Ce compte rendu a été réalisé en collaboration avec Alessia Trivellone, Maître de Conférences en histoire médiévale à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 et responsable du Groupement d’Intérêt Scientifique HéPoS sur l’hérésie. Ce livre est la traduction française très attendue d’un ouvrage majeur qui a fait beaucoup discuter dans le monde anglo-saxon et qui remet profondément en cause les connaissances sur l’hérésie médiévale.
R. I. Moore est un historien bien connu des médiévistes. Son ouvrage The Formation of a Persecuting Society: Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, paru en 1987 [1], s’est rapidement imposé comme un classique pour les historiens du Moyen Âge. En 2012, dans son livre The War on Heresy. Faith and Power in Medieval Europe (Londres, Profile Books), il livre les résultats d’une réflexion sur l’hérésie qu’il mène depuis plus de quarante ans [2]. Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval en est l’édition française, augmentée d’un précieux apparat de notes, d’une préface et d’un post-scriptum; l’excellente traduction est réalisée par Julien Théry, Professeur d’Histoire médiévale à l’université de Lyon 2, spécialiste de la répression de l’hérésie par l’Inquisition [3].Le texte se lit comme un long récit chronologique continu qui s’étale à travers dix-huit chapitres, regroupés en deux parties aux titres évocateurs (partie 1: «Crier ‘dévastation!’»; partie 2: «Les chiens de la guerre»). Le style est fluide et non dépourvu d’humour, dont la traduction française garde la force intacte. Mais l’apport principal de ce livre agréable à lire vient surtout des rigoureux principes méthodologiques et épistémologiques qu’il applique à l’histoire de l’hérésie médiévale. Pour en apprécier la portée, il faudra constater au préalable que l’étude de l’hérésie médiévale, pendant des siècles chasse gardée de «l’histoire religieuse», souffre encore trop souvent d’un manque de recul critique vis-à-vis des sources. Des propos clairement posés par l’auteur dans sa préface à l’édition française ne seraient aujourd’hui pas révolutionnaires (ou presque) s’ils étaient appliqués à tout autre domaine de l’histoire.
Ainsi en va-t-il de la fiabilité des sources, premier souci de tout historien. R. I. Moore le rappelle: «Nous ne pouvons pas considérer comme allant de soi, même si nos prédécesseurs l’ont trop souvent fait, que les observateurs de l’époque décrivaient ce qu’ils voyaient et voyaient ce qu’ils décrivaient» (p. 10). Le doute plane surtout sur les écrits de certains auteurs médiévaux documentant des affaires d’hérésies chronologiquement et géographiquement lointaines: R. I. Moore explicite ainsi systématiquement, tout au long de son œuvre, l’écart temporel qui existe entre les faits et leurs mise en récit. Mais les sources sur l’hérésie présentent une difficulté supplémentaire: elles sont biaisées par définition, car elles proviennent toutes de milieux hostiles aux hérétiques. R. I. Moore souligne alors l’importance d’étudier le contexte de production de ces sources et situe sa réflexion dans le sillage des recherches françaises sur l’hérésie, qui ont abouti, en 1998, à l’ouvrage collectif, dirigé par Monique Zerner, Inventer l’hérésie? [4]. Ces recherches ont posé l’exigence de raconter l’histoire de l’hérésie, «non plus rétrospectivement, du point de vue d’une fin prédéterminée – l’hérésie, la croisade, l’inquisition – même si le but était de comprendre comment on en était arrivé à ces résultats, mais en se fondant, dès le départ, sur un examen minutieux de chacune des sources, dans l’ordre où elles étaient produites, chacune étant lue dans son contexte strictement contemporain, sans le secours de la téléologie» (p. 18).De tels principes méthodologiques, pourtant anodins en apparence, conduisent, dès lors qu’ils sont appliqués à l’étude de l’hérésie, à une véritable révolution copernicienne. R. I.
Moore nous l’annonce: une fois l’attention reportée sur les sources et sur les contextes de leurs production, l’ouvrage n’est plus «un livre sur ce que les hérétiques croyaient ou sur la façon dont ils étaient organisés, s’ils le furent», mais s’intéresse «aux raisons pour lesquelles on en vint à considérer certaines personnes comme hérétiques et, en conséquence, à les persécuter». Dès lors, «les « hérétiques » ne constituent pas en eux-mêmes l’objet principal de l’enquête et encore moins le seul» (p. 10).C’est là, à nos yeux, le principal apport de l’ouvrage: celui-ci brosse un ample aperçu de la société médiévale du XIe à la fin du XIIIe siècle, tout en nous plongeant, par de savants et fréquents changements d’échelles, au cœur des tensions qui l’animent. Dans cette bouillonnante «civilisation» féodale, clergé séculier, clergé régulier, pouvoirs urbains, seigneurs féodaux, pontifes, souverains en quête d’affirmation s’opposent les uns aux autres, tissant des alliances variables et mouvantes. Dans un monde où le «politique» et le «religieux» (deux catégories distinguées seulement à partir du XVIIIe siècle) ne font qu’un, les dissensions sont en même temps et inextricablement politiques et religieuses: c’est au sein de cette histoire d’affirmation des pouvoirs, et de résistances envers ces pouvoirs, qu’apparaissent les mentions d’«hérétiques». En d’autres termes, l’hérésie est souvent un pur chef d’accusation qui s’applique à des adversaires. Nul besoin, pour être hérétiques, de cultiver des théories ou des pratiques étranges. D’ailleurs, à cette époque, «il n’y avait en Europe probablement aucune communauté dans laquelle personne n’entretînt une conception erronée d’un aspect ou d’un autre de la doctrine chrétienne – si même la doctrine catholique y était du tout parvenue» (p. 16-17). Simplement, ces différences pouvaient parfois devenir un prétexte, lorsque les pouvoirs avaient intérêt à les qualifier d’«hérésies».
