Les éditions Vrin viennent de traduire la présentation de la philosophie islamique rédigée par Ulrich Rudolf, Professeur de sciences islamiques à l’Université de Zurich. L’objectif de l’auteur est de montrer que le monde islamique, loin d’être rétrograde et fondamentaliste, a connu et connait toujours une tradition philosophique rationnelle. Pour cela, il retrace sa genèse et présente les étapes de son développement. Il s’agit d’un livre d’histoire de la philosophie.

Le livre est construit en trois parties.

L’héritage antique.

Dans le chapitre 1 (p. 15-19), U. Rudolph rappelle les commencements de la philosophie dans le monde islamique dont il fait remonter les origines au VIIe siècle. À l’occasion de la conquête des terres byzantines, les musulmans entrent en contacts avec des populations parlant d’autres langues (grec, moyen perse, syriaque) et possédant un héritage culturel différent (hellénistique, iranien, chrétien…). La philosophie est encore très vivante chez les païens de la communauté d’Harran ou chez les chrétiens dissidents nestoriens et jacobites. Dès le VIIIe siècle, les musulmans traduisent les textes en arabe et exploitent cet héritage. Cet intérêt est multicausal. Alors que les sciences islamiques (droit, exégèse) se développent, les auteurs s’appuient sur ces nouvelles connaissances pour structurer leur enseignement. U. Rodolph insiste utilement : les philosophes musulmans ne sont pas seulement les traducteurs des philosophes grecs de l’Antiquité et n’ont pas reçu passivement leurs théories. Cette appropriation crée un dynamisme interne : si les philosophes parviennent à répondre à certaines questions, ils doivent rapidement faire face à de nouvelles. Et notamment, ils sont confrontés au rapport entre les données trouvées par la raison naturelles et les révélations contenues dans le Coran. Est-il possible de concilier la figure du prophète et celle du philosophe ?

Les grands philosophes islamiques (IXe-XVIIe s)

U. Rodolphe présente plusieurs portraits de philosophes médiévaux. Dans le chapitre 2, il rappelle le rôle prépondérant d’Al-Kindi (p. 21-29) dans la fondation de la philosophie en langue arabe. Sa priorité est d’accroitre les sources de sa pensée : Aristote et ses commentateurs (d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Philopon), les néoplatoniciens Plotin et Proclus… Al-Kindi définit le rôle du philosophe dont la vocation est la quête de la vérité dans une démarche fondé sur la recherche des causes. Aussi accorde-t-il une grande importance au problème aristotélicien de l’intellect. Son œuvre pose un défi au dogme. Dans le chapitre 3, U. Rudolph présente l’œuvre d’Al-Razi (p. 31-38) qui s’efforce à séparer théologie et philosophie. Cette mise à distance se transforme en affrontement. Persuadé que la perfection de l’âme relève de l’activité intellective, Al-Razi promeut un agir vertueux qui conduit à la vie bienheureuse. Son projet philosophique, audacieux, ouvre de nouvelles perspectives théoriques. Mais il suscite critiques et condamnations. Dans le chapitre 4, U. Rodolph présente l’œuvre d’Al-Fārābi (p. 39-47) qui met la philosophie au service du politique. Fondateur du néoplatonisme islamique, Al-Fārābi développe une réflexion précise sur les différentes modalités de la connaissance humaine et de la pensée. Il définit la philosophie comme une science universelle et accorde à celui qui mène une activité philosophique de pouvoir gouverner la cité. De même que le monde est gouverné par Dieu et que l’homme est gouverné par son intellect, le gouvernement doit être dirigé par une personne qui dépasse les autres en sagesse et en vertu. En tant que philosophe, le sage détient le savoir. En tant que prophète, il a le devoir de le transmettre. Avec l’œuvre d’Al-Fārābi, la philosophie conquiert sa pleine légitimité. Dans le chapitre 6, U. Rodolph présente l’œuvre d’Avicenne (p. 55-70) comme un changement de paradigme. Celui-ci promeut une ontologie et une psychologie qui cherchent à assimiler les données théologiques. Il défend la théorie selon laquelle l’intellect humain devient parfait en s’unissant à Dieu. Mais cette œuvre suscite de vives critiques.
Dans le chapitre 7, U. Rodolph présente la réaction théologique incarnée par Al-Ghazāli (p. 71-77). Celui-ci refuse d’étudier la philosophie comme un tout. Il la fractionne en disciplines. Aussi présente-t-il une œuvre opposée à celle d’Avicenne. Il développe une théologie qui intègre autant que possible les théories de la philosophie sur les plans ontologique, psychologique et éthique. Réfutant le néoplatonisme, il renoue avec le mysticisme : l’intellect humain doit être absorbé en Dieu. Dans le chapitre 8, U. Rudolph rappelle le rôle essentiel d’Ibn Bāğğa (p. 79-83) dans la réaction contre l’œuvre d’Avicenne. Suivant Al-Fārābi, il définit l’activité intellective comme étant l’activité humaine la plus noble. En revanche, il nie l’existence d’une société parfaite gouvernée par les philosophes. Dans le chapitre 9, U. Rudolph présente l’œuvre d’Ibn Tufayl (p. 85-90) selon laquelle le philosophe doit vivre en retrait. Dans le chapitre 10, U. Rudolph présente l’œuvre d’Averroès (p. 91-99). Défendant l’idée que philosopher est une obligation imposée par le Coran (sourate 59, verset 2 ; sourate 7, verset 185), Averroès légitime la philosophie et la figure du philosophe. Adhérant à l’aristotélisme, bien qu’en désaccord avec Avicenne, Averroès défend également l’idée d’une union de l’intellect humain et de Dieu, fruit d’une élévation progressive. Averroès défend la raison philosophique et définit ses prérogatives. Mais il promeut une conception élitiste de la philosophie réservée aux seuls aptes à découvrir les vérités voilées. Poussant la logique, il va jusqu’à énoncer que la religion ne peut enseigner une vérité contraire à l’enseignement philosophique. Son œuvre est condamnée. Les philosophes postérieurs se montrent plus prudents. Dans le chapitre 11, U. Rudolph présente l’œuvre de Suhrawardi (p. 101-110) qui définit la philosophie comme une théorie de l’illumination. S’il se veut un disciple d’Aristote, Suhwardi défend une théorie de la philosophie marquée par le soufisme. Il réconcilie figure du philosophe et figure du prophète.
Dans les chapitre 12 (p. 111-116) et 13 (p. 117-126), U. Rudolph rappelle utilement que la philosophie islamique n’a pas cessé au XIIe siècle. Plusieurs projets philosophiques coexistent. Dans le chapitre 14, U. Rudoph présente celui de l’école d’Ispahan (p. 127-133) qui se développe à partir de la fin du XVIe siècle. Le premier Mir Dāmād se montre original en estimant que la connaissance peut être acquise par la voie de l’intuition, par une illumination ou par une vision. Il n’oppose pas mais lie pensée discursive et intuition. Mullā Sadrā défend une théorie de l’âme habitée par un mouvement qui la conduit à se rapprocher toujours davantage de l’essence divine par la connaissance.

