Cet ouvrage paru en mars 2010 nous a été communiqué par un jeune éditeur, rencontrer au salon du livre de sciences humaines en février dernier. Les trois textes qui composent cet ouvrage sont parus dans les annales en mars 2004, mais conservent toujours leur actualité.
Il n’est pas inutile aujourd’hui de rappeler que l’État d’Israël, quelle que soit la perception que l’on peut avoir du traitement par son gouvernement actuel du conflit israélo-palestinien, est une démocratie vivante, capable de se remettre en cause et de réenvisager son passé. Depuis une bonne trentaine d’années en effet, des historiens que l’on appelle « révisionnistes », le terme n’a pas le sens qu’on lui prête aujourd’hui en France, reviennent sur les conditions de sa naissance en 1948. Rien n’est plus sensible en effet que la question des origines. Établir la vérité sur les conditions d’une naissance constitue un véritable défi. Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies partage la Palestine en deux États, juif et arabe, et une zone internationale pour Jérusalem.
Un an plus tard, la guerre de 1948 dessine un tout autre paysage: l’État d’Israël a vu le jour et agrandi son territoire d’un tiers, l’État arabe mort-né est partagé entre ses voisins, et 800000 Palestiniens ont pris le chemin de l’exode.

Pourquoi et comment le plan de partage onusien a-t-il avorté?

Les « nouveaux historiens » israéliens, à l’aide des archives ouvertes, 30 ans après les événements, par leur État. contestent le récit orthodoxe sur lequel reposait l’idéologie de l’État d’Israël.

Les tendances principales de l’histoire de la société israélienne

Le coeur de l’historiographie israélienne récente concerne la politique, la diplomatie, le militaire, ainsi que l’histoire intellectuelle traditionnelle, particulièrement l’histoire de la pensée sioniste.
Ces travaux contribuent d’une manière culture politique israélienne, lisible à travers la montée en puissance de la Cour suprême. Car si celle-ci, avant les années 1980, a rarement fait valoir son droit de regard sur la législation parlementaire, elle s’est posée depuis en défenseur des libertés individuelles et de l’ordre économique néo-libéral.
Beaucoup d’auteurs semblent passer trop vite pourtant sur deux aspects importants, à savoir la vie religieuse des Juifs israéliens et les continuités que l’on observe entre les sociétés de la diaspora et la société israélienne après 1948. Les sociologues israéliens laïques, qui ne sont pas imprégnés de culture juive, et dont l’approche historique ne s’étend pas au-delà de la Palestine et du XXe siècle ont tendance à manquer de profondeur historique. Mais le piège de l’idéologie sioniste consiste à faire croire que l’essence de la société et de la culture juives reste immuable, quels que soient le lieu ou l’époque.

Historiens israéliens et historiens d’Israël

Depuis la fin des années 1950, les chercheurs d’Europe et d’Amérique du Nord ont proposé de formidables synthèses sur l’histoire du sionisme et d’Israël, mais la recherche monographique et originale sur le sujet a été presque entièrement produite en Israël.
La littérature historique révisionniste s’est attachée à déconstruire les perceptions historiques scellées dans l’idéologie sioniste, mais elle ne conteste pas, par définition, la légitimité du projet sioniste lui-même ou la légitimité d’Israël en tant qu’État juif. L’étiquette « révisionniste », ou « nouvel historien », a été attribuée à des chercheurs aussi différents qu’un ultra-positiviste, de plus en plus belliqueux, comme Benny Morris, qu’un positiviste, partisan du compromis comme Avi Shlaïm et qu’un post-colonialiste et antisioniste implacable comme Ban Pappé.
L’historiographie révisionniste d’Israël, sans parler de l’historiographie israélienne en général, ne peut être reliée à aucune idéologie ou orientation politique particulière. Le processus s’inscrit dans les progrès de l’histoire, dont les innovations constantes, agissent comme moteur des avancées de la connaissance.
Les écrits révisionnistes israéliens sur la guerre de 1948 correspondent à la vague de réexamens du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale ayant traversé les facultés européennes des années 196o-1980. Cela correspond par exemple à l’étude desracines de l’expansionnisme nazi et ses liens avec les objectifs territoriaux de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale; le soutien populaire des Français au régime de Vichy et sa complicité avec l’Holocauste; les similarités entre le fascisme italien et le nazisme, ou entre les goulags de Staline et les camps d’extermination nazis.
Les historiens américains, de leur côté, ont remis en question les idées en cours sur les origines de la Guerre froide, affirmant qu’il fallait moins les chercher dans la menace réelle que représentait le stalinisme, que dans l’expansionnisme néocolonial américain et la paranoïa anticommuniste.
À travers le monde occidental, comme en Israël, la réévaluation critique des causes des guerres et des conflits a été rendue possible par le passage du temps, l’ouverture des archives, et de hauts niveaux de liberté d’expression (qui n’existaient nullement derrière le Rideau de fer, ou dans le monde arabe).

Durant les dernières décennies ces controverses se sont éteintes. Les contre-récits révisionnistes, qui étaient aussi cohérents et totalisants que les récits qu’ils attaquaient, ont été remplacés par des approches plus nuancées et moins politiques.
La culture et la région ont remplacé la politique et l’État-nation comme foyers privilégiés de recherches. Il y a désormais toutes sorte de textes sur les relations entre les sexes, les réseaux sociaux, le terroir, et la vie quotidienne. L’évolution en France, avec les courants sur l’histoire des sociétés rurales par exemple, s’inscrit dans la même logique.

