Le numéro 48 de la revue Géoéconomie (Éditions Choiseul) est intitulé « Portugal, le temps de la reconquête ». Encadrant le dossier sur ce pays figurent un chapitre sur la maîtrise de l’énergie par Primagaz, un autre sur la Russie et ses hydrocarbures et un troisième sur la Turquie et l’Union Européenne.
Ce numéro de la revue Géoéconomie est surtout intéressant par son premier chapitre sur le Portugal et ceux sur la Russie et la Turquie, même on ne partage pas toutes les idées « franchement » exposées dans ce dernier. Ce sont des articles de bonne mise au point sur des sujets classiques, les autres étant plus « universitaires » et donc mieux adaptés à la collecte de données spécialisées.

La gloire de l’empire

Le dossier sur le Portugal commence par un article flamboyant de Jorge Nascimiento Rodrigues et de Tessaleno Devezas : « Les Portugais pionniers de la globalisation ». Cet anglicisme est d’autant plus apparent que « global » est utilisé plus loin dans son sens français, très différent.
Il s’agit de démontrer que les succès du premier empire portugais viennent de qualités propres au Portugal, que ce dernier a conservé ou pourrait retrouver, ce qui lui assurerait un grand avenir dans la mondialisation.

Cette trame optimiste est l’occasion d’analyses historiques tout à fait intéressantes. L’auteur estime que le rôle de cet empire portugais dans l’histoire européenne n’est pas assez connu, contrairement au siècle d’or espagnol et aux Habsbourg. Or pour l’auteur « le véritable point d’inflexion pour l’ère moderne s’est produit avec l’arrivée de Vasco de Gama à Calicut en mai 1498, puis avec la victoire écrasante de Diu en 1509 contre la coalition « des gens en place » (Indiens, Ottomans … et Vénitiens »). C’est le lancement de la « première mondialisation ».

L’auteur énumère alors les qualités dont fait preuve le Portugal : ambition stratégique, existence d’un système complet de commerce international, perfectionnement continu des outils techniques et économiques ainsi qu’une capacité d’innovation ayant notamment produit le premier planisphère et le premier atlas mondial. Tout cela abouti à un nouveau type d’empire, l’empire océanique en réseaux. Il s’agit bien d’une mondialisation, car comme celle de la fin du XIXè (symbolisée par l’ouverture du Canal de Suez en 1869), puis la troisième qui s’est accentuée à la fin du XXe siècle, il s’agit d’une vision globale de la société humaine, avec conscience de l’interpénétration et de l’indépendance de l’information, des techniques, des capitaux, des biens, des services et des personnes. (Je rajouterai que tout cela est causé par l’abaissement du prix des communications, navales d’abord, puis terrestres et enfin «informationnelles », de la radio à Internet).

L’auteur rappelle que cet empire portugais fut sur la défensive à partir de 1580 et a été affaibli par la réunion du Portugal à l’Espagne, puis par l’offensive de l’Angleterre et des Pays-Bas. Une date symbolique est celle de la bataille navale de Bantam, à Java en 1601, remportée par les Hollandais contre les Portugais.

L’auteur fait observer que la première mondialisation a lieu à une époque où la Chine et l’Inde pesaient d’un poids prépondérant dans l’économie mondiale, que la deuxième mondialisation a vu dominer l’Angleterre et l’Amérique, mais que la troisième verra probablement le retour à la prépondérance sino-indienne. Les dates symboliques sont l’ouverture de la Chine en 1978 et celles de l’Inde en 1991. Au plus bas la Chine et l’Inde étaient tombés respectivement à 5 et 3% du PIB mondial après en avoir représenté au moins la moitié.

En conclusion l’auteur conseille au Portugal de se replonger dans les fondements de ses succès du XIVe siècle pour réussir dans la mondialisation d’aujourd’hui.

La politique européenne, l’économie et la diaspora

Le chapitre suivant, rédigé par Eduardo R. Lopes Rodrigues traite de la politique européenne du Portugal, composante essentielle de sa politique extérieure : négociation de l’adhésion d’abord, redressement de l’économie à la veille et à la suite de cette adhésion, mais stagnation aujourd’hui. L’auteur insiste sur le fait que le Portugal est un membre à part entière de l’Union et non pas « un petit pays suiveur », et développe des considérations techniques sur les réalisations des trois présidences portugaises.

Suit le chapitre « Portugal : forces et faiblesses en attendant la convergence », écrit par Hugo Pinto, qui décrit les défis actuels de l’économie portugaise. Il est également assez technique, expose l’impact de la crise actuelle et souligne la nécessité d’une meilleure qualification du potentiel humain (on sait que le Portugal a été longtemps en retard, ne serait ce qu’en alphabétisation).

Le chapitre suivant, par Pedro Borges Graca, porte sur la diaspora portugaise. Il rappelle que celle-ci gagna d’abord des terres africaines et les îles de l’Atlantique, puis le Brésil, et enfin l’Europe. Il signale «l’humanisme universel » des Portugais qui explique pourquoi ils furent à la fois fidèles à leur patrie et aux côtés des « indigènes ». Il se penche ensuite sur les différentes organisations tentant de maintenir une unité portugaise à travers le monde, et leurs succès très inégaux. Un nouvel essai est en cours, basé sur le net working (bâtir un réseau) professionnel entre Portugais de la diaspora.

