Un ouvrage de synthèse qui vient combler une lacune
Ce livre vient combler une lacune car il n’existait pas d’ouvrage de synthèse récent sur la question, tandis que les études d’histoire politique ou militaire sont nombreuses. Compte-tenu de leurs objets de recherche précédents, ces trois chercheurs étaient en mesure d’aborder le sujet par l’histoire des entreprises, avec la volonté de l’inscrire dans une séquence chronologique large, celle des décennies 1920-1950. Ils nous proposent la synthèse des très nombreux travaux d’histoire économique menés depuis trois décennies, en particulier sur les branches industrielles, les entreprises et le patronat. Disons-le d’emblée : l’ambition des auteurs est réalisée dans ce livre. Il s’agit bien d’une histoire économique : une étude historique et non un livre d’économie. Le texte est limpide et se lit aisément ; sans être rares, les chiffres et les statistiques sont réduits à l’essentiel, tout vocabulaire économique trop conceptuel ou spécialisé est banni. Les démonstrations ne souffrent aucune ambigüité, un fréquent va-et-vient entre les données générales et l’exposé de cas particuliers, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’hommes, rend l’exposé tout à fait concret et captivant.
Une structure originale
La structure de l’ouvrage est originale et traduit la volonté de traiter tous les thèmes fondamentaux, ou polémiques. Intitulée « Séquences », la première partie traite de l’évolution chronologique de l’économie française. « L’été et l’automne 1940, marqués par l’installation d’un régime antirépublicain, correspondent en même temps à l’instauration d’un « nouveau régime économique », d’esprit corporatiste, censé conforter une Révolution nationale à rebours de la Révolution française. Mais « la voie de la collaboration » d’Etat (…) livre l’économie au bon vouloir du Reich (…) La France finit par devenir une véritable vache à lait pour l’Allemagne, tandis que l’édifice corporatiste ne constitue plus guère qu’un système de répartition de la pénurie entre les entreprises et entre les Français. » La seconde partie, « Gros plans », aborde une série de problématiques : la revanche sur le Front populaire, l’éclatement spatial de l’espace national et ses conséquences économiques, la satisfaction des intérêts et des convoitises (de l’occupant, des patrons, d’autres individus), la spoliation des Juifs. La troisième partie, « Suites, séquelles et mues » accorde une large place à l’après-guerre : les mutations économiques, productives et sociales, l’épuration économique, l’évaluation du poids de la période dans une perspective de plus long terme. Un appareil critique conséquent accompagne évidemment le texte : notes, bibliographie et index.
Le cadre chronologique
1940 : pillage et crise économique
La défaite n’a pas été un choix comme prétend le démontrer par exemple Annie Lacroix-Riz dans des ouvrages plus idéologiques que scientifiques. Elle résulte d’un ensemble complexe de facteurs sociaux, économiques et politiques. La défaite fut d’abord une victoire allemande, une victoire militaire. Il n’y a pas eu de complot. Mais la défaite permet à une France réactionnaire, avide de revanche sur le Front populaire, la République et l’héritage de la Révolution française, de prendre le pouvoir. Avec la défaite commence le pillage de la France : à court terme l’ennemi vainqueur doit vivre sur le pays, à long terme il entend bien s’emparer des richesses des pays vaincus pour poursuivre la guerre. Dans le second semestre de 1940, l’activité économique de la France est paralysée ; le pays traverse la plus grave crise économique qu’il ait connu au XXe siècle. Le pays est disloqué, les transports anéantis, l’industrie paralysée. La pénurie agricole fait même peser le spectre de la famine et entraîne un retour à l’autoconsommation. Le régime de Vichy adopte alors des mesures de réglementation et de contrôle de l’ensemble de l’économie, ainsi que le rationnement. Ces mesures sont soumises à l’autorisation des Allemands qui contrôlent ainsi l’ensemble de l’activité économique.
Dirigeants politiques et élites économiques demandent la collaboration
Jugeant la victoire allemande inéluctable, Vichy cherche à prendre sa place dans l’Europe allemande et fait le choix de la collaboration d’Etat, qui n’intéresse pas les Allemands. Les auteurs font observer que la bonne volonté des dirigeants de Vichy va jusqu’à refuser d’utiliser les moyens dont ils disposent pour contrecarrer l’exploitation du pays, en recourant à l’inflation par exemple : « Le régime quémande une politique de collaboration et ne souhaite nullement se lancer dans une stratégie de sabotage ». Les patrons et l’ensemble des élites économiques sont favorables à cette politique de collaboration, considérant qu’elle offre l’occasion de maintenir ou d’étendre leur position sur les marchés de l’Europe allemande, d’autant plus que les commandes allemandes croissent avec la préparation de l’attaque de l’URSS. Les rapports entre les entrepreneurs français et les Allemands se banalisent et une relative reprise économique, plus ou moins nette selon les secteurs, se produit en 1941 : « Davantage que les projets de reconstructions initiés par Vichy, c’est donc bien en réalité l’augmentation de la demande allemande qui stimule le reprise de l’activité économique en 1941 ».
