Un million de prisonniers allemands ont été détenus en France de 1944 à 1948. Beaucoup de ces très nombreux captifs étaient des soldats très aguerris, dont la compétence professionnelle faisait des recrues de choix pour l’armée française, qui y puise une partie de ses combattants d’Indochine. Pour pourvoir rapidement à son besoin en hommes, des moyens de pression indirects sont utilisés. La sous-alimentation et la dureté des conditions de détention accroissent le pouvoir de conviction des recruteurs de la Légion étrangère qui font la tournée des camps de prisonniers. La crainte des Soviétiques, notamment chez les prisonniers originaires de l’Est de l’Allemagne, s’y ajoute. Enfin, des bureaux de recrutement sont ouverts dans la zone d’occupation française en Allemagne, attirant notamment de jeunes gens sans avenir et souvent sans famille. Cet appel à l’engagement facilite aussi, dans des proportions toutefois plus limitées qu’on a pu l’imaginer, le recyclage d’un certain nombre d’ex-Waffen-SS compromis dans des crimes de guerre. En tout, 30 000 des 72 000 légionnaires engagés en Indochine sont de nationalité allemande.
Leur incorporation à Sidi-Bel-Abbès en Algérie, qui était alors la « maison mère » de la Légion, n’est pas aussi dépaysante qu’on pourrait le supposer. En effet, la forte proportion d’Allemands (qui excède les normes réglementaires de panachage préconisées), mais aussi d’engagés venant des pays de l’Est qui comprennent ou pratiquent l’Allemand en fait la langue vernaculaire de la troupe, y compris celle des ordres énoncés par les petits gradés. De même, les chants militaires se germanisent très rapidement. Certains sont issus d’un registre traditionnel mais d’autres sont des reprises du répertoire de l’armée nazie. Cette germanisation de fait ne semble pas avoir enchanté le corps des officiers, qui la tolère pour des raisons d’efficacité pratique. Une autre particularité de la situation est que la très forte expérience combattante d’une partie des nouveaux engagés excède celle d’une grande partie de leurs cadres, sans que la culture de la discipline en soit pour autant compromise.
Si ces aperçus spécifiques sont relativement inédits, en revanche la deuxième partie du documentaire brosse un tableau mieux connu, celui de la Guerre d’Indochine. Sans développer la chronologie du conflit, l’accent est principalement mis sur un double aspect. Le premier est celui des conditions de guerre et des méthodes de combat impitoyables pratiquées par les deux parties, marquées par le double constat de l’inefficacité des techniques de pacification employées par les Français, et des crimes de guerre incontrôlés perpétrés par les deux camps. Côté français, une partie de ces exactions est d’ailleurs expéditivement imputée aux légionnaires allemands du fait des antécédents de guerre nazis… Le deuxième volet se concentre sur la bataille décisive de Diên Biên Phu, dont le déroulement est récapitulé avec efficacité jusqu’à son issue fatale. Après la capitulation du camp retranché, le sort des légionnaires allemands en captivité se singularise. Les conditions matérielles sont aussi dures que pour le restant de leurs camarades du corps expéditionnaire. Mais ils sont regroupés à à part, dans un camp spécifique, où leur rééducation politique s’appuie sur la présence d’un commissaire politique est-allemand, et des tentatives de débauchage les incitant à choisir la RDA. L’efficacité de cette action n’est hélas pas mesurée.
Ce tableau historique s’appuie sur une narration documentaire fluide. Elle est illustrée par de nombreuses images d’actualités d’époque, parfois crues, et un passage dans les fonds de la BDIC. En outre deux groupes d’intervenants apportent pour les uns, leur expertise, et pour les autres leur expérience. L’éclairage des spécialistes est donné par six historiens : Pierre Thoumelin, qui a étudié les légionnaires allemands de l’après-guerre, Valentin Schneider, auteur d’une synthèse remarquée sur les prisonniers de guerre allemands en France (chroniquée par la Cliothèque), Jean-Marc Le Page (lui aussi référencé sur la Cliothèque), Pascal Pinoteau et Michel Bodin, spécialistes de la guerre d’Indochine, Alain Ruscio, historien du colonialisme. En contrepoint, le vécu des participants est restitué par les témoignages d’anciens protagonistes du conflit indochinois : six légionnaires (un Polonais, trois Allemands issus des Jeunesses hitlériennes et recrutés dans la zone d’occupation française, ainsi que deux petits gradés français) et trois combattants du Vietminh à Diên Biên Phu.
Les spectateurs curieux qui s’intéressent à la Légion Étrangère ou à la Guerre d’Indochine prendront intérêt à découvrir ce documentaire. En revanche, il sera moins évident pour les professionnels de l’enseignement d’en tirer parti.
© Guillaume Lévêque