Les affaires d’hérésie que le livre considère les unes après les autres se développent de 1022, date du premier bûcher médiéval à Orléans, à la fin du XIIIe siècle. En faisant la synthèse d’études conduites par d’autres chercheurs ou en menant des enquêtes originales, l’auteur porte son attention sur les espaces où la persécution s’est le plus fortement exercée: les Flandres, le Midi et l’Italie septentrionale. Des chapitres passionnants reconstruisent en détail tous les évènements qui ont créé, puis lentement nourri, la réputation hérétique du Midi au XIIe siècle: c’est cette réputation qu’ont utilisée les rois français et anglais, dans leur ambition d’annexer le comté de Toulouse; c’est cette même renommée qui a justifié les massacres de la croisade albigeoise (1209-1229), dont le pape Innocent III fut l’initiateur dans le but de déployer ses prétentions théocratiques dans la région. C’est une histoire, celle du Midi, qui se raconte sans jamais employer le mot «cathare», car (faut-il le rappeler?) aucune des abondantes sources produites dans le Midi tout au long du Moyen Âge ne fait mention de cathares dans la région. La désignation de «cathares» n’apparaît en effet que dans de rares sources italiennes du XIIIe siècle: R. I. Moore ne manque pas de consacrer des pages lucides à l’histoire du nord de la péninsule, une terre d’Empire très propice à l’émergence de l’accusation d’hérésie, en raison du conflit qui y oppose le pape et l’empereur. Au sein de cette histoire du Moyen Âge central, l’hérésie n’est pas un phénomène marginal, aux origines lointaines, importé d’ailleurs, comme les recherches les plus traditionnelles l’ont longtemps supposé: au contraire, elle est une composante essentielle des dynamiques sociales et politiques occidentales.
La nouveauté de cette vision d’ensemble se mesure, nous semble-t-il, à la violente réaction d’opposition suscitée par la version anglaise du livre, chez des historiens et des hérésiologues anglo-saxons [5]. Pour notre part, entièrement convaincus par la démarche de R. I. Moore, nous souhaiterions prendre le contre-pied des réserves émises dans ces compte rendus et proposer des voies pour aller plus loin dans le processus de déconstruction présenté par l’auteur. Ainsi, la remise en question des sources n’aurait-elle pu être plus poussée? R. I. Moore semble encore accorder du crédit à certains auteurs du Moyen Âge dont les écrits soulèvent pourtant quelques doutes. À propos de Guillaume de Newburgh, il suit, par exemple, l’opinion jadis courante selon laquelle il serait un chroniqueur fiable lorsqu’il relate des épisodes d’hérésie (p.267). Or, cette réputation de fiabilité repose sur l’habitude du chroniqueur de présenter ses dires comme provenant de témoins «sûrs». Mais ceux-ci ne manquent pas de décrire toutes sortes de mirabilia, comme l’existence de revenants et de vampires, d’enfants verts, de montagnes miraculeuses… et d’hérétiques [6]. Dans le cas de cette source anglaise, comme plus généralement, l’observateur moderne qui voudrait accéder à une vision plus nette de l’hérésie médiévale devra percer l’épaisse couche de déformations que les textes contiennent: elles relèvent de raisons proprement ontologiques (les hommes au Moyen Âge n’avaient pas le même rapport au monde que nous) ou plus contextuelles (l’hérésie est toujours un chef d’accusation et les sources ne peuvent qu’en parler négativement). Dès lors, sur quelles bases peut-on encore s’essayer à départager le vrai du faux? Ne faut-il pas aller jusqu’au bout de cette logique et avouer que, du moins pour l’instant, accéder à la « réalité » de l’hérésie derrière des sources si biaisées reste un exercice impossible? Finalement, comment étudier, encore, l’hérésie? R. I. Moore nous montre une voie féconde, lorsqu’il reste sur l’analyse des discours livrés par ces sources, un terrain d’étude incomparablement plus solide. Reconnaître les limites inhérentes à cette enquête n’est pas un caprice d’historien tatillon, comme certaines réactions voudraient faire accroire. Cela relève selon nous d’un principe d’honnêteté et d’une opération éthique et déontologique que l’historien doit à la communauté scientifique et à l’opinion publique. Comme le suggère R. I. Moore, c’est aussi un acte dû aux victimes des massacres perpétrés au nom de l’hérésie: «la seule réparation que nous puissions offrir à leur mémoire consiste à essayer de parvenir à une meilleure compréhension de ce pourquoi elles sont mortes» (p. 43).