La Russie et ses hydrocarbures

Passons sur l’exercice de communication de la directrice générale de Primagaz, abonnée au mot « durable » et nous expliquant que son entreprise conseille de combiner gaz en citerne et solaire à une clientèle campagnarde hors de portée du gaz de ville.

Le chapitre sur la Russie, rédigé par Stéphane Dubois, est beaucoup plus important sur le plan géopolitique. Si le thème général, à savoir le gaspillage du potentiel pétrolier russe pour favoriser la production à court terme, est bien connu depuis longtemps (au moins dans la profession dont j’ai fait longtemps partie), l’article fourmille néanmoins de détails très intéressants.

La Russie est riche en pétrole, mais plus encore en gaz, ce qui est important puisque ce dernier devrait survivre disons 20 ans au pétrole. Il y aurait là un levier essentiel pour la Russie, avec 21% du gaz mondial (et 13% de son pétrole). Mais le gâchis de cet atout est probable.

On sait qu’après une phase de privatisation sous Eltsine, Poutine a re-nationalisé de gré ou de force. Aujourd’hui 85% du gaz russe est produit par Gazprom, ce qui donne à cette entreprise 20% de la production mondiale. Les « majors » du pétrole qui s’étaient précipités sous Eltsine et avaient commencé à moderniser ce secteur, de la prospection à l’exploitation, ont été renvoyés, bien que le pays ne dispose pas de suffisamment de compétences pour les remplacer (ni d’argent : complément personnel à cet article, qui semble avoir été rédigé avant la baisse des prix de fin 2008). En particulier les recherches les plus techniques, celles des gisements sous-marins, n’ont pas été entreprises. Or c’est là que ce situent vraisemblablement les champs qui permettraient de relayer la production actuelle, laquelle devrait décliner dans un an ou deux.

De plus, le transport des hydrocarbures reste un monopole d’État, avec des oléoducs de souvent plus de 40 ans d’âge ; 15% de la production disparaît en fuites et il manque 25 000 kilomètres de conduites pour honorer les contrats d’exportation. Or loin d’en faire de nouvelles, Transneft en ferme des milliers de kilomètres pour cause de vétusté. Plus en aval encore, ce sont les ports qui manquent parce qu’ils sont passés entre les mains d’États pas vraiment amis, comme les pays baltes ou l’Ukraine. De toute façon les détroits à passer en Baltique comme en Mer Noire sont difficiles pour les navires géants. Par ailleurs les 850 000 salariés des gigantesques combinats pétrochimiques sont l’indication d’une bien faible productivité.

Enfin une partie de ces hydrocarbures est gaspillée à l’intérieur. L’industrie et les installations tertiaires sont vétustes et la Russie consomme beaucoup plus d’énergie que nécessaire, ce qui perdure grâce à des prix environ cinq fois inférieurs à ceux du marché mondial. Au rythme actuel, la Russie n’aurait que 22 ans de réserves de pétrole contre, par exemple, 87 ans pour l’Iran.

La Turquie en Europe ?

Le troisième chapitre, relatif à la problématique de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, est rédigé par Alexandre Del Valle, connu pour ses ouvrages ou articles de vulgarisation sur l’islamisme et l’insécurité. L’auteur rappelle les données classiques du « jeu à trois » entre l’UE, les « kémalistes laïques » et les « islamistes conservateurs » actuellement au pouvoir. Ces derniers représentant la majorité (du moins relative) de la population et sont soutenus à ce titre par l’Union Européenne qui impose des réformes « démocratiques ». Cela au détriment des « laïques », dont la colonne vertébrale est l’armée et ses privilèges politiques, qui ont perdu leur légitimité en complotant contre la montée démocratique de la majorité musulmane.

D’ailleurs le kémalisme n’a jamais été vraiment laïque au sens français du terme, puisqu’il s’agissait d’une soumission des autorités religieuses à l’État, et non d’une neutralité. Ce n’était pas non plus une laïcité à l’américaine, où toutes les religions sont reconnues et traitées également, car le kémalisme favorisait le sunnisme, brimait les variantes locales de l’islam comme les Alévis et a fait quasi-disparaître les communautés chrétiennes.

L’auteur attaque ensuite directement les partisans de l’adhésion turque. D’abord ceux qui poussent à l’entrée d’un pays musulman pour montrer que « l’Europe n’est pas un club chrétien ». Mais alors elle est laïque, ce qui devrait lui interdire d’accueillir un État islamiste, même modéré. Ensuite ceux qui négligent les « dossiers épineux et les bombes géopolitiques » qu’apporterait la Turquie, tels le problème de l’eau avec la Syrie et l’Irak et la question kurde, qui est également syrienne, irakienne et iranienne. Sans parler de l’invasion du nord de Chypre par l’armée turque et la non reconnaissance de la république de Chypre, qui est juridiquement et moralement insupportable pour l’Union.

Au fond, l’auteur estime que les islamistes, y compris ceux de l’AKP actuellement au pouvoir, ne peuvent être « modérés ». C’est peut-être le point historiquement provisoire de ce dossier, l’avenir de l’AKP ou des partis pouvant lui succéder dépendant à mon avis plus de l’évolution déjà largement entamée de la société turque que du traditionalisme majoritaire aujourd’hui.

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Géoéconomie N°48
Géoéconomie N°48