Larbi Chouikha – Éric Gobe : Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance. Éditions La Découverte. Collection Repères. Août 2015. 10 €.

Jusqu’au printemps arabe en 2011, la Tunisie était essentiellement considérée comme une destination de vacances proche et avantageuse, disposant de nombreux atouts touristiques, avec une population accueillante.
Protectorat français, accédant à l’indépendance en 1956, ce petit pays qui compte actuellement 11 millions d’habitants a été dirigé jusqu’en 1987 par le président Habib Bourguiba, appelé le combattant suprême par ses concitoyens, et après une sorte de révolution de palais conduite par son ministre de l’intérieur, par Zinedine Ben Ali. Ce dernier a quitté la Tunisie à la suite de cette révolution du jasmin, cette fleur emblématique du pays.

J’ai eu le plaisir de rencontrer Larbi Chouikha, professeur à l’institut de presse et des sciences de l’information à Tunis, lorsque j’enseignais à l’école supérieure de journalisme de Lille. Je lui avais rendu visite en Tunisie en 1988. Et nous avions partagé à La Goulette ce complet de poisson qui est ma madeleine de Proust ! Natif de ce pays, rien de ce qui s’y passe ne me laisse indifférent et les attentats qui ont pu l’ensanglanter à trois reprises, durant l’année 2015 m’ont profondément blessé. Cette histoire de la Tunisie depuis l’indépendance dont je vais essayer de rendre compte est en partie ma propre histoire, celle des 12 premières années de mon existence. Issu de cette communauté italienne implantée en Tunisie, bien avant le protectorat, ayant opté pour la nationalité française à l’âge de 18 ans, je me considère toujours comme italo-tunisien ayant baigné pendant ma jeunesse dans cette culture métisse qui associait la langue française, le dialecte sicilien, la culture arabe et la judéité.

Ma Tunisie au cœur

Le 17 décembre 2010 dans la petite ville de Sidi Bouzid un jeune homme s’immole par le feu et la Tunisie s’enflamme. En à peine trois semaines le président Ben Ali est déstabilisé et fini par quitter le pays le 14 janvier 2011. Cette révolution du jasmin est le point de départ d’un mouvement profond qui affecte l’ensemble du monde arabe depuis cette date, et qui aujourd’hui ébranle l’Europe dans ses fondements, de par les conséquences de ces bouleversements, notamment en Syrie avec la question des réfugiés.
La Tunisie est un pays à part dans le monde arabe, de par son ouverture déjà ancienne, de par sa constitution, dès son indépendance, comme république laïque, apportant aux femmes tunisiennes des droits sans aucune comparaison avec ce qui peut exister dans le monde arabo-musulman, et cela dès 1956. Et c’est pourtant en Tunisie, comme en Égypte, que les Frères musulmans ont pu pendant un temps exercer le pouvoir, dans le cadre d’un trouble compromis avec le mouvement salafiste. Ce mouvement de fond était déjà perceptible à la fin des années 80, lorsque j’étais en Tunisie. J’assistais alors avec beaucoup de circonspection à la diffusion de cet islam rigoriste, clairement bigot, qui n’avait rien à voir avec celui que j’avais pu côtoyer pendant mon enfance. Devant la Grande mosquée de Tunis avec Youssef et Zouhir, je me livrais à quelques facéties tandis que le juif tunisien David, un peu plus posé et raisonnable cherchait à nous éviter quelques représailles paternelles sans doute bien méritées.

