assaut. Les motivations patriotiques ressortent également beaucoup plus que les motivations idéologiques. L’hostilité réelle ou supposé à l’égard des membres du parti communiste ressort dans els camps de prisonniers où ils sont parfois dénoncés par leurs camarades. Comme le sont également les Juifs, témoignages d’un antisémitisme qui ne touchait pas que les soviétiques qui ont collaboré avec les Allemands. Les auteurs essayent également de voir quels étaient les rapports entre les différentes nationalités au sein de l’Armée rouge. Il apparaît que dans les camps de prisonniers il peut y avoir des rivalités nationales. De même, certains témoins ont des préjugés sur les soldats originaires d’Asie centrale. Une bonne partie des interviewés est cependant surprise que l’on puisse l’interroger sur ce thème là, signe d’une certaine forme d’adhésion à l’idée d’Union soviétique. La propagande soviétique met souvent en avant le rôle des femmes dans la Grande Guerre patriotique mais oublie de préciser qu’elles furent souvent l’objet de harcèlements de la part de leurs camarades masculins.

Mais c’est sur le comportement des soldats soviétiques en Allemagne en 1945 que l’ouvrage est le plus précis. Les questions des pillages et surtout des viols sont largement abordés. Cela constitue les passages les plus durs du livre, en particulier dans sa première partie. Tous les témoins ou presque y ont assistés, certains reconnaissent même avoir participé.

En conclusion

Au final, c’est un livre de témoignage riche en informations. L’ouvrage bénéficie de nombreuses notes qui permettent de replacer les évènements mentionnés par les vétérans dans le déroulement des opérations militaires. On perçoit bien que c’est la spécialité de Jean Lopez. Il est l’auteur de 4 livres récents sur les opérations militaires en Union soviétique parus chez Economica et rédacteur en chef du magazine Guerre et histoire.

On peut cependant regretter que les auteurs ne mettent pas davantage en relation les exactions commises par l’Armée rouge avec celles commises par les Allemands en Union soviétique. Les témoignages cités n’abordent quasiment pas la question de ce que ces soldats ont pu voir des atrocités nazies.