Son nom ne vous dit sans doute rien. Discrète, un peu grise, un physique passe-partout, de petites lunettes, Rose Valland est une employée du musée du Jeu de Paume dont les nazis ont fait en 1940 le centre de stockage et de réexpédition des milliers d’œuvres d’art spoliées dans les musées et les collections privées.

Des dizaines d’employés encadrés par des agents de la Gestapo s’affairent quotidiennement dans les salles et les couloirs du musée. Aucun ne prête la moindre attention à cette employée. L’histoire ne lui prêtera guère plus d’attention et l’oubliera même tout à fait. Et pourtant cette petite employée va permettre par son action discrète d’identifier et de tracer des milliers de tableaux. En 1945, sortie de l’ombre pour intégrer  l’armée française, devenue véritable espionne en mission, elle restera près de dix ans en Allemagne pour retrouver les œuvres d’art dans les cachettes qu’elle avait identifiées.

Rose Valland est bien « la femme qui sauva 60 000 œuvres pillées par les nazis », comme annoncé sur la couverture du livre. C’est cette histoire que nous conte Jennifer Lesieur, romancière, essayiste, biographe, avec une grande minutie et un vrai talent d’écriture. L’ouvrage est qualifié de « récit », mais ne nous y trompons pas, c’est d’un véritable travail d’historienne qu’il s’agit, dont les sources écrites et orales sont identifiées, mais qui se lit comme un thriller historique.

Née près de Grenoble, passionnée par l’art depuis toujours, Rose Valland arrive à Paris en 1922, à 24 ans et « se laisse entrainer dans une bohème heureuse ». Ce qui ne l’empêche pas d’être très studieuse et d’être assez vite bardée de diplômes. Outre son cursus aux Beaux Arts, elle s’inscrit à l’École du Louvre et à l’Institut d’art et d’archéologie de Paris, rédige une thèse sur « L’évolution du mouvement dans l’art jusqu’à Giotto », en commence une autre sur les fresques d’une crypte médiévale et sort diplômée de l’Institut d’art et d’archéologie. En 1932, elle prend un poste d’assistante au musée du Jeu de Paume et attendra presque dix ans sa titularisation, alors que ses diplômes lui permettraient d’obtenir un poste de conservateur… si elle n’était pas une femme. Le musée du Jeu de Paume, qui porte alors le nom « musée des écoles étrangères contemporaines », est le musée parisien le plus avant-gardiste. Rose Valland y organise une quinzaine d’expositions. En septembre 1938, Jacques Jaujard, le sous-directeur des Musées nationaux, la nomme responsable du bâtiment et des collections du musée du Jeu de Paume.

Le colossal exode des musées parisiens

Le ministre Jean Zay, devant les menaces de guerre, avait élaboré un plan d’évacuation des œuvres d’art, au cas où les combats éclateraient en France. Jacques Jaujard, qui avait procédé à l’évacuation du Prado de Madrid en 1936, et qui était devenu directeur des Musées nationaux, fut désigné comme grand ordonnateur du plan. Des itinéraires furent tracés, des listes de cachettes établies : châteaux, abbayes, monastères, assez vastes, assez en retrait des grandes villes, préservés des risques d’incendie ou d’inondation. Des caisses furent construites, des camions et des trains mobilisés, afin que les trésors du musée du Louvre partent à la campagne. Jusqu’en décembre 1939, 51 convois, comprenant 5 446 caisses, quittèrent le Louvre, dont 40 destinés au château de Chambord. D’autres musées, d’autres collections privées furent évacués. 15 000 caisses remplies de tableaux, de meubles, de tapisseries, de bijoux furent mises à l’abri. Au musée du Jeu de Paume, Rose Valland se chargea d’évacuer les plus belles pièces : 283 œuvres, dont des Modigliani, Picasso, Chagall. Mais des trésors restaient à Paris, dans les musées, et davantage dans les plus prestigieuses collections privées du monde.

