Lorsque Rémy Pech décrit Jean-Jaurès, il évoque cette silhouette massive, cette nuque de taureau, cette tête puissante, bref, ce paysan qui lui ressemble un peu. Il est vrai que l’auteur, professeur d’histoire contemporaine et ancien président de l’université de Toulouse le Mirail, est lui-même issu de ce monde rural languedocien, de ces vignerons coopérateurs du Midi qui ont laissé chez lui leur empreinte profonde.

Cet ouvrage publié à l’occasion de l’année Jaurès vient rappeler l’importance que le monde rural a pu occuper dans la formation intellectuelle la trajectoire politique du leader socialiste. Jean-Jaurès est issu d’une famille bourgeoise aux fortes racines rurales. Les paysans du Tarn sont ses premiers électeurs et, même si sa famille a pu bénéficier d’une certaine prospérité par le passé, prospérité acquise au début du XIXe siècle dans l’industrie textile locale, les parents de Jean Jaurès sont de petits propriétaires fonciers, en cours de déclassement. Pourtant les deux frères, Jules et Jean rapidement repérés pour leurs aptitudes intellectuelles par leurs professeurs, font des études mais passent l’été dans la propriété familiale à travailler.
C’est le mariage avec Louise Bois qui lui apporte une certaine aisance matérielle qui complète ses revenus de professeur de philosophie au lycée d’Albi. Jean Jaurès entre en politique sur la liste républicaine du Tarn en 1885. Il se fait élire en ralliant l’électorat paysan à qui il s’adresse en occitan.

Très rapidement, le jeune député qui manifeste très tôt un incontestable talent oratoire prend fait et cause pour les paysans, en s’opposant notamment à Jules Méline, sur la question des prix agricoles. Il s’isole du groupe des républicains modérés, en s’opposant à la grande propriété foncière, et en prenant fait et cause pour les petits propriétaires.
Pour Rémy Pech, c’est là que commence la conversion de Jean-Jaurès au socialisme, la défense de la petite propriété, peu à peu des ouvriers agricoles, contre les gros intérêts des maîtres de la terre.

Les élections de 1893, dans la circonscription de Carmaux, qui lancent véritablement sa carrière politique, sont gagnées parce que Jean Jaurès parvient à montrer aux mineurs et aux paysans, les premiers sont issus des seconds, leurs intérêts communs.

Le Jean-Jaurès se fait le promoteur d’un socialisme agraire original, dans une période troublée, par le scandale de Panama et la crise boulangiste. Lors des élections il a été soutenu par le parti ouvrier français de Jules Guesde et il est élu avec l’étiquette socialiste. Devant le leader socialiste du Nord, Jean-Jaurès se fait le défenseur de la petite propriété paysanne, des métayers et des journaliers qui subissaient la crise de plein fouet.
C’est en 1897, lors d’une intervention mémorable à la chambre des députés Jean Jaurès formule sa pensée, sur la démocratie rurale, et sur la présentation des solutions socialistes pour venir en aide aux petits paysans.

Le socialisme agraire

On le sait, Jean-Jaurès a joué un rôle essentiel dans le développement de la coopération, notamment viticole, vu comme un moyen d’émancipation par le rassemblement des paysans travailleurs, en mesure de s’opposer et surtout de résister aux prétentions du négoce. Il dénonce les effets pervers de la conscription et de la loi de trois ans qui privent trop longtemps les exploitations d’une main-d’œuvre indispensable et l’impôt foncier qui pèse proportionnellement plus lourd sur les petites dégradations que sur les grosses. Dans son projet de république sociale, Jean-Jaurès voit dans la suppression de l’impôt foncier et de la dette, un moyen de développer l’activité agricole, de répondre aux besoins de la population, de limiter l’exode rural. Déjà à cette époque, il dénonce les distorsions entre les prix à la production qui baisse et ceux à la consommation qui reste élevée. La lutte contre la fraude, connue dans le monde viticole du fait de la crise de 1907, se déroulent également pour le porc. Les importations de l’étranger sont dénoncées.

Le charisme de Jean-Jaurès ne se dément pas lors des différentes campagnes électorales qu’il mène. À partir de 1897, Jean-Jaurès est engagé dans la cause dreyfusarde, et les campagnes électorales de 1898, 1102, 1106, 1910 sont particulièrement dures. Dans sa circonscription de Carmaux, Jean-Jaurès peut compter sur ce journal hebdomadaire, le cri des travailleurs qui montre à quel point Jaurès reste proche de ses électeurs paysans.
Tout en s’investissant de plus en plus dans la cause ouvrière, et la création de la verrerie coopérative de Carmaux est le premier exemple, Jean-Jaurès continue son action contre la politique de Méline est en faveur du développement de la coopération dans le domaine agricole, et plus précisément dans la viticulture. Jean-Jaurès préconise, comme moyen de lutter contre la mévente la constitution de grands domaines viticoles propriétés de l’État, mais également le groupement dans des coopératives des petits propriétaires. En pleine période de crise, en juillet 1907, il propose de faire entrer la vigne dans la propriété nationale, tout en précisant que le prix était un vigneron qui travaille eux-mêmes leurs terres en conserveront la propriété. Il propose également le regroupement des exploitations dans les coopératives.

Une éthique paysanne

Au niveau national, le parti socialiste dans toutes ses composantes intègre peu à peu la coopération comme un moyen de suppression progressive de la propriété individuelle et de développement de la propriété collective. On le sait bien, dans l’esprit de Jaurès, et les socialistes méridionaux, il n’est pas question de collectivisation des terres.
Dans la formation de la pensée de Jean-Jaurès, le monde paysan est porteur d’une éthique qui rejoint celle du socialisme. Les valeurs de l’effort, de la solidarité dans l’adversité, l’espérance en un avenir meilleur, se rejoignent en même temps que l’attachement à la république. Cette république, elle s’affirme par le développement d’une école émancipatrice, et par la séparation des églises et de l’État dont Jaurès a été le plus fervent soutien.
La référence de Jaurès au monde rural se trouve également dans ses discours qui ne sont pas exempts de lyrisme agraire. Il était inévitable à ce stade de son étude que l’auteur cite ce texte de l’article : « à Maraussan», publié au lendemain de sa visite au vignerons libres, dans cette commune située entre Béziers et Cazouls: « ceux qui ne connaissent le mythique pour des livres ou par de banales descriptions s’imaginent qu’il était à l’oeil au coeur, et cela est vrai qu’en un sens. Comment n’y aurait-il pas été là ou la sève circule aussi puissamment sous une lumière aussi généreuse et aussi splendide interrogation mais ce qui donne à tous les midis de la vigne, de Béziers à Narbonne, une beauté vraiment originale et sans doute incomparable, c’est que cette force joyeuse de la vigne s’y exprime par des lignes d’une sévère grandeur. »
Rémy Pech trouve dans cette étude sur les liens entre Jean-Jaurès et le monde paysan une incontestable modernité. L’attachement à la terre se retrouve encore aujourd’hui dans cette volonté des agriculteurs, ou en tout cas de certains d’entre eux, de pas être de simples exploitants. Vivre de son travail, proposer comme nourricier une nourriture de qualité, accessible à tous, fait partie de ce combat qu’une partie du monde paysan cherche à mener. Dans sa lutte contre la spéculation foncière, contre la concentration des propriétés, contre l’exploitation fiscale du plus grand nombre, Jean Jaurès peut être considéré comme un précurseur des combats actuels. C’est en tout cas pour l’auteur une certitude, et on a envie de la partager avec lui.

Bruno Modica