Flora Tristan est morte à 41 ans en 1844. Brigitte Krulic dresse le portrait de cette femme novatrice.
Flora Tristan se caractérisait notamment par une aptitude à savoir se placer à l’entrecroisement de plusieurs courants d’idées : la question sociale, la foi humanitaire, les droits des femmes, la réforme du système pénitentiaire. Son originalité était d’avoir placé l’identité sexuelle au cœur de la question sociale. Cette biographie, très agréable à lire, permet de mieux connaître cette femme de réflexion et d’action. Brigitte Krulic est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés aux courants d’idées au XIXe siècle.
Premières années
Les parents de Flora sont un aristocrate péruvien et une mère émigrée en Espagne durant la Révolution française. Mais, officiellement, Flora est orpheline de père, ce qui fait d’elle une bâtarde et une pauvre. Elle se marie jeune avec André Chazal, un homme qui ne conçoit pas comme elle les relations hommes/femmes. Flora aura néanmoins trois enfants avec son mari en quelques années. Elle cherche à fuir son époux et doit dissimuler son identité pendant une grande partie de sa vie. C’est une des raisons qui rend difficile d’établir sa biographie car Brigitte Krulic doit à plusieurs reprises composer avec les blancs. Flora cherche à en savoir plus sur la famille de son père. Elle décide de franchir l’Atlantique pour retrouver sa famille paternelle et réclamer sa part d’héritage.
A travers l’Atlantique
Flora traverse l’Atlantique ce qui lui permet d’engranger des expériences. Elle rencontre notamment le capitaine Chabrié qui s’éprend d’elle. Après une longue traversée, elle doit encore continuer son périple jusqu’au Pérou. Cinq mois après être partie, elle aborde enfin un pays qui n’est pour elle qu’un nom. Elle cherche à contacter son oncle qui la fait attendre. Elle reste sept mois et ce séjour lui fournit de nombreuses notations pour de futurs ouvrages.
Une quête d’héritage déçue
En janvier 1834, Flora Tristan part à la rencontre de son oncle. Elle se rend compte que ce dernier lui refuse toute part dans la succession sous prétexte qu’elle n’a jamais été reconnue par son père. Elle se trouve au même moment au milieu d’évènements politiques agités. Après plusieurs péripéties, elle en conclut qu’elle ne récupérera pas ce qu’elle pensait comme héritage. Elle reçoit une pension en consolation. Elle parcourt la ville de Lima et se fait l’observatrice du quotidien notamment des femmes. Ce que Flora retiendra, c’est l’éminente place physique et symbolique que les femmes occupent ici dans l’espace public. En juillet 1834 elle repart pour l’Europe.
Ecrire pour agir
Forte des expériences accumulées au cours du voyage, Flora est décidée à se faire un nom à Paris. Cependant, elle doit aussi déjouer la vigilance de son mari Chazal. Brigitte Krulic retrace ensuite le contexte de la France des années 1830 avec notamment le fait que, sur 34 millions d’habitants, un peu moins de 170 000 formaient le corps électoral. Elle décrit aussi le contexte intellectuel de l’époque avec Fourier, Owen entre autres. Plusieurs auteurs réfléchissent donc à ce qu’on pourrait appeler la question sociale mais l’originalité de Flora Tristan est de placer l’appartenance sexuée au coeur.
Chazal contre Chazal
L’autrice souligne combien Flora est accaparée par les tracasseries que lui fait subir son mari. Le conflit matrimonial qui déchire les époux est devenu de notoriété publique. Il bascule dans la violence et Il lui tire dessus mais elle en réchappe. Jugé coupable, la cour lui accorde néanmoins des circonstances atténuantes.
Se faire un nom
Flora veut publier : » Française au Pérou et Péruvienne à Paris, Flora la voyageuse s’est appliquée à se construire un personnage romanesque propre à frapper le public friand de nouveauté et d’exotisme. » Au croisement de plusieurs courants d’idées, Flora s’insère dans les réseaux de femmes engagées en faveur de l’émancipation féminine. Ni saint-simonienne, ni phalanstérienne, elle ne veut être l’apôtre de personne. Ses « Pérégrinations d’une paria » et « Méphis » lui permettent de trouver une place dans le monde littéraire. Parmi les éléments de son style, on peut relever cette volonté de privilégier les évènements vus d’en bas.
Londres capitale de la misère ouvrière
En 1839, elle se rend dans cette « ville monstre » qui, pour elle, concentre et amplifie les fléaux de la société moderne. Observer l’Angleterre d’alors, c’est savoir à quoi ressemblera la France de demain. Elle mène un travail d’enquêtrice et, même si ses notations sont précises, elle est aussi victime de stéréotypes sur la société anglaise. Elle martèle néanmoins que c’est le peuple qui, par son labeur, a édifié la fortune des Îles Britanniques. Son ouvrage sur la Grande-Bretagne fait et fera autorité.
La genèse de l’Union ouvrière
Pendant les deux ans qui lui restent à vivre, Flora Tristan se consacre à un projet d’Union ouvrière. Elle se documente sur le monde du travail. Elle réalise un tour de France qui lui fait mesurer les différences et les clivages qui déchirent la société. « Par l’association et l’organisation des ouvriers la fraternité garante de la liberté et de l’égalité permettra la mise en œuvre effective des droits humains universels ». Elle ne conçoit pas l’Union ouvrière indépendamment du projet de tour de France qui doit permettre au livre d’arriver auprès des ouvriers.
Constituer l’unité humaine
Il ne s’agit plus de « parler des ouvriers, mais aux ouvriers ». Elle est porteuse d’une utopie sociale et est animée par la volonté de changer le quotidien des classes ouvrières. Flora Tristan se démène pour faire éditer son livre et, face aux difficultés, elle se tourne vers la souscription. Elle est vue comme trop bourgeoise par certains. Le fond du problème, comme l’analyse Brigitte Krulic, c’est que Flora réclame l’aide des ouvriers, tout en voulant garder la main sur l’organisation de l’Union. Elle réussit finalement à faire éditer l’ouvrage qui est un succès pour les tirages de l’époque.
Les débuts de l’Union ouvrière
Elle commence son tour de France par Bordeaux, s’arrête parfois plus longtemps que prévu dans certaines villes, mais surtout elle s’épuise physiquement à la tâche. Surveillée par la police, elle apparaît pour certains comme un danger. Cependant, la persécution fait affluer les soutiens. Sa tournée passe aussi par Lyon où elle se dit impressionnée par les canuts. Au cours de ses pérégrinations, elle rencontre Eléonore Blanc qui sera celle qui devra poursuivre son combat. Epuisée et malade, Flora Tristan meurt le 14 novembre 1844.
L’héritage
Le tour de France qu’elle a réalisé a accéléré la prise de conscience ouvrière. Il est difficile d’évaluer l’influence de ses idées sur la révolution de 1848. Il faut, en tout cas, reconnaître que son idée d’Union ouvrière préfigurait avec vingt ans d’avance la Première Internationale. Elle aurait mérité d’être connue autant qu’un Proudhon. Jusque dans les années 1870, la domination du marxisme explique le relatif effacement des représentants du socialisme utopique.
La biographie de Brigitte Krulic retrace donc l’itinéraire de Flora Tristan, mais sans céder à la volonté de vouloir trop lire son destin à l’aune des débats actuels. Elle mena une vie qu’on pourrait qualifier de romanesque mais posa aussi des questions fondamentales sur la société. Elle eut aussi toujours la volonté de rencontrer le réel comme le prouve son tour de France.
Jean-Pierre Costille