La France s’intègre dans l’Europe allemande
Avec le tournant de la guerre et les premières défaites allemandes, les Allemands décident d’exploiter plus durement les territoires occupés. En France les contraintes s’accroissent, les prélèvements augmentent tandis que l’industrie française est davantage intégrée au sein de l’espace économique allemand. A partir de 1943, la France est traitée comme une partie de l’espace économique allemand, les commandes industrielles augmentent, la répartition des matières première est étroitement contrôlée. La main d’œuvre est réquisitionnée et les accords Speer-Bichelonne de septembre 1943 entraînent la création d’une nouvelle catégorie d’entreprise, les S-Betriebe (entreprises protégées). Speer estime que « la France est devenue l’établi protégé du Reich » : en mai 1944, près de 14 000 entreprises employant 1,4 million de personnes sont protégées et travaillent pour le Reich, et pas seulement des petites, la SNCF par exemple bénéficie de ce statut.
Avec la construction du mur de l’Atlantique, et des bases de lancement des fusées V1 et V2 dans le Nord-Pas-de-Calais et le Cotentin, les Allemands ouvrent un gigantesque chantier sur le sol français, durant l’été 1942. L’Organisation Todt à qui a été confiée l’opération fait appel aux entreprises allemandes du BTP qui sous-traitent à leurs confrères français. Le secteur du BTP français est mobilisé pendant deux ans, les possibilités de profit sont très attractives, et c’est toute l’économie des régions littorales qui est concernée.
Un bilan désastreux
« La collaboration économique, plus encore que tout autre champ de la collaboration d’Etat souhaitée par Vichy, a servi les intérêts de l’Allemagne nazie (…) Des hommes énergiques, et parfois très doués prirent résolument et précocement le parti d’une collaboration économique, anticipant sur une victoire du Reich, afin d’inscrire une France industriellement rénovée et économiquement puissante dans une Europe germanique. L’intensification du conflit, les besoins croissants d’un Reich miné par l’effort de guerre ont largement contredit ces dangereuses illusions ». Le bilan fut désastreux.
Après la libération du territoire, producteurs et consommateurs continuent à subir nombre des contraintes de l’occupation : pénuries, restriction, rationnement, marché noir, et à devoir supporter des institutions vichystes détestées : comités d’organisation (qui ne font que changer de nom, pour devenir des Offices professionnels), Contrôle économique, etc. L’économie dirigée ne prendra fin qu’en 1947, voire 1949.
Quelques problématiques
L’utopie réactionnaire se heurte à la réalité des contraintes
« La période de l’Occupation est marquée par une illusoire volonté de revanche d’une minorité de Français sur 1789 et 1936 ». Le régime de Vichy condamne le socialisme, le capitalisme, la lutte des classes, promeut le corporatisme et prétend associer les catégories sociales. La réalité est différente et la Charte du travail de 1941 reste « une coquille vide ». Les comités d’organisation sont le révélateur d’une cogestion Etat-patronat de l’économie qui oublie les salariés. Ce sont d’ailleurs les plus grandes entreprises qui dominent ces comités alors que Vichy fait l’apologie des petits producteurs. Les conditions de travail et les conditions de vie des ouvriers se dégradent : pénurie de charbon, pénurie de vêtements, pénurie de nourriture entraînent une croissance des maladies et des accidents du travail. « L’utopie réactionnaire se heurte en permanence à l’horizon immédiat des contraintes ».
Une France compartimentée
Les années d’occupation marquent une régression dans l’émergence séculaire d’un marché national. Le marché français est disloqué à travers de nombreuses zones imposées par l’occupant (souvent en violation des conditions d’armistice) et n’échangeant que difficilement entre elles. Les pénuries sont différentes selon les espaces régionaux et il en va de même de l’exploitation par l’occupant, qui dépend de l’importance stratégique que revêt une région à ses yeux. « La France est compartimentée en espaces dissemblables et les entreprises dépendent, plus qu’à l’ordinaire, de leur bassin économique immédiat ». L’occupation a également des conséquences sur les économies des espaces coloniaux, qu’ils aient été occupés ou non. « Jamais l’unité territoriale du pays n’a été aussi compromise ».
