Diplômé de l’Ecole nationale des Mines de Paris, Jean-Christophe Notin est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale : La campagne d’Italie. Les victoires oubliées de la France, Perrin, 2002 ; Leclerc. Le croisé de la France libre, Perrin, 2015 ; Maréchal Juin, Tallandier, 2017, mais pas seulement : Foch, Perrin, 2008 ; La Guerre de la France au Mali, Tallandier 2014 ; Le Maître du secret, Alexandre de Marenches, Tallandier, 2018 et plusieurs autres encore. En 2000, il avait publié chez Perrin une étude sur les Compagnons de la Libération, 1061 Compagnons. Histoire des Compagnons de la Libération. Il publie aujourd’hui un autre livre sur le même thème, utilisant des extraits des très nombreux entretiens qu’il avait eus avec des Compagnons. Pour qui s’étonnerait du nombre qui diffère d’un ouvrage à l’autre (1061/1038), précisons que l’ordre de la Libération, fondé par De Gaulle par une ordonnance du 16 novembre 1940 et forclos le 13 janvier 1946, compte 1061 membres : 1038 personnes physiques (1032 hommes et six femmes), 18 unités militaires et cinq communes. En 1945, les 1038 Compagnons n’étaient plus que 700, 65 ayant été tués durant les combats et 271 décorés à titre posthume. En juillet 2019, ils n’étaient plus que quatre. Le corps du dernier d’entre eux rejoindra le neuvième des 17 caveaux du Mont Valérien.
Diversité des Compagnons
Quand Jean-Christophe Notin entreprit de les rencontrer au milieu des années 1990, pour recueillir leurs témoignages, ils étaient encore près de 200. L’ordre se caractérise par sa pluralité. « Il regroupe des Français comme des étrangers, des vieux comme des jeunes, des « aristos » comme des « populos », des anciens de l’Action française comme des communistes, des militaires (45%) comme des civils, des officiers (587) comme des soldats (45), des marsouins comme des légionnaires, des aviateurs comme des marins, des chefs de réseaux emblématiques comme de ces « soutiers de la gloire », ainsi que les baptisa Pierre-Brossolette… ». A six exceptions près ce ne sont que des hommes, et pour la plupart ce sont des anonymes, bien qu’il y ait aussi parmi eux « deux prix Nobel, un cardinal, trois maréchaux, cinq chefs de gouvernement, 36 ministres, huit dizaines de parlementaires ». L’auteur observe que la diversité se retrouvait aussi dans les caractères « Il y avait les forts en gueule qui témoignaient sans quasiment avoir besoin d’être questionnés et, nettement plus fréquent, les réservés qui, même 50 ans plus tard, semblaient encore se demander pourquoi ils avaient été décorés ». Jean-Christophe Notin eut des entretiens avec près de 130 d’entre eux, dont une bonne proportion n’avait jamais parlé, et qui, pour une soixantaine, livrèrent « un témoignage à valeur de testament puisqu’ils ne se sont plus exprimés par la suite ». L’auteur observe qu’ils étaient très soucieux de passer le message de juin 1940 aux nouvelles générations qu’il pouvait incarner à leurs yeux. « A ce moment-là, l’écart d’âge s’évanouissait. C’était le jeune de 1940 qui parlait au jeune de l’an 2000 (Jean-Christophe Notin avait 30 ans en 2000). »
Diversité des thématiques
L’ouvrage est composé de vingt chapitres, complétés par une liste des intervenants et un index des noms de personnes. La progression de l’ensemble et à la fois thématique et chronologique. Chaque chapitre est structuré par de courtes questions suivies des réponses des Compagnons. Ces réponses sont des extraits des 83 témoignages individuels exploités par l’auteur. Chacun des extraits porte sur le même thème puisqu’ils répondent à une même question. Souvent les Compagnons sont en accord entre eux, mais il arrive aussi que les réponses divergent. Chaque réponse est précédée du seul nom du compagnon ; si l’on veut en savoir plus on doit se reporter à la liste finale. Le contenu en est très succinct et ne porte que sur l’après-guerre. On peut regretter que dans cette liste ne soit pas rappelé en quelques lignes le parcours du Compagnon pendant la guerre. L’auteur aborde quantité de thèmes et ne se limite pas à l’action militaire ou résistante du compagnon. Ils sont interrogés sur leur jeunesse et leur formation, leur famille et leur caractère. Viennent ensuite des questions sur leur engagement dans la France libre ou la Résistance intérieure, puis d’autres sur l’après-guerre, l’ordre de la Libération, le gaullisme et ce qu’il est souvent convenu d’appeler le devoir de mémoire. L’ensemble est d’une très agréable lecture et l’on en sort impressionné et admiratif de ce que furent et de ce que firent ces hommes. Les