Une immense entreprise de spoliation

La rapacité des dignitaires nazis est incommensurable. Hitler, peintre raté, rêve de construire à Linz le plus prestigieux musée du monde ; Goering se pense en homme de la Renaissance et se fait construire un palais démentiel à une soixantaine de km au nord de Berlin, Carinhall où il entend accumuler des tableaux volés dans l’Europe entière. Des marchands d’art corrompus, des fonctionnaires serviles, des dirigeants collaborationnistes (Abel Bonnard en France) vont aider les nazis à faire main basse sur les œuvres d’art. Cet appétit de jouissance artistique (et financier) n’est pas sans rappeler la ruée sur les vins et les alcools français que les mêmes dignitaires nazis opèrent à la même époque. Goering est bien plus préoccupé par les grands crus et les tableaux de maître que par les prouesses de la Luftwaffe.

Plusieurs organismes nazis furent créés pour identifier, collecter, stocker et expédier vers l’Allemagne les œuvres d’art de France et d’Europe occidentale. Ils se concurrencèrent, s’annulèrent, et l’un d’eux survécut : l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou ERR, dirigé de Berlin par Alfred Rosenberg, l’idéologue du parti nazi. Il employait un millier de personnes et fut doté d’importants moyens logistiques. Les collections privées de riches familles juives, les Rothschild, David-Weill, Alphonse Kahn, Georges Wildenstein, furent saisies, et les grandes galeries d’art furent pillées.

Le musée du Jeu de Paume fut choisi pour entreposer, répertorier, classer les œuvres saisies. Géré par l’occupant, il gardait néanmoins des employés français, dont Rose Valland. Jacques Jaujard avait eu la preuve de sa mémoire photographique et de son sang froid, lors de l’exode des collections du Louvre. Il lui confie la tâche d’observer le pillage des nazis, d’essayer de comprendre leurs méthodes, et de lui rendre compte. Elle est confinée dans des tâches d’intendance, passe inaperçue et ne montre pas qu’elle comprend l’allemand. Effarée, elle voit arriver des milliers d’œuvres et elle voit aussi les nazis empiler sans précaution les œuvres contemporaines de son musée, considérées par les nazis comme de l’art dégénéré. Ils songent d’abord à les détruire, et certaines seront brûlées, puis ils les utilisent comme monnaie d’échange contre des œuvres considérées par eux comme de l’art véritable.

Goering vient de temps à autre à Paris à bord de son train personnel faire son choix au musée du Jeu de Paume. Pour l’y aider, il peut compter sur « des « marchands d’art véreux » : son conseiller personnel, Walter Andreas Hofer, et surtout », Bruno Lohse.  C’est un SS de 29 ans, jusqu’alors historien et marchand d’art à Berlin, « jouisseur, amateur de jolies femmes et de grandes tables », qui participe lui-même aux perquisitions dans les appartements et exproprie violemment les familles. Goering vint au musée 21 fois et emporta un millier d’œuvres d’art, se dépêchant de les subtiliser avant qu’elles ne partent chez Hitler !

« Tout voir, tout noter, tout transmettre »

« Les experts allemands travaillaient avec une rigueur toute scientifique à cataloguer les prises des autorités nazies. Ils remplissaient des fiches détaillées, indiquant le nom et l’adresse des propriétaires, le titre de l’œuvre et le nom de l’artiste, sa destination ». Rose Valland observe, fouille les corbeilles à papier, récupère les carbones, écoute aux portes, ouvre les tiroirs, subtilise des documents qu’elle recopie et replace. Elle mémorise, remplit des fiches. Rentrée dans son appartement, où elle vit en toute discrétion avec Joyce, une jeune secrétaire-interprète de l’ambassade des Etats-Unis, l’amour de sa vie, elle reprend tout ce qu’elle n’a pas pu noter sur place. Une fois par semaine, elle pédale jusqu’au Louvre et remet son rapport à Jacques Jaujard, qui communique les renseignements à son réseau de résistance, le NAP (Noyautage des administrations publiques), dès qu’il est constitué. Jaujard se bat contre la complicité du gouvernement de Vichy, qui laisse faire ou favorise la spoliation, ainsi que contre les marchands français collaborationnistes, et tous ceux qui, « trop heureux d’ouvrir leurs portes à cette nouvelle clientèle, montrent peu de scrupules à conclure des affaires avec l’ennemi ».