Ceux pour qui l’Occupation fut une bonne affaire
L’exploitation économique de la France vaincue par l’occupant suit des voies diverses : marché noir organisé, appropriation d’entreprises, commandes aux industries, etc. L’essentiel pour le Reich est de soutenir l’effort de guerre. Les intérêts privés allemands ne sont donc pas nécessairement satisfaits dans leurs convoitises. Les activités allemandes de marché noir permettent l’ascension de quelques gros ou très gros trafiquants à travers l’utilisation de centaines d’intermédiaires jouant les rabatteurs pour les bureaux d’achat de l’occupant (Joanovici et Szkolnikoff sont les plus illustres). Une partie des recettes des banques françaises provient des affaires réalisées avec l’occupant. Henri Ardent, le directeur de la Société Générale est un banquier collaborateur qui entend développer les affaires de son établissement en l’intégrant dans l’Europe allemande. Des banques d’affaires ont activement participé aux montages juridiques et financiers liés à l’« aryanisation ». Du point de vue de leur statut, les banques acceptent de Vichy ce qu’elles ont refusé du Front populaire.
Pour les entreprises françaises, travailler pour les Allemands présente bien des avantages : un accès plus facile aux matières premières, une protection de la main-d’œuvre, la possibilité de contourner les réglementations de Vichy. Les niveaux d’insertion des secteurs économiques français au sein de l’Europe allemande dépendent de l’intérêt stratégique que l’occupant porte à ces secteurs. Il s’intéresse beaucoup aux secteurs énergétiques et aux matières premières, aux industries métallurgiques, électriques, au textile et au cuir (pour équiper l’armée allemande).
C’est une approche par l’histoire des entreprises qui fait tout l’intérêt de l’étude et qui permet de traiter avec précision et nuance de la question de la collaboration du patronat. Les auteurs montrent que les choix individuels sont essentiels : « Collaborer ou résister est bien un choix individuel ». Beaucoup d’entreprises, grandes et petites ont estimé que l’occupation était une occasion à saisir de développer leurs affaires et de s’enrichir. Trois cas sont néanmoins à distinguer en matière de collaboration économique : « Le collaborationnisme économique, qui suppose un engagement proallemand, voir pronazi ; la collaboration-profit, de ceux qui profitent de la situation pour faire des affaires et, enfin, la collaboration-survie , celle de ceux qui collaborent en prenant les commandes allemandes, contraints par la nécessité de sauvegarder l’activité de leur entreprise ». Ce dernier type de collaboration relève plutôt de l’accommodation. De nombreux patrons prétendront à la Libération que ne pas avoir collaboré, c’est déjà avoir résisté. Les auteurs estiment que l’argument « est un peu court », car « Résister est un choix qui suppose une transgression ». Les engagements patronaux ne se résument vraiment pas, et de très loin, à la distinction entre Résistance et Collaboration, au contraire « la grisaille domine ».
Voler les juifs : une volonté française
La spoliation antisémite a affecté environ 50 000 biens, entreprises ou immeubles, dans toute la France. Les auteurs étudient le seul sort des entreprises, à l’exclusion des immeubles. Le déroulement du processus est bien connu. Il est à l’initiative de l’occupant, accompagné par Vichy qui adopte sa propre législation antisémite. « Politique antisémite et institution du contrôle de Vichy convergent dès le printemps 1941 dans un processus routinier de vol légalisé des biens juifs ». Sans l’engagement des Français, les Allemands auraient eu de grandes difficultés à parvenir à leurs fins. Les autorités d’occupation se félicitèrent du rôle du Commissariat Général aux Questions Juives. « La responsabilité dans la réalisation des spoliations s’avère avant tout française. Elle s’inscrit dans une perspective antisémite, de convoitises et d’élimination de la concurrence ». Ce sont surtout les plus petites entreprises qui ont été spoliées : « Les lois d’aryanisation, décidées au nom de la neutralisation de la « fortune juive », ont surtout dépouillé des pauvres ».
Suites, séquelles et mue
Vichy, simple moment d’une séquence historique
La dernière partie de l’ouvrage, s’appuyant sur l’historiographie récente, écarte « la radicalité de la rupture de 1945 pour pointer certaines continuités et replacer la guerre dans un temps plus long ». Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses études prennent pour cadre la période des années 1930 aux années 1950. Elles montrent les continuités de Vichy avec l’entre-deux-guerres d’une part, avec les Trente Glorieuses d’autre part, non seulement du point de vue institutionnel, mais aussi au niveau des branches, des secteurs et des entreprises. La période de l’Occupation n’est plus envisagée en termes de rupture ou de continuité, mais en termes de freins ou d’accélérateurs des évolutions.