témoignages de certains d’entre eux dominent par leur force et leur fréquence, on pense en particulier à ceux de l’historien Jean-Pierre Vernant, de Serge Ravanel, d’Alain de Boissieu, de Pierre de Chevigné, de Pierre Clostermann, d’Hubert Germain, de Georges Guingouin, de François Jacob, de Jacques Roumeguère. Mais le plus impressionnant, est sans conteste celui de Lazare Pytkowicz, auquel un chapitre entier est consacré. Né en 1928, il avait donc 12 ans en 1940 et fut le plus jeune des Compagnons. On ne résumera pas ici son parcours durant les années noires, stupéfiant, dramatique et héroïque. L’auteur justifie de belle manière le fait de lui accorder tout un chapitre dont le titre est « Petit Louis » : « Parce qu’il est en lui-même une histoire de la Résistance, parce qu’il est marqué au fer rouge de la Collaboration, parce qu’il est emblématique d’une jeunesse de France qui a refusé le choix de ses aînés et ne s’est jamais résignée en dépit de la succession d’épreuves, son témoignage appelle à être plus largement reproduit ».
Premiers ralliements
Le premier chapitre donne la parole a ceux qui firent de la campagne de France et eurent « le triste privilège de vivre aux premières loges l’écroulement de l’armée française ». Le second donne la parole à ceux qui étaient en Angleterre en juin 1940 et qui firent le choix d’y rester, soldats et officiers rapatriés de la campagne de Norvège, marins des navires français à quai en Angleterre, Français dans les hôpitaux londoniens, et aux tous premiers qui quittèrent la France pour rejoindre Londres, plusieurs dans des bateaux au départ de Saint-Jean-de-Luz. Dans le troisième chapitre s’expriment ceux qui étaient dans l’empire et qui décidèrent de gagner l’Angleterre. Ils n’avaient pas été témoins de la débâcle, « mais la distance ne fit que renforcer leur détermination ». « Ils se reprochent d’avoir été impuissants dans un drame qui a affecté la mère patrie, leurs familles et leurs proches. » Les uns viennent de Palestine, beaucoup viennent d’Afrique. Ce sont de véritables aventures qui supposent un courage et une volonté exceptionnels.
Aux racines de l’engagement
Viennent ensuite trois chapitres où les compagnons sont invités à réfléchir aux motivations et aux conditions de leur engagement. Au sein de l’échantillon choisi, les membres de la France libre ayant combattu sur les fronts extérieurs sont plus nombreux que les résistants de l’intérieur. L’auteur observe que « quitter la France, c’était tourner le dos à sa famille, à ses études, à sa carrière, avec toutes les chances de ne jamais les retrouver ». Mais, « y rester c’était côtoyer chaque jour l’ennemi et ses séides. Dans les deux cas, la mort frappait avec une probabilité nettement plus élevée que pour le reste de la population ». Il a donc cherché à « isoler des paramètres communs pour comprendre les fondements de ce choix ». On aurait envie de les citer tous, mais mieux vaut lire le livre ! « Disons que la situation était impossible à vivre (…) au fond, nous sommes les gens du refus. Du refus d’accepter une situation qui nous est imposée » (Jacques Roumeguère). « On ne pouvait vivre qu’en commençant à faire quelque chose, pour démolir cet édifice » répond Jean-Pierre Vernant, et Serge Ravanel ajoute « être dans la Résistance, ça veut dire faire. Mon tempérament, c’est de faire ; c’est mon tempérament qui a joué ». Il est beaucoup question de patriotisme dont différentes nuances sont déclinées : le patriotisme des Lorrains et des Alsaciens, patriotisme dont la jeunesse a été bercée par les récits de la Grande Guerre, patriotisme par tradition familiale, patriotisme suscité par la vision de l’ennemi occupant la France et par un sentiment de honte par rapport à l’armistice : « Il est de mon caractère de ne jamais devoir subir quelque humiliation sans riposter immédiatement. La France, et moi par conséquent, étions humiliés ; être Français libre était ma riposte » (Roger Lévy). Mais bien des Français étaient réellement patriotes et ne se sont pas engagés ; c’est donc que d’autres éléments ont joué : la force de caractère, l’éducation par l’école et par la famille, la connaissance et la haine du nazisme. Il s’agit là de « constructions longues », mais des facteurs plus conjoncturels ont aussi joué dans le choix des Français libres et des résistants. L’appel du général de Gaulle, qu’il ait été entendu le 18 juin ou qu’on en ait pris connaissance dans les jours suivants, a joué un rôle essentiel. Mais il ne faut pas négliger le goût pour l’aventure et parfois le rôle déterminant des circonstances.