En juillet 1941, Jaujard nomme Rose Valland attachée de conservation, avec un vrai salaire. Elle dirigera le personnel français chargé de l’intendance du bâtiment. Elle est désormais officiellement responsable du musée. Pendant toute l’occupation, silencieuse, réservée, en apparence obéissante, elle poursuit son  activité d’espionnage, en prenant des risques insensés. Elle assiste effarée, au départ pour l’Allemagne d’œuvres qui sont le fleuron d’art occidental, volées dans les musées belges et hollandais et qu’apprécient Hitler et Goeing. Elle parvient à connaître le nom et l’emplacement des dépôts où partent les œuvres saisies : Münich, Füssen, le monastère de Buxheim en Bavière, Amstetten et Kogl en Autriche, Nikolsburg et Tchécoslovaquie, mines de sel de Syteinberg près d’Altaussee en Autriche. Jaujard communique aux Alliés les emplacements à ne pas bombarder.

Le 1er août 1944, un chargement exceptionnel de 148 caisses d’œuvres, contenant 1200 tableaux, fut transféré dans un train de cinq wagons, scellés et gardés par des sentinelles. Rose Valland récupéra le numéro des wagons et la liste de leur contenu. Elle transmit à Jaujard qui transmit à la Résistance des chemins de fer. De grève en erreur, de panne d’aiguillage en sabotage, le train erra en banlieue parisienne pendant trois semaines pour arriver… à Aulnay-sous-Bois. Les Américains s’en saisirent et les toiles purent regagner le Jeu de Paume.

Sillonner l’Allemagne en ruines pour retrouver les œuvres d’art et les rendre à leurs propriétaires

Ce fut la mission fondamentale que Rose Valland se fixa et qui occupa les vingt années qui suivirent la Libération. « 230 collections particulières avaient été pillées. Soit plus de 21 900 objets d’art, dont 10 000 tableaux, dessins gravures ; 500 000 meubles et objets domestiques, et plus d’un million de livres et manuscrits. En incluant les autres pillages clandestins, les nazis avaient dérobé 100 000 objets d’art, systématiquement, méthodiquement, avec la collaboration du régime de Vichy et des particuliers français ».

Une Commission de récupération artistique (CRA) fut mise en place en novembre 1944, avec à sa tête l’historien d’art Henri Henraux, qui avait été un des contacts de Jaujard dans la Résistance, et pour secrétaire générale Rose Valland. La RCA siégeait au Jeu de Paume et avait pour mission de retrouver et de rapatrier les objets volés. Un service anglo-américain composé de 350 personnes de 13  nationalités avait été constitué et chargé de localiser le patrimoine artistique et de le protéger en zone de guerre. On surnomma ses membres, qui étaient pour la plupart « des historiens d’art quadragénaires », les Monument Men. Eisenhower leur ordonna de se rendre sur les fronts européens en 1944 et 1945. Rose Valland fit la connaissance du Monument Man James Rorimer, et ils devinrent amis. Quand elle eut assez confiance en lui, elle lui confia les dossiers qu’elle avait constitués durant l’Occupation, avec la liste des œuvres volées et leurs destinations. Puis elle décida de s’engager dans l’armée française et de se rendre elle aussi en Allemagne pour retrouver les œuvres volées.