« La période de l’Occupation s’inscrit dans le moyen terme d’une histoire de l’organisation économique du pays par l’Etat, d’un besoin croissant d’informations économiques au service de l’ensemble des acteurs publics et privés, d’une évolution dans la gouvernance des entreprises et de leurs pratiques en matières de normes comptables et commerciales ». Certaines des décisions de Vichy furent prorogées après la guerre car elles répondaient à des attentes et à des besoins, déjà perçus avant guerre : le comité d’entreprise est par exemple l’héritier du comité social d’entreprise. Les secteurs les plus dynamiques après la guerre se développaient déjà avant, ceux qui sont en difficulté l’étaient déjà avant. Une certaine continuité domine, même si la guerre a pu freiner ou accélérer les mutations. Les auteurs montrent que, dans ce mouvement, la façon dont les entrepreneurs ont anticipé le futur pendant la guerre a souvent été déterminante.
Enfin, plus largement, « il importe de souligner que les héritages de la période de l’Occupation ne sont pas des héritages de Vichy ». Ce que la période lègue à l’avenir doit beaucoup aux contraintes du moment ; nombre d’innovations se sont faites en dépit de Vichy, voire à son encontre : « Les recherches qui aboutissent dans l’automobile à l’invention du pneu radial ou à la petite voiture populaire doivent se faire dans la discrétion pour ne pas attirer l’attention de l’occupant et elles ne rencontrent pas la politique de collaboration d’Etat. Bon nombre des promoteurs de la statistique économique sont en contact avec la France libre. »
L’épuration économique a bien eu lieu
On a souvent affirmé que l’épuration avait été politique et idéologique, et qu’elle avait épargné les milieux d’affaires. « L’examen des pratiques épuratrices qui ont pu se développer à l’égard des acteurs économiques amène toutefois à nuancer cette perception ». Mais cette épuration ne se limite pas à ses aspects judiciaires : elle fut davantage professionnelle et financière. L’épuration économique répond à une demande sociale et à une exigence morale. Elle fut initiée par les Comités départementaux de la Libération et par les Milices patriotiques, et des sanctions immédiates furent prises au sein des entreprises. Les procédures judiciaires furent nombreuses, mais « la complexité des affaires, leur lenteur et les possibilités d’appel ont fait que les jugements ont été rendus beaucoup plus tardivement que pour les autres affaires de collaboration », ce qui a joué en faveur des accusés, qui virent leurs affaires classées ou bénéficièrent de non-lieux. Les comités de confiscation des profits illicites furent très actifs et efficaces, prononçant des confiscations et des amendes qui furent de lourdes sanctions : 123 000 citations furent lancées pour un montant total des sanctions financières s’élevant à plus de 140 milliards de francs.
Replacer les années d’occupation dans la « mue » française des années 1920-1950
On peut argumenter sur ce qui serait un effacement de la France durant les décennies 1920-1950 : repli sur des pratiques agricoles et artisanales régressives, relatif retour à une économie de proximité suite à l’éclatement du marché national, vieillissement du parc de machines-outils dans l’industrie faute d’investissement, germes de la perte de l’empire colonial, déclin diplomatique. A l’opposé, l’historien américain Philippe Nord, dans Le New Deal Français (Perrin, 2016), décrit une renaissance de la France durant ces deux décennies, son réveil culturel et sa modernisation économique débouchant sur « une réaffirmation de la présence française dans le monde », un New Deal à la française. Mais la notion de New Deal est « rattachée à un projet politique unifié et volontariste qui n’est pas à l’œuvre dans la France des années 1920-1950 », aussi les auteurs de l’ouvrage préfèrent-ils la notion de « mue ».
« Malgré certains indices d’effacement, il faut prendre la mesure d’une France en mue, accompagnant et poursuivant celle de ses principaux partenaires, dans la moyenne durée. Cette mue s’inscrit dans trois registres au moins : le rôle montant de la technocratie dans la gestion de l’Etat, de l’économie et de la société qui se manifeste durant la Première Guerre mondiale, étend son influence avec la crise des années 1930 et se déploie durant la Seconde Guerre mondiale, pour jouer un rôle majeur dans la reconstruction du pays et les Trente Glorieuses ; l’inscription de la France dans un assemblage européen, en débat dès l’entre-deux-guerres dans les cénacles internationaux où l’idée européiste progresse, en perspective sous l’Occupation pour les tenants d’une collaboration d’Etat dans le cadre d’une « Europe nouvelle » et qui débouche in fine sur un processus d’intégration de l’Europe de l’Ouest encouragé par les Etats-Unis engagés dans la guerre froide ; un relatif alignement des pratiques économiques, de gestion et de management des entreprises sur des standards internationaux , pour beaucoup américains, avec en parallèle (en contrepartie ?) l’institution d’un Etat social protecteur prolongeant ici des expériences ouest-européennes. »
© Joël Drogland