La réédition de l’ouvrage de Jean-Pierre Rioux dans cette collection de poche, très accessible, à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Jaurès, permet de découvrir cette année une importante biographie publiée pour la première fois en 2005.
Il ne s’agit pas là d’une biographie mais également d’un essai, d’une réflexion politique sur les bases de la gauche en France. Jaurès à joué un rôle éminent dans la formation de celle-ci. Il reste la référence obligée du mouvement progressiste, même s’il a pu être capturé par l’actuel président de la république à l’occasion des élections de 2007. La mort de Jean Jaurès par cet après-midi tragique du 31 juillet 1914 constitue l’acte de naissance du socialisme à la française, comme le dit l’auteur à la fin de son introduction. Il affirme également, avec une certaine lucidité que Jean Jaurès est moins encombrant mort que vivant, à défaut d’être plus grand comme feu le Duc de Guise à une autre époque.
Nul ne saura jamais qu’elle aurait été finalement l’attitude du leader socialiste devant la Grande guerre qui allait commencer.
L’historien examine successivement, différents aspects de l’engagement de Jean Jaurès, ce jeune surdoué issu du monde rural, mais aussi l’historien, auteur d’une histoire socialiste de la révolution française, le combattant de la vérité dans l’affaire Dreyfus et l’infatigable artisan de l’unité des socialistes.
Surdoué très tôt détecté par ses maîtres, cet enfant du Tarn est un véritable homme-orchestre pendant toute sa vie. C’est d’ailleurs là que réside la difficulté principale que les biographes de Jean Jaurès ont rencontrée. Cet homme aux multiples talents menait tous les combats simultanément, parlait à l’assemblée nationale, écrivait dans la presse et dirigeait un journal tout en restant un philosophe et un théoricien de la pensée marxiste.
L’auteur se livre donc à l’examen de ce diamant aux multiples facettes, sans en omettre pour autant certains côtés obscurs. Il en existe pourtant même s’ils sont rares. Les premières réserves lorsqu’éclate l’affaire Dreyfus, que le mouvement socialiste de l’époque qualifie de règlement de compte internes à la bourgeoisie, sont pourtant très vite levées lorsque les enjeux apparaissent clairement : c’est au nom de la justice, mais surtout de la justice dans la République, que Jaurès s’engage dans le camp dreyfusard.
Le cheminement
Mais avant cela, il a quitté le camp des républicains opportunistes, et, au terme d’un cheminement qui prend sa source dans le mouvement social de ses terres d’origine, rejoint le socialisme. Mais il entend lui donner sa marque, montrer que le chemin qui conduit de la république au socialisme, n’est pas linéaire. Il faut l’éducation du peuple, le maintien d’une haute exigence morale, et le respect vigilant de la démocratie. La violence révolutionnaire n’est donc pas acceptable peut plus que la violence entre les nations qui semble se manifester à nouveau au début du XXe siècle dans ces systèmes d’alliance automatique dont les conséquences sont connues.
Pour Jean Jaurès, le socialisme ne rime pas forcément avec l’internationalisme. Le tribun socialiste comprenait à la fois par l’instinct et la raison que Marx se trompait lorsqu’il affirmait que les prolétaires n’avaient pas de patrie. L’homme de paix, incontestable, reconnaît à la nation le droit de se défendre, et il écrit donc cet ouvrage de 1910 : l’armée nouvelle. Il préconise la constitution d’une armée populaire encadrée par des officiers issus du peuple, proches de lui, capable d’organiser une défense territoriale. Cet ouvrage lui vaut les sarcasmes des antimilitaristes mais aussi des nationalistes, qui, dès le début du siècle, le considèrent comme un traître. Son analyse du patriotisme relève de la constitution de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’identité nationale : un fonds indivisible d’impression, d’images, de souvenirs, d’émotion. La patrie, c’est la multiplication des âmes individuelles par l’âme de tous.
Les fulgurances
Cet engagement de Jean Jaurès, cette capacité, aujourd’hui introuvable, a réaliser la synthèse, il se retrouve dans cette quête permanente de l’unité des socialistes qu’il parvient à réaliser en 1905. Lire ces pages aujourd’hui, à la lumière des confrontations de clans et d’écuries présidentielles au sein du PS fait parfois sourire. Lorsqu’en 1900 dans un dans un meeting à Lille il se heurte à Jules Guesde, il le fait au nom des principes de la lutte des classes et non simplement un comme fait intangible comme l’affirme l’homme du Nord. Cet idéalisme au sens propre est sans doute la véritable dimension de Jaurès et l’on connait bien sa phrase, aller à l’idéal, en passant par le réel.
Ce réalisme, Jean Jaurès l’applique dans sa lecture des textes de Marx dont il reconnaît la pertinence pour ce qui relève de l’analyse économique mais qu’il remet en cause du point de vue de la méthode. Pour Jean Jaurès, le catastrophisme économique, cette crise finale du capitalisme qui ouvrirait la voie à la conquête du prolétariat est infirmée dans la réalité, puisque le sort des ouvriers s’améliore dans le cycle de croissance retrouvée et le nouveau dynamisme du capitalisme français. La paupérisation absolue de la classe ouvrière est une hypothèse fausse.
La seule hypothèse réaliste et crédible reste que dans la conquête graduelle du pouvoir, la bourgeoisie, en favorisant la démocratie, est contrainte de le partager chaque jour davantage avec le prolétariat et ses alliés. Jean Jaurès évoque pour le socialisme un avènement légal.
L’actualité de Jean Jaurès, Jean-Pierre Rioux la retrouve au fil des pages de cet essai. Monolithe de référence de la gauche française, il peut, et on l’a vu récemment, être en partie capturé par la droite. Mais la lecture que Nicolas Sarkozy et les rédacteurs de ses discours en ont faite reste très partielle. Les fulgurances de Jean Jaurès, ses dénonciations d’un enrichissement amoral, ses propositions économiques basées sur le développement d’un secteur public puissant ne devaient pas faire partie des lectures de Henri Guaino le rédacteur des discours présidentiels et l’auteur de cette captation d’héritage.
De ce point de vue, revisitant Jaurès, Jean-Pierre Rioux nous permet de comprendre toute la richesse de celui qui fut à la fois un intellectuel organique est un homme d’action, engagée jusqu’au bout dans le combat de son temps.
Bruno Modica