Le courant révisionniste de l’historiographie israélienne peut être comparé à un type de recherches historiques quelque peu différent, qui ne porte pas sur les États dominants mais plutôt sur les peuples qu’ils ont dominés historiquement.

Mais Israël est unique entre les petites nations, en raison de son rôle central dans le champ politique international et dans la conscience religieuse des trois monothéismes.

Toutefois, les travaux restent souvent focalisés sur le présent, sur le conflit israélo-arabe contemporain ou les champs de tension sociale internes à Israël.
Israël ne rentre précisément dans aucun des champs géographiques qui structurent les départements d’histoire en Occident. C’est un pays qui est dans le Moyen-Orient, mais qui n’est pas du Moyen-Orient. Étant donné l’origine européenne de l’État d’Israël, les cours d’histoire israélienne sont souvent considérés, de manière absurde, comme des cours traitant d’une greffe européenne dans le monde arabe.

Le conflit israélo-arabe : un nouveau consensus

Voilà trente ans qu’est apparue la nouvelle histoire et nombre des arguments qui ont été mis en avant par ses défenseurs sont désormais acceptés par une large majorité d’historiens israéliens. Il est aujourd’hui établi que, comme le montrait Benny Morris en 1987, un grand nombre de Palestiniens furent expulsés de chez eux en 1948, que les forces militaires arabes étaient bien moins nombreuses — et celles des sionistes bien plus importantes — que les chiffres bruts ne le suggèrent. De la même façon, de nombreux chercheurs s’accordent avec Avi Shlaïm pour dire que, pendant les années qui ont précédé la guerre, les dirigeants sionistes eurent de fréquents contacts avec l’émir de Transjordanie, le roi Abdallah. Les deux parties avaient en effet un intérêt commun : empêcher la création d’un État palestinien et faire en sorte que la Cisjordanie soit incorporée au royaume hachémite (les chercheurs divergent sur le point de savoir si ces contacts conduisirent ou non à un accord secret, non écrit, selon lequel la Jordanie n’attaquerait pas les territoires attribués par l’ONU à l’État juif). Enfin, la thèse de Ilan Pappé selon laquelle les dirigeants arabes ne voulaient pas faire la guerre en 1948 et y furent poussés par l’opinion publique n’est pas sérieusement remise en question.
De même, personne ne conteste vraiment le fait que la Grande-Bretagne considérait la victoire d’Israël en 1948 comme inévitable et qu’elle s’était résignée à la création d’un État juif.

Quand la nouvelle histoire et la controverse qui l’a entourée sont apparues, on pouvait aisément établir un lien entre les points de vue historiques et les choix politiques des deux camps. Ceux qui dressaient des portraits peu flatteurs des actions israéliennes en 1948 avaient tendance à critiquer la politique du gouvernement au moment de la Première Intifada (1987-1993). Les recherches de Beny Morris, mettent plus que jamais en avant le fait qu’Israël était l’agresseur pendant la guerre d’Indépendance. Dans sa plus récente monographie, il analyse la guerre de 1948 du point de vue de John Glubb, commandant de la Légion arabe jordanienne, et de l’émir Abdallah lui-même. D’après Morris, Glubb avait pris position pour la partition de la Palestine en deux États, l’un juif et l’autre transjordanien, et, pour lui, « la Jordanie avait envahi la Palestine non pour attaquer Israël mais pour « sauver » les territoires de l’Est et leur population arabe de la conquête juive et de l’annexion qui s’ensuivrait».

Pour les historiens israéliens, cette question est devenue très sensible. leurs travaux sont susceptibles de remettre en cause, sinon l’existence de l’État hébreu, mais sa légitimité dans le processus de normalisation de cette région dans laquelle il se situe. Au moment où j’écris ces lignes, un immense espoir se lève dans plusieurs pays du monde arabe et notamment en Égypte, mais aussi en Syrie et en Jordanie. Israël, entouré d’État démocratiques aurait tout à y gagner. mais il est vrai, et les historiens ne se sont pas privés de le rappeler, la politique de l’État hébreu a davantage permis aux radicaux du monde arabe de continuer à exister, plutôt que de permettre aux modérer d’accéder à un consensus, tel que défini dans les accords d’Oslo. Mais peut-être aussi que l’irruption des peuples arabes dans ce processus, en mettant en avant des exigences de liberté et d’égalité, pourrait favoriser des perceptions plus favorables à une négociation générale qui ne s’est pas encore réalisée pour l’instant.

© Bruno Modica

Shlomo Sand
Né en 1946 en Allemagne,
il grandit en Israël où il participe à la guerre des Six Jours comme simple soldat. Professeur à l’université de Tel Aviv, il s’intéresse aujourd’hui
à l’histoire juive. Il a publié en France plusieurs ouvrages dont Comment le peuple juif fut inventé?

Derek Penslar
Professeur d’histoire à l’université de Toronto, né en 1958, ses recherches sur le mouvement sioniste et l’histoire de l’État d’Israël ont fait l’objet de nombreuses publications en langue anglaise.

Avi Shlaïm
Né en 1945 dans une famille juive irakienne ayant émigré en 1950
à l’issue de la première guerre israélo-arabe, il est une des figures majeures de la « nouvelle histoire ». Professeur à Oxford, où il enseigne les relations internationales, son dernier livre, Le mur de fer. Israël et le monde arabe, a été récemment traduit en français.