L’héritage du Protectorat

Les deux auteurs reviennent dans cet ouvrage sur l’évolution de ce pays, possession lointaine de l’empire ottoman jusqu’à la signature du traité du Bardo le 12 mai 1881. Le Bey de Tunis est placé sous la tutelle d’un résident général français dépositaire des pouvoirs de la république dans la régence. En réalité un État colonial se met en place, un compromis est trouvé avec la communauté italienne anciennement implantée tandis que la république française provoque une recomposition de la société tunisienne. Une bourgeoisie locale se constitue, tout comme un salariat agricole et dans le secteur minier s’affirme un embryon de classe ouvrière. Le français devient la langue de promotion sociale par l’intermédiaire des écoles primaires franco-arabes et les établissements secondaires comme le lycée Carnot de Tunis et le lycée français de la Marsa. (Les deux établissements où j’étais scolarisé avec l’école primaire Saint-Joseph).
Le parti indépendantiste, Le Néo-Destour est fondé en 1934. Habib Bourguiba en est la figure emblématique, et après des études de droit à Paris, il rentre en Tunisie en 1927.
Le personnel politique tunisien est à l’image de celui qui s’impose à la tête du pays au moment de l’indépendance. Disposant d’une double culture il est porteur d’un projet de modernisation qui associe les valeurs instrumentales occidentales, des idées de progrès, de rationalité et de modernisation. Si la référence à l’Islam existe elle ne participe que d’une référence identitaire au même titre que la langue arabe comme élément constitutif de la nation tunisienne. Au moment de l’indépendance un conflit oppose la tendance se modernisatrice de Habib Bourguiba à celle de Salah Ben Youssef qui s’appuie sur un mouvement composite, nationaliste arabe imprégné de références à l’islam. Le mouvement de Ben Youssef est exclu du processus de négociation de l’indépendance par Bourguiba qui se pose un interlocuteur privilégié de la France et qui garantit une transition pacifique pour en finir avec le protectorat.
Cette élimination brutale de la première opposition marque du sceau de l’autoritarisme l’ensemble de la présidence de Bourguiba qui met en œuvre un régime présidentialiste pour conduire le mouvement de modernisation du pays. L’État tunisien qui se constitue s’identifie au parti qui fonctionne très clairement comme un parti unique et qui prend le nom de parti socialiste Destourien en 1964. C’est pendant cette période que la Tunisie fait le choix d’un développement initié par l’État, procédant aux nationalisations des grands domaines agricoles, propriétés de colons européens mais également de juifs tunisiens, qu’une tentative de développement de la coopération est mise en œuvre mais avec des résultats pour le moins discutable.

La modernisation autoritaire

À partir de 1970, et devant l’échec économique de la période précédente, une tentative de libéralisation en trompe-l’œil est conduite mais vite interrompue devant la montée des mécontentements et des tensions sociales.
Une autre des particularités de la Tunisie et l’existence de l’union générale des travailleurs tunisiens, une centrale syndicale associée à l’état qui se trouve d’ailleurs assez souvent dans une position délicate. La direction syndicale doit répondre à des revendications de plus en plus radicales mais cherche en même temps à se trouver en position de négociation permanente avec le pouvoir.
La Tunisie connaît, notamment dans sa jeunesse étudiante, une poussée de l’extrême gauche que le pouvoir essaye de juguler en s’appuyant sur des références à l’islam, et en pratiquant sans aucun état d’âme une politique répressive contre ses opposants.
En favorisant une sorte de réislamisation de la Tunisie, le pouvoir favorise l’émergence de l’Islam politique, surtout lorsque la défaite des armées arabes lors de la guerre des six jours est présentée comme une punition divine contre les gouvernements laïques. Le pouvoir de Bourguiba ne se montre pas vraiment hostile au départ face à cette montée en puissance de l’Islam politique surtout lorsque « les Frères » s’opposent violemment aux gauchistes à l’université.

Le développement de l’islam politique

L’islamisme devient le principal creuset du mécontentement social et politique et les tensions qui éclatent dans la ville minière de Gafsa en 1980 font entrer la Tunisie dans une période de crise permanente tandis que le vieux combattant suprême se retrouve de plus en plus sous l’influence de son entourage. Des incidents violents éclatent à propos de la hausse brutale des prix du pain en décembre 1983 et janvier 1984 tandis que la jeunesse marginalisée malgré l’élévation de ses qualifications souffre d’une absence de perspectives d’insertion sociale.
Devant ce qui peut apparaître comme la menace d’un soulèvement généralisé le général Ben Ali renverse le père de la nation tunisienne dans la nuit du site du 6 au 7 novembre 1987.
Les instigateurs du coup de force contre Bourguiba, que l’on a pu appeler : « le coup d’état médical », font partie du sérail. Ben Ali est un technicien du maintien de l’ordre, directement issu de la promotion interne de l’armée tunisienne, ce qui lui permet de se présenter parfois comme un saint-cyrien, tandis que les intellectuels tunisiens parlent de lui comme : « du président bac -3 ».
Si pendant quelques mois le général Ben Ali affiche une volonté d’ouverture politique, cela ne dure pas très longtemps et le parti–État, rebaptisé rassemblement constitutionnel démocratique contrôle toujours étroitement le processus électoral. Aux élections présidentielles du 2 avril 1989 Ben Ali candidat unique est élu avec 99,27 % des suffrages exprimés. Les islamistes du parti Ennadha obtiennent un score flatteur pour leurs listes législatives, officiellement indépendantes, puisque le parti n’est pas légalisé, avec 14 % des voix. La mise à l’écart du mouvement islamiste crée de fortes tensions dans le champ politique tunisien, la répression est sans nuances avec des dizaines de milliers d’arrestations et même des condamnations à mort.
L’opposition laïque est représentée par la ligue Tunisienne des droits de l’homme mais elle est largement sous contrôle et au sein du mouvement les partisans de l’indépendance de la ligue s’opposent à ceux qui mettent comme priorité la lutte contre l’islamisme quitte à passer un compromis avec le pouvoir de Ben Ali.
La première décennie du XXIe siècle en Tunisie, jusqu’en 2011, est marquée par une politique toujours répressive à l’encontre du mouvement islamiste, largement soutenue par les chancelleries occidentales qui voient dans le régime autoritaire un rempart contre cette menace, tandis que l’opposition laïque a du mal à s’affirmer. Le pluralisme politique qui existe en apparence repose davantage sur la soumission à l’autorité du clan au pouvoir comme une volonté d’autonomie politique.

