En lisant l’histoire intime de l’Italie de Mussolini, de l’anglais Christopher Duggan, je me suis replongé en 1992, quand je travaillais sur ma maîtrise d’histoire contemporaine à la bibliothèque nationale de Florence. Je travaillais alors sur l’historiographie du fascisme dans les manuels scolaires de collège et de lycée d’Italie. À l’époque, pour schématiser, il existait trois courants distincts : historiographie communiste qui mettait en valeur la résistance au fascisme, historiographie chrétienne-démocrate et, nouveaux venus, les courants de pensée liés à l’historien controversé du fascisme Renzo De Felice qui insistaient sur le « concenso », c’est-à-dire le consensus. Tandis que l’historiographie communiste faisait de l’époque mussolinienne une passade à oublier, De Felice insistait sur le fait que beaucoup d’Italiens avaient soutenu Mussolini, du moins jusqu’en 1940-41. A la suite de De Felice, comme le montre Duggan, s’ensuivit tout un courant de réhabilitation progressive du fascisme mussolinien dont le plus célèbre représentant reste Silvio Berlusconi, lui même fasciné et inspiré par les lettres d’amour écrites entre Claretta Petacci, la maîtresse de Mussolini, et son amant matamore.

Le titre français choisi par Flammarion, « Ils y ont cru », est extrêmement réducteur et très sensationnaliste par rapport au titre original anglais : « Voix fascistes. Une histoire intime de l’Italie de Mussolini. »
Des voix fascistes, il y en a, certes. Christopher Duggan est allé chercher dans les journaux intimes des anonymes Italiens entre 1920 et 1945  : hôteliers, miliciens, institutrices, prêtes, étudiants etc. Il a aussi épluché les témoignages individuels envoyés au Duce à partir de 1923. Le bilan est plus complexe que le titre le laisse imaginer. Parmi tous ces témoignages, on trouve effectivement une foule de personnes totalement subjuguées par Mussolini, la rhétorique et la mise en scène fasciste. Comme l’écrit Duggan, il y a une véritable foi religieuse qui s’exprime envers Mussolini, une croyance en l’homme providentiel, irrationnelle et mystique. Même après 1940, de nombreux Italiens, cas classique, pensent que Mussolini et mal conseillé et ce n’est qu’à partir de l’épisode de la république socialiste de Salo que le désarroi se fait sentir, ainsi qu’un sentiment de trahison.
D’autres témoignages sont plus mesurés. L’adhésion fascisme se fait plus pragmatique. L’auteur précise qu’une bonne partie des écrits doit être regardée avec méfiance, car l’autocensure et le désir de plaire sont très présents, y compris chez les intellectuels.

Envisagé de façon chronologique, l’ouvrage de Christopher Duggan est aussi une bonne façon de revisiter toute l’histoire de l’Italie entre 1920 et 1946. Le style est clair, précis, les anecdotes intéressantes et le côté humain, avec ses forces et ses faiblesses, et très prégnant. On y trouve par ailleurs des analyses plus générales sur l’histoire italienne de l’entre-deux-guerres, sur les fondements culturels et sociaux et fascisme, sur ses succès, mais aussi sur l’inexorable déclin populaire du fascisme italien amorcé suite au rapprochement de 1936 avec l’Allemagne nazie.
Ceux qui maîtrisent l’Italien regretteront qu’aucun terme ne soit utilisé en «  version originale  ». Il est curieux de voir que bon nombre de mots anglais sont facilement utilisés dans les ouvrages d’histoire, beaucoup moins dans les autres langues, et le livre de Christopher Duggan en est un bon exemple. Cette petite critique ne doit surtout pas décourager les lecteurs : histoire intime de l’Italie de Mussolini se lit avec beaucoup d’intérêt et une grande facilité.

Il nous remet en mémoire l’influence qu’a eue, et qu’à toujours, le fascisme en Italie, ainsi que tous les courants populistes afférents. L’épilogue de l’ouvrage est sur ce point édifiant. Christopher Duggan est allé à Predappio, ville natale de Mussolini, et au cimetière où se trouve la tombe du Duce. Il y a recueilli et consigné les témoignages écrits sur le registre public par les anonymes, entre 2005 et 2012, qui témoignent d’un mélange toujours vivant d’admiration, de désuétude, de frustration, de méfiance envers l’État, les étrangers et les intellectuels austères. Une Italie qu’on aimerait bien oublier, qu’on aimerait bien ignorer, mais qui reste incontournable si l’on cherche à comprendre ce pays.

Mathieu Souyris, collège de Trèbes, Aude.