Les débats contemporains (XVIIIes-XXIe s).

Dans le chapitre 15 (p. 135-147), U. Rudolph présente les derniers siècles de la philosophie islamique. Au XVIIIe siècle, le monde musulman est confronté à la pensée européenne. La cour ottomane s’efforce de s’approprier le patrimoine et le savoir faire européens. Mais la confrontation tourne à l’affrontement. Les philosophes se demandent pourquoi le monde musulman perd sa prépondérance. Ils tentent de démêler le rôle de la religion et de la philosophie dans cette évolution analysée comme un déclin. Progressivement, la philosophie change de statut. Au XIXe siècle, la philosophie est une discipline à part entière qui s’enseigne à l’université al-Azhar. Durant le XXe siècle, les philosophes s’approprient les œuvres occidentales : Descartes, le premier traduit, mais aussi Auguste Comte, Bergson et Heidegger. Les philosophes s’interrogent sur leur héritage et cherchent à l’interpréter. Leur objectif est de mieux comprendre les liens que l’islam entretient avec l’histoire et la modernité. Muhammadal-Gabiri (1936-2000) défend une vision plurielle de la philosophie musulmane. Il oppose Orient qui a tendance à mêler religion, avec des éléments mystiques et ésotériques, et la philosophie et Occident davantage marqué par une tradition de rationalisme critique. Déconstructiviste, critique et analytique, Mohamed Arkoun (1928-2010) montre que la pensée islamique inclut différents héritages et interprétations et qu’elle est en cela plurielle. Ali Ahmad Sa’id (1930- ) insiste sur l’absence d’existence d’une culture islamique intemporelle et défend la théorie des phénomènes historiquement déterminés.

Un ouvrage stimulant mais lacunaire sur certains points.

L’ouvrage de U. Rudolph, bien rédigé et accessible, est une introduction stimulante. Chronologique, il est une histoire de la philosophie islamique. Synthétique, il présente les points essentiels de la pensée des auteurs présentés. Il montre que la philosophie islamique est le produit d’un processus intellectuel long et complexe et que cette philosophie est en réalité un ensemble de pensées plurielles qui héritent des précédentes et s’enrichissent en s’affrontant. Mais comme l’auteur le souligne très justement dans la préface de la traduction française (p. 7), l’ouvrage est lacunaire sur certains points. Deux méritent d’être relevés. Le premier point porte sur les liens entre foi et raison qui mériteraient d’être davantage explicités. L’auteur présente trop succinctement le processus d’autonomisation de la philosophie et ses enjeux. Le deuxième point porte sur la période contemporaine qui reste trop succinctement présentée. L’auteur présente surtout les philosophes comme des historiens de la philosophie. Une présentation plus développée des pensées originales contemporaines aurait terminé autrement l’ouvrage. En effet, les problématiques philosophiques se transfèrent et se repensent.
Mais l’ouvrage est à conseiller à tous ceux qui cherchent à mieux comprendre la pensée islamique et qui découvriront qu’il existe ce que certains appellent un « islam des Lumières ». L’auteur termine d’ailleurs sur une ouverture : le philosophe, s’il est marginalisé à certaines périodes, peut jouer un rôle essentiel dans la vie culturelle et politique pour défendre l’universalité de la raison.

Jean-Marc Goglin