La Révolution du jasmin

C’est encore une fois dans la zone minière de Gafsa en 2008 que s’affirment les éléments de déstabilisation de l’édifice politiques mises en place depuis 1987. Le mouvement protestataire s’oppose à l’union générale des travailleurs tunisiens considérée comme un appendice du pouvoir et encore une fois l’absence de structures représentatives intermédiaires met face-à-face la société civile et le pouvoir.
Le soulèvement populaire de Sidi Bouzid est parfaitement spontané et cette fois-ci ce sont des membres de base des syndicats tunisiens, comme celui de l’enseignement secondaire, qui contribue au développement du mouvement. La centrale syndicale se voit débordée par la base, plusieurs journées de grève générale paralysent le pays et la tentative de Ben Ali de partir pour mieux revenir échoue devant l’opposition d’une partie des cadres de l’armée qui menace de se rallier à l’insurrection.
Dans la troisième partie de l’ouvrage on pourra lire ces quelques pages sur la constitution d’une vie politique tunisienne extrêmement complexe dans laquelle le parti Ennadha largement mieux structuré que ses adversaires finit par s’imposer. Rachhed Ghannouchi rentre triomphalement d’exil et son parti remporte largement les élections du 23 octobre 2011. Le 14 décembre le numéro de du parti Ennadha Hamadi Djebali est nommé premier ministre ce qui sonne le glas des espoirs de toute une jeunesse tunisienne qui aspirait à plus de liberté.

La jeunesse entre aspirations libérales et dhihadisme

En réalité celle-ci ne désarme pas et devant l’ambiguïté du gouvernement islamiste devant les mouvements salafistes la Tunisie connaît une nouvelle crise politique au dernier trimestre de l’année 2013. Un large débat s’ouvre sur l’adoption d’une nouvelle constitution et c’est une coalition de mouvements non islamistes, constituée autour du parti de Nidaa Tounes qui remportent le 26 octobre les élections législatives. Aux élections présidentielles du 21 décembre 2014 c’est un vieux cheval de retour de la vie politique tunisienne Beji Caïd Essebsi qui est élu, davantage par rejet de l’Islam politique que par un mouvement d’adhésion envers lui.
L’année 2015 a été marquée par la permanence de la menace islamiste en Tunisie et par la montée en puissance à partir de novembre jusqu’au début de l’année 2016 d’un profond mécontentement social. L’effondrement des recettes touristiques consécutives aux divers attentats handicape très lourdement le pays, le prix des produits alimentaires de base reste élevé et une jeunesse sans véritable perspective doit choisir entre l’aménagement de sa survie au quotidien et la tentation de la radicalisation. Proportionnellement à sa population la Tunisie est le pays qui fournit le plus de djihadistes qui trouvent dans la Libye profondément déstabilisée un débouché mortifère.
Les projecteurs des médias ne se braquent sur la Tunisie qu’à l’occasion d’un attentat, surtout lorsqu’ils frappe une zone touristique. Les tunisiens ne se pressent pas contre les frontières fermées des pays des Balkans comme les réfugiés Syriens, chassés par la guerre. Pourtant ce qui se passe en Tunisie nous interpelle directement, en raison de l’importance de la communauté tunisienne en France, des liens historiques que l’on peut entretenir avec l’ancien protectorat, et surtout parce que la déstabilisation de la Tunisie marquerait la fin de cet espoir immense que ce pays a pu susciter dans le monde arabe, celui de la transition démocratique réussie dans un pays du monde arabo-musulman.