Quand le mur de Berlin est tombé en 1989, s’est posée la question de l’avenir des frontières. En 2014, les évènements en Ukraine ou l’avènement de l’Etat Islamique au Proche-Orient nous rappellent toutefois son importance. On assiste à une multiplication de tous types de barrières dans le monde, permettant de visualiser concrètement ces frontières. Aujourd’hui, sous l’effet conjugué de la mondialisation et des technologies, les frontières se transforment aussi en profondeur à la fois dans leurs formes et leurs fonctions. Elles deviennent l’objet d’enjeux majeurs. C’est ce que montre Anne-Laure AMILHAT SZARY (géographe, professeure à l’université de Grenoble-Alpes et spécialiste des frontières) dans ce petit livre, justement intitulé Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?
Paradoxalement, une frontière est MOBILE. On parle de frontières, au sens de limite territoriale, à partir des traités de Westphalie en 1648. L’idée d’Etat-nation territorial s’affirme alors. Le tracé de frontières le long des fleuves et des montagnes (des « frontières naturelles ») répondaient alors à la nécessité d’ancrer la légitimité du souverain (divin) sur des éléments du relief. Les frontières ont été inventées en même temps que les cartes. La conférence de Berlin en 1884-1885 et le traité de Versailles sont également fondateurs de l’histoire des frontières. Les frontières peuvent changer (évolutions topographiques entre la Suisse et l’Italie par exemple). Elles sont parfois ouvertes. Des territoires transfrontaliers (des « dyades » selon M. FOUCHER) deviennent des interfaces. En Europe, l’ouverture des frontière au sein de l’espace Schengen reste toutefois une exception car la recrudescence de murs dans le monde est le symbole d’un mouvement inverse de fermeture des frontières. On dénombrait 19 murs à la fin de la Guerre Froide, 12 y ont survécu et 25 autres ont été construits depuis 2001. A l’opposé de notre imaginaire, une frontière est donc un espace instable à la fois ouvert ou fermé selon les processus en œuvre. Il est toutefois devenu plus rare de se battre pour une frontière. La violence interne a pris le pas sur les conflits internationaux. Mais il existe encore des « frontières chaudes » : conflits de position (pour un tracé), conflits territoriaux (revendication d’un territoire) ou conflits fonctionnels (pour une ressource). Les frontières font surtout l’actualité par leurs dimensions nouvelles, au-dessus (espace aérien) et au-dessous de la surface de la Terre. 70% de la planète est couverte par les mers et océans. Ce territoire immense est dorénavant ouvert à la fabrication de frontières, ce qui bouleverse la donne géopolitique. La Convention de Montego Bay en 1982 pose les bases de ce partage. De petites terres microscopiques, la plupart du temps inhabitées, font maintenant l’objet de rivalités aiguës. Les frontières connaissent surtout un déploiement de leurs fonctions en amont et en aval. On assiste à une dislocation (ou pixellisation) de la linéarité de la frontière. Elle devient davantage un nuage de points qui forment un réseau. On peut citer l’exemple d’actualité de FRONTEX, créée en 2004-2005. Cette Agence pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’Union européenne peut intervenir sur le sol de tous les pays membres mais également au-delà. La frontière s’exporte ainsi hors du domaine de souveraineté traditionnelle des Etats. A l’intérieur du territoire national, la frontière ne finit jamais. On parle par exemple de « douanes volantes ».
La frontière est aussi une RESSOURCE. Les frontières fabriquent du territoire autour d’elles. On assiste alors à des reconfigurations complexes de l’organisation du territoire. Les flux se développent en profitant des différentiels créés par la frontière. Une véritable « économie (légale et/ou illégale) transfrontalière » peut alors se mettre en place. La région SUGANGO (Wolfgang ZELLER) entre Soudan, Ouganda et Congo, qui échappe à toute souveraineté des Etats, voit ainsi se développer de nombreux trafics. Cet espace se redéfinit donc par la frontière qui le traverse. Dans la plupart des régions du monde, la part des acteurs privés est essentielle dans les mécanismes de coopération. Un exemple connu est le programme des maquiladoras né en 1965, instaurant des franchises aux passages à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. La politique peut aussi accompagner la coopération transfrontalière. Elle est ainsi davantage institutionnalisée en Europe (programme INTERREG). Dans tous ces cas, la frontière n’est plus un stigmate mais une ressource. On estime que le trafic illégal de personnes aux frontières génère 5 milliards d’euros. Une véritable « économie de contrôle » des frontières se met alors en place pour le contrecarrer. Aux frontières extérieures de l’Union européenne, des systèmes de surveillance sont installés sur 60 % de ses 14000 kilomètres. Aux Etats-Unis, la Border Patrol est passée d’un effectif de 4000 agents en 1992 à plus de 21 000 en 2013. Ils sont déployés à près de 90% sur la bordure Sud-ouest de la frontière avec le Mexique. Mais les routes migratoires changent et se réadaptent continuellement aux redéploiements des forces de l’ordre et des technologies.
La frontière est enfin INDIVIDUALISÉE. Selon le type de passeport que l’on possède, on peut avoir accès de 28 à 173 pays. On peut alors opposer les « nouveaux nomades globalisés » et les « parias globaux ». On remarque que les populations les plus vulnérables sont les plus affectées par les frontières. La violence de la frontière s’exerce sur ces individus les plus faibles et non plus sur des hommes et des femmes d’un Etat en guerre comme auparavant. Le nombre de morts augmente entre le Mexique et les Etats-Unis atteignant 500 l’an dernier. En Europe, la noyade est la première cause de décès aux portes de l’Europe. On estime à 3000 le nombre de décès sur les frontières européennes en 2014, un record. Des « jungles » s’ « organisent » également aux bordures de toute l’Europe, où les migrants vivent dans des conditions déplorables
Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? En tout cas, plus seulement une ligne telle que l’on se la représente souvent. Conçue tout d’abord comme une enveloppe protectrice, la frontière est devenue un lieu de rejet et violence, notamment pour les migrants clandestins. Elles sont toujours utiles car « les frontières internationales restent les supports de la citoyenneté qui elle-même fonde la démocratie ». Ce livre remet donc en question quelques unes de nos représentations sur la frontière et suscite la réflexion à l’aune de l’actualité.
Nicolas Prévost © Les Clionautes
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