Sur tous les fronts
Viennent ensuite six chapitres consacrés à l’action, dans les Forces françaises libres, terrestres, maritimes et aériennes, ou dans la résistance intérieure. Au départ, nous sommes avec les Français libres dans les premières semaines de l’été 1940, puis nous passons en Afrique équatoriale française avec Leclerc et ses compagnons, en passant par l’échec du ralliement de Dakar. Des compagnons évoquent la campagne du désert, l’Égypte, Koufra, la campagne méconnue d’Erythrée, la naissance de la Première division française libre (DFL) aux ordres du général Legentilhomme.
Alain de Boissieu, futur gendre du général de Gaulle, fait partie des 186 hommes qui s’évadèrent d’Allemagne pour gagner l’URSS alors que les Allemands ne l’avaient pas encore attaquée. Après cette attaque, il leur fallut convaincre Staline de les libérer, puis ce fut un voyage mouvementé vers l’Angleterre. A leur arrivée le général de Gaulle les reçut, leur fit un discours et leur remit la médaille des évadés. On trouve dans le chapitre IX le témoignage de Louis Blésy, l’un des très rares Compagnons à avoir appartenu aux Brigades internationales, ainsi que ceux de résistants de l’intérieur, aux origines de réseaux ou de mouvements.
Puis les témoignages nous font voyager sur différents fronts, tandis que la guerre évolue avec de grands moments, dont la bataille de Bir Hakeim, qui fit la gloire des Français libres. Hubert Germain témoigne « Quand on est revenu à Alexandrie, j’ai vu des gens exubérants qui baisaient la trace des pneus de nos voitures. En rentrant dans un magasin – je n’avais plus rien car une bombe était tombée sur mes affaires-, le chef a dit aux vendeuses qu’il ne fallait pas faire attendre un officier français. Quand on entrait dans une boîte de nuit, l’orchestre s’arrêtait, et jouait La Marseillaise. Toute la salle était debout. »
Aux campagnes de la 1ère DFL de la 2e DB, s’ajoutent dans le récit, celles des pilotes de l’escadrille Normandie-Niémen en Russie, et celle des marins des Forces navales françaises libres. Puis c’est la campagne d’Italie et, en France, le développement des maquis, de l’action directe des mouvements de résistance, et de celle des saboteurs venus de Londres après une formation technique poussée. 122 Compagnons de la Libération ont en effet appartenu au BCRA. Quelques Compagnons évoquent la préparation de la libération, du point de vue militaire et politique. Puis ce sont les derniers combats en Italie, le débarquement de Normandie, la campagne de France, la libération de Paris et les relations avec les communistes. L’auteur s’intéresse à la différence très nette de prestige dans la mémoire collective entre la 1ère DFL et la 2e DB.