La jeune femme effacée cède la place à une capitaine de l’armée française, aventurière courageuse, agent des services secrets français en zone d’occupation soviétique, quand il le fallut. Rose Valland va passer 10 ans de sa vie en Allemagne, dans les zones d’occupation, puis en RFA. Plusieurs chapitres racontent les découvertes difficiles des dépôts dont Rose Valland avait les adresses. Certains récits sont stupéfiants : dans les mines de cuivre de Siegen des soldats américains découvrent à 700 mètres sous terre, 200 tonnes d’or et 400 tableaux ; dans le château de Neuschwanstein, Rorimer découvre « avec une stupeur croissante, un formidable pêle-mêle de toiles, de meubles, d’objets se décoration » : au total 21 903 œuvres d’art dont 5 281 tableaux. Le trésor le plus phénoménal se trouvait dans les mines d’Altaussee : « Des trouées de lumière indiquaient l’entrée de salles immenses, qui contenaient l’équivalent de plusieurs musées. Du sol au plafond, des rangées d’étagères de bois portaient des quantités invraisemblables d’œuvres raflées en cinq ans dans toute l’Europe » : des Michel Ange, Titien, Bruegel, Rembrandt, Rubens etc. Plusieurs convois partirent chaque jour d’Altaussee pour Munich ; 20 000 œuvres furent entreposées la première année dans les bâtiments du Collecting Point. En sept ans, ce centre de rassemblement des œuvres retrouvées verrait passer un million d’objets d’arts, toutes catégories confondues.

La « capitaine Beaux Arts »  Rose Valland parcourt en Allemagne des milliers de kilomètres pour recouper des informations et explorer les dépôts situés en zone française. Elle parcourt aussi les zones britannique et américaine, et plus ou moins clandestinement, la zone soviétique. Mais les Soviétiques refusent de rendre les œuvres d’art qu’ils considèrent comme butin de guerre. Des Collecting Points sont ouverts. Rose collabore avec ses collègues anglais et américains. Progressivement, les œuvres repartent pour la France. Elle assiste à Nüremberg à l’interrogatoire de Goering sur son action de spoliation et entend toute sa mauvaise foi ; elle assiste au procès de Lhose et souffre de le voir acquitté.

Retour en France et discrète disparition

Le 4 juin 1952, Rose Valland fut nommée conservateur des Musées nationaux. Elle avait récupéré 61 233 œuvres d’art en Allemagne et en Autriche, et en avait rendu 45 441 à leurs propriétaires. Elle rentra à Paris le 3 avril 1953, réintégra son petit appartement et sa vie conjugale ignorée de tous. Jacques Jaujard la nomma chef du Service de protection des œuvres d’art, à la direction des Musées de France. Elle poursuivit son activité de récupération en collaboration avec la RFA. En 1961, elle publia son témoignage dans un livre intitulé Le Front de l’art. Un producteur de cinéma américain en retint l’épisode du train d’Aulnay et en fit un film, Le Train, avec Burt Lancaster, Jeanne Moreau, Michel Simon, et Suzanne Flon dans le rôle de Rose Valland. Quand Le Train passa aux « Dossiers de l’écran », elle participa au débat pour rétablir certaines vérités.

Elle prit sa retraite à l’âge de 70 ans et accompagna Joyce dans une longue maladie, jusqu’à sa mort en 1977. Elle ne lui survécut que trois ans. Le 22 septembre 1980, son enterrement passa presque inaperçu. « Aucun représentant de l’Etat n’assista aux obsèques de l’une des femmes les plus décorées de France, officier de la Légion d’honneur, commandeur des Arts et des Lettres, médaillée de la résistance, titulaire de la Medal of Freedom et officier de l’ordre du Mérite de la RFA. Le ministre de la culture alors en poste ne se manifesta pas. Et pour cause : personne en l’avait informé du décès de Rose Valland. » Un hommage lui fut rendu de justesse le 16 octobre 1980 aux Invalides.

« Il n’existe aucune image animée d’elle. Aucun film, aucune vidéo amateur, aucun extrait de documentaire, aucune apparition, même floutée, fugitive, hors champ ou accidentelle, sur aucune pellicule. » Merci à Jennifer Lesueur de l’avoir sorti de l’oubli de si belle façon, et de l’avoir fait revivre pour nous.

© Joël Drogland pour les Clionautes