Parmi les photographies les plus connues de tous figurent sans doute celles d’Hiroshima. On peut penser à l’image du champignon atomique, aux victimes et aussi aux destructions matérielles. Pourtant, une fois passé le choc, s’interroge-t-on sur ces images ? C’est à cet exercice que se livre Michael Lucken. Historien, auteur de plusieurs ouvrages dont « Les Japonais et la guerre » ou « Le Japon grec : culture et possession », Michael Lucken est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales depuis 2006. Il a dirigé le Centre d’études japonaises de 2014 à 2018. Son ouvrage contient des reproductions de certaines images, des notices biographiques ainsi qu’une bibliographie.

Photographie et écriture de l’histoire

Les photographies ne sont pas que des illustrations. Elles informent sur la pensée et l’écriture de l’histoire. Pourtant, l’analyse et l’interprétation des sources photographiques est encore loin d’être une réalité dans les formations d’historien. La photographie a modifié notre sens de l’histoire. Il a souvent été observé que le témoin oculaire de destructions n’a conservé qu’une vision lacunaire de l’évènement. En conséquence, la photographie apparait plus proche de l’évènement. Les photographies et les films pris à Hiroshima et Nagasaki dans les semaines qui ont suivi les bombardements sont diffusées de façon massive. Le parallèle entre la photographie et la déflagration atomique fut très tôt repéré.

L’arme photographique

La quasi totalité des vues aériennes des villes japonaises en ruine après les bombardements fut prise par la Marine et l’Armée américaines. Quand on considère que la 10 ème Armée US recense 270 363 vues aériennes pour la seule campagne d’Okinawa, il n’est pas aberrant de penser que le chiffre global de clichés pris au-dessus du Japon à l’époque se situe entre un et deux millions. La photographie fut, au même titre que les radars, un instrument indispensable des campagnes américaines de bombardements massifs. Elles furent avant tout des instruments militaires. Elles servaient aussi à repérer des objectifs militaires. A cause de problèmes d’enregistrements, les images d’expérimentations scientifiques et de bombardements dévastateurs ont été mélangées dans les médias. En parallèle, il faut savoir que le reportage filmé ou photographié s’est développé au Japon au début des années 30. Il y eut au moins quinze personnes qui prirent des photos sur place après les bombardements. Ces photographies ont en grande partie disparu : il en reste peut-être environ 200. Cette destruction fut organisée par le gouvernement militaire. Le contexte essentiellement militaire de productions des images relatives à la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki est un élément fondamental. Sans les règles édictées et sans le matériel, il n’existerait aucune image, mais sans les règles de contrôle, il en existerait davantage.

Faire cible

Comment et pourquoi des images parviennent-elles à se fixer dans l’histoire ? Plusieurs images de Tokyo en ruines  ont été  particulièrement reproduites. Le cliché 2899 est un des plus récurrents et il se trouve dans plusieurs publications. Il s’agit d’une vue à vol d’oiseau. Le dôme de Kokugikan y est immédiatement identifiable. Les images que l’on a conservées des destructions de la guerre ne sont pas vierges. Elles s’inscrivent dans une histoire qui les contextualise. Kenneth Werrell dit «  l’impact du tremblement de terre de 1923 fut le fondement pour la plupart des spéculations concernant le potentiel des attaques aériennes ».

Fixer le temps

Les explosions nucléaires marquent un tournant dans l’histoire. Cependant, le Japon est souvent réduit à cette image et à celle des kamikazes. Evoquer ces folies de la guerre permet de justifier une ambition de paix qui nous est propre. L’Occident se complait dans la vision d’un Japon traumatisé car cela lui renvoie par antithèse l’image de son ordre. La manière dont est perçue l’utilisation de la bombe atomique varie suivant les pays et trahit des sentiments complexes. Une des caractéristiques des images des champignons atomiques est d’induire un rapport direct au temps de l’évènement. Elles ne montrent que ce qui n’est pas resté. L’image de l’horloge ou de la montre arrêtées figurent parmi les plus reproduites. Matsushige Yoshito prit cinq photographies qui montrent les victimes d’Hiroshima le jour de la catastrophe et, à ce titre, elles restent dans l’histoire. Un grand nombre de clichés décrivant les traumatismes vont être pris dans une deuxième phase.

Organiser la table rase

Le feu du combat fut assimilé à un feu rédempteur comme le montre, par exemple, un poème de Takamura. Il existe une différence entre les représentations des destructions de Hiroshima et de Nagasaki et celles des autres grandes cités japonaises. Celles-ci étaient frappées en divers endroits. Les B-29 larguèrent 160 000 tonnes de bombes sur le Japon. L’armée américaine estime que 40 % des zones bâties des villes furent détruites. On peut aussi se poser la question du chiffre des pertes humaines. En 1994, le gouvernement japonais publia les chiffres suivants pour Hiroshima et Nagasaki : 186 940 et 102 275 morts. Il n’y eut pas à Nagasaki de survivant pour faire des clichés le jour-même.

De la dilution

Une semaine après Hiroschima, le peintre Maruki Iri est sur place car sa famille résidait là. Il est rejoint quelques jours plus tard par son épouse qui est également une artiste. Quelques années plus tard, ils réaliseront une exposition consacrée à l’explosion. La série « Scènes des bombardements atomiques » a été peinte par les époux Maruki entre 1949 et la fin des années 1980. Elle fut montrée dans de nombreux pays. Comme pour Otto Dix, l’expression plastique joua pour les époux Maruki un rôle cathartique. Des photographies furent publiées par les journaux entre la capitulation du Japon et l’imposition de la censure par les Américains. Les choses évoluèrent à partir de 1952, date des premiers anniversaires après le départ des troupes américaines.

Epilogue

« Dans le cadre d’une production d’images mécanisée et en très grande quantité, il se crée parfois un phénomène d’entrainement vertueux : les images assurent la connaissance et la promotion de l’évènement qui, en retour, soutient la valorisation de certaines d’entre elles ». Les représentations du champignon atomique sont aujourd’hui plus diffusées que les vues des cadavres carbonisés. La pertinence du témoignage n’est pas liée à la profondeur du traumatisme mais à un équilibre, un dosage entre qualité du vécu et qualité du rendu.

Grâce à cet ouvrage, Michael Lucken pose la question du statut de certaines images et invite le lecteur à prendre le temps de la réflexion au-delà du temps de l’émotion.