Les Français libres, les résistants et les autres
Les derniers chapitres quittent le théâtre de l’action militaire et résistante pour revenir à des interrogations et réflexions thématiques : l’opinion des Compagnons sur le général de Gaulle, sur Vichy, sur les Français qui ne s’engagèrent pas, leur connaissance ou non des nombreux problèmes rencontrés par de Gaulle avec les Anglais et les Américains, leur attachement la personne du général, le doute qui a pu s’insinuer ou non sur la réussite finale de l’entreprise, les différences entre le Français libres combattants sur les théâtres extérieurs et les résistants de l’intérieur, leur psychisme (la question de la peur par exemple). A ce propos on découvre des appréciations peu élogieuses des Français libres sur les résistants. L’un d’eux déclare : « La résistance intérieure, nous en avions entendu parler, parfois en bien, mais aussi en mal. Elle représentait pour nous, un peu, le désordre ». Et un autre : « Nous les regardions d’un mauvais œil ». Jugement dur et pessimiste aussi sur la situation à la Libération « Nous ne rencontrions que veulerie, lâcheté, égoïsme, hypocrisie. Après la fraternité sincère et l’amitié sans faille des camarades de combat, cela nous écœurait. L’esprit de vengeance de ces gens prêts à tout les méfaits, ces pauvres filles maltraitées et tondues en place publique, pour avoir un jour souri à un Allemand, et cela par de prétendus résistants… »
Désillusion, gaullisme, fraternité
Dans les derniers chapitres, l’auteur propose aux Compagnons de réfléchir au bilan de cette expérience exceptionnelle que furent les années de guerre, et sur ce que fut leur après-guerre. Beaucoup de Compagnons prolongèrent leur engagement dans l’armée ou les services. L’intégration des Français libres et résistants dans l’armée du temps de paix s’avéra souvent calamiteuse. Ces hommes, qui avaient fait preuve d’un courage exceptionnel, se trouvèrent en proie à l’hostilité des militaires les plus médiocres, sans doute plus ou moins consciemment honteux de ne pas avoir eu leur courage. A cela s’ajoutait le fait que, estime l’un d’entre eux, « à tous les échelons nous étions un peu considérés comme étant l’œil du général ». Le retour à la vie civile ne fut pas toujours facile, ainsi que la reprise des études, alors que le cursus d’avant-guerre avait souvent été brillant.
Un chapitre entier est consacré au général de Gaulle vu par les Compagnons. La plupart se définissent comme gaullistes et ont apprécié son retour au pouvoir en mai 1958 ; mais la politique algérienne du général de Gaulle a fait débat et quelques-uns se sont retrouvés dans le camp des défenseurs de l’Algérie française. La mort du général leur causa une peine profonde. Ils accordent une valeur particulière à la croix de la Libération et se souviennent des conditions dans lesquelles elle leur a été remise.
Souvent les Compagnons se sont retrouvés entre eux, toujours avec plaisir, quels que soient leurs engagements et leurs opinions dans l’après-guerre. L’introduction du dernier chapitre donne la teneur de son contenu : « Tout individu en fin de vie s’interroge avec plus ou moins de perplexité sur la trace qu’il laissera. La réflexion prend plus d’ampleur. L’histoire personnelle croise ou façonne la grande histoire. Si les Compagnons pouvaient être humbles sur leur propre contribution, la plupart étaient très soucieux de l’inscription durable du mouvement de la France libre, en incluant ici la Résistance, dans le récit national. A la fin des années 1990, même à l’intérieur de l’ordre, des aigreurs était patentes… »
Les mots de la fin
« J’ai l’impression d’avoir vécu un truc totalement hors du temps. » Charles Gonard
« Si c’était à refaire, je le referai. C’est certainement une des bonnes décisions que j’ai prise dans ma vie. » François Jacob
« Plus rien n’a compté pour moi à part cette aventure. Elle avait un sens, comme l’affaire Dreyfus avait donné un sens à la vie de mon père. » Pierre Louis-Dreyfus
« C’est assez exceptionnel, il faut bien le dire, cette histoire de la France libre dans l’histoire de France. La France de 1940 était ridicule. C’est Emmanuel Berl qui a dit que de Gaulle a déridiculisé la France. » Edmond Nessler
« Les Français libres ont eu raison avant les autres. Et donc on ne leur pardonne pas. » Bohumil Vazac
Joël Drogland pour les Clionautes