Au terme de la lecture, cet ouvrage aura aussi suggéré d’autres perspectives, notamment dans le sens d’une ouverture chronologique: qu’en est-il de l’hérésie aux premiers siècles du christianisme et durant le haut Moyen Âge? Si aucun bûcher n’est documenté avant 1022, l’accusation d’hérésie n’a en effet jamais disparu des conflits de pouvoirs, comme en témoignent les controverses carolingiennes [7]. À l’autre bout du champ chronologique, on pourrait se demander de quelle manière l’accusation d’hérésie est utilisée, depuis le XIVe siècle, dans le cadre des condamnations des sorciers et des sorcières et, à partir du XVIe siècle, dans les discours contre les réformés. Enfin, le discours antihérétique repose sur des textes, mais aussi sur des images. À cet égard, il est dommage que le dossier iconographique présent dans la version anglaise du livre ait disparu de l’édition française, car les images d’hérétiques sont des sources fondamentales pour comprendre la logique des discours antihérétiques et, notamment, la réception et l’actualisation des discours polémiques hérités de l’Antiquité.
Ces questionnements n’entendent évidemment pas diminuer l’entreprise menée à bien par R. I. Moore; ils visent au contraire à en souligner la qualité. En redonnant de l’élan à un débat engagé il y a environ deux décennies, ce livre fait accomplir un bond en avant aux recherches sur l’hérésie et indique en même temps des voies pour aller plus loin.
En termes pédagogiques, ce livre devrait fortement inciter les professeurs du secondaire, et peut-être du supérieur, à revisiter leur enseignement de l’hérésie médiévale. Si l’on doit se réjouir que la fiche ressources Éduscol du programme de Seconde, consacrée à la Chrétienté médiévale (XIe-XIIIe siècles), encourage à adopter une approche critique du phénomène hérétique, défini comme un «renouveau des contestations souvent qualifiées d’ »hérésies », qui sont durement réprimées», on ne peut que déplorer qu’une des suggestions d’étude soit encore désignée sous le titre de «phénomène cathare et sa répression», alors que l’on sait depuis au moins deux décennies que le catharisme est une construction du XIXe siècle et que les sources médiévales produites dans le Midi n’en font aucune mention. Que les dossiers documentaires proposés dans certains manuels des classes de 2de (Belin, Nathan, Hachette, Magnard) se calquent sur la fiche ressource et reprennent cette dénomination de « cathares » n’a dès lors rien de surprenant, mais on attendrait pour le moins que les documents proposés, émanant des acteurs de la répression de l’hérésie par l’Église romaine, soient soumis au crible de l’élémentaire critique de document et non pris au pied de la lettre, y compris les «comptes rendus» d’interrogatoires de l’Inquisition, pour laquelle la torture était un moyen parmi d’autres d’obtenir les aveux des «hérétiques».
Notes
1. Traduit en français sous le titre La Persécution. sa formation en Europe, Xe-XIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
2. Parmi ses études précédentes, nous nous limiterons à signaler ici The Birth of Popular Heresy, Londres 1975; «Heresy as Disease», dans The Concept of Heresy in the Middle Ages (11th–13th C.), Proceedings of the International Conference, Louvain May 13-16, 1973, éd. par W. Lourdaux et D. Verhelst, Leuven 1976, pp. 1-11; «Literacy and the Making of Heresy, c. 1000-c. 1150», dans Debating the Middle Ages. Issues and Readings, éd. par Lester Knox Little, Barbara H. Rosenwein, Oxford 1998, p. 363-375.
3. https://clio-cr.clionautes.org/le-livre-des-sentences-de-l-inquisiteur-bernard-gui.html
4. Inventer l’hérésie? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, éd. Monique Zerner, Nice, C.E.M, 1998.
5. Voir par exemple le compte rendu de Peter Biller et la réponse de l’auteur: http://www.history.ac.uk/reviews/review/1546.
6. Sur la part de l’invention dans l’œuvre de Guillaume de Newburgh, voir Nancy F. Partner, Serious Entertainments: The Writing of History in Twelfth-Century England, Chicago-London, University of Chicago Press, 1977, p. 114-122, et plus récemment, Lisa M. Ruch, «Digression or Discourse? William of Newburgh’s Ghost Stories as Urban Legends», Medieval chronicle VIII: 6th International Conference on the Medieval Chronicle (Pécs, 2011), dir. Erik S. Kooper et Sjoerd Levelt, Amsterdam 2013, p. 261-272; Stephen Gordon, «Social monsters and the walking dead in William of Newburgh’s Historia Rerum Anglicarum», Journal of Medieval History, 41-4, 2015, p. 446-465.
7. Cf., en ce sens, Warren Pezé, Le virus de l’erreur. La controverse carolingienne sur la double prédestination. Essai d’histoire sociale, Turnhout, Brepols, 2017.