« Une révolution, c’est infiniment plus qu’une série d’insurrections dans les campagnes et les villes… Une révolution, c’est le renversement rapide, en peu d’années, d’institutions qui avaient mis des siècles à s’enraciner dans le sol et qui semblaient si stables, si immuables que les réformateurs les plus fougueux osaient à peine les attaquer dans leurs écrits. »

Pierre Kropotkine, La Grande Révolution, Atlande, 2019, pp. 39-40.

 

Présentation de l’éditeur

« Atlande réédite un ouvrage fondamental sur la Révolution française, la seule histoire « populaire » de la Révolution, c’est-à-dire relatée du point de vue du peuple, débarrassée de ses mystifications sur le 14 Juillet ou la nuit du 4 août : un texte qui tranche avec l’histoire traditionnellement « bourgeoise » de la Révolution.

Originellement paru en 1909, de façon concomitante à Paris, Londres, Leipzig, Rome et New York, ce texte, révolutionnaire en lui-même, est l’œuvre d’un aristocrate russe exilé à Paris pour avoir épousé la cause du peuple, l’ouvrage d’un historien hors pair et d’un visionnaire. Kropotkine est largement oublié de nos jours ; rappelons simplement qu’une chaîne de montagnes porte son nom en Sibérie, qu’il fut le page de la tsarine aussi bien que l’interprète de Louise Michel en Angleterre, l’intime d’Elisée Reclus et d’Octave Mirbeau. Autre preuve de sa singularité, tant Victor Hugo qu’Ernest Renan le défendirent ardemment quand il fut poursuivi par les autorités françaises.

Le texte intégral est ici éclairé par une kyrielle de notes d’Arno Lafaye-Moses qui propose également une galerie des personnages cités ainsi qu’un glossaire.

Signe de sa résonnance aujourd’hui, il est préfacé par Gérard Filoche. »

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   Automne 2018, des barricades sont montées dans plusieurs métropoles françaises et dans la capitale parisienne jusque sur la très célèbre avenue du monde : l’avenue des Champs-Élysées ! Dans tous les territoires français, le peuple occupe les ronds-points. C’est le début du mouvement des Gilets jaunes qui dure depuis maintenant presque un an et dont le point de départ fut l’augmentation programmée des carburants et qui rapidement va agglutiner un ensemble de mécontentements populaires aussi vastes que parfois antagonistes : « Ils se sont attaqués aux taxes sur l’essence imposées par la finance régnante tout comme les révolutionnaires qui ont pris la bastille se défendaient face au symbole immédiat de la tyrannie royale » (Gérard Filoche, p. 11).

    Juillet 2019, 230 ans après la prise de la Bastille les éditions Atlande nous permettent de redécouvrir la somme de Pierre KroptokineAristocrate et géographe russe, Pierre Kropotkine (1842-1921) est le théoricien du communisme libertaire. Emprisonné par le régime tsariste, puis exilé en Angleterre et en Suisse, il rentre en Russie après la révolution d’octobre 1917 mais refuse toute adhésion au gouvernement bolchevik. Traduit dans de nombreuses langues, il a notamment écrit La Conquête du pain (1892) qui reste un de ces ouvrages majeurs. Il y décrit les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à une société communiste libertaire, ainsi que son organisation. C’est une bonne synthèse de sa pensée. sur la Révolution Française dans une édition réactualisée et augmentée de notes, d’un glossaire, de précisions biographiques des acteurs des évènements et une bibliographie indicative, par Arno Lafaye-MosesArno Lafaye-Moses est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, membre de la société des études robespierristes.. Préfacé par Gérard FilocheGérard Filoche, né le 22 décembre 1945 à Rouen, est un syndicaliste et homme politique français. Inspecteur du travail de profession, il a publié de nombreux ouvrages, notamment sur mai 68 et sur le droit du travail, et contribue à différents médias (L’Humanité, Mediapart, etc.). Militant communiste dans sa jeunesse, il est ensuite trotskiste (LC, puis LCR), jusqu’à son adhésion au Parti socialiste en septembre 1994. Il est également cofondateur de SOS Racisme. Il est membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic. Faisant partie des animateurs de l’aile gauche du PS, il est également membre du conseil national du PS de 1994 à 2017 et du bureau national de 2000 à 2005 puis de 2012 à 2017, sans jamais obtenir cependant de mandat électif. En novembre 2017, il est exclu du PS. En 2018, il fonde GDS (Gauche démocratique et sociale)., l’œuvre majeure du théoricien de l’anarco-communisme prend ici un nouvel envol, comme un écho aux luttes actuelles, écho d’ailleurs pleinement assumé dès la préface de cette nouvelle édition : « Ré-éditer Pierre Kropotkine en 2019, La grande Révolution, c’est d’aller chercher les gilets jaunes du XVIIIe siècle derrière la bourgeoisie, derrière les sans-culottes, derrière le tiers état. » (Gérard Filoche, p. 14).

      La Grande révolution, c’est l’histoire de France revue par les yeux d’un personnage atypique, une œuvre imposante, rigoureuse et engagée qui est l’aboutissement de recherches commencées en 1886 en Angleterre puisque Pierre Kropotkine n’a pas pu accéder aux archives nationales françaises. Il utilise donc une bibliographie importante (et notamment les premiers historiens de cette époque comme Michelet) ainsi que les ressources de la bibliothèque du British Museum pour nous offrir ses analyses originales et son interprétation de la Révolution française. Son œuvre est centrée autour de deux acteurs majeurs de la période : la bourgeoisie et les intellectuels qu’il fustige tout en se concentrant sur le rôle majeur et véritablement révolutionnaire du peuple des villes et des campagnes, se plaçant résolument du point de vue des « petits », de celles et ceux qui sont les véritables acteurs des profonds bouleversements que connaît la France alors. C’est bien le peuple « cette source toujours vivante de la Révolution », « prêt à saisir les armes [et à qui] les historiens de la Révolution n’ont pas encore rendu la justice que l’histoire de la civilisation lui doit » (p. 53) et de ses représentants « véritables » (Marat, Babeuf, Boissel, Chalier, Jacques Roux, Santerre…) que l’auteur place au cœur de son propos. La lecture de cette histoire populaire sert de matrice à la compréhension de tous les processus révolutionnaires. Ainsi Pierre Kropotkine se concentre sur les aspects sociaux et économiques des évènements révolutionnaires sans toutefois s’extraire d’une narration chronologique et politique classique de la Révolution découpée en 68 courts chapitres.

    Pour Kropotkine, deux grands courants préparèrent et firent la Révolution : le courant d’idées (le flot d’idées nouvelles sur la réorganisation politique des États) qui venait de la bourgeoisie et celui de l’action venant des masses populaires, c’est-à-dire des paysans et des prolétaires dans les villes qui voulaient obtenir des améliorations immédiates et tangibles de leurs conditions économiques. La réunion de ces deux courants provoque l’étincelle révolutionnaire (chapitres 1 à 3). C’est avant tout la faim, la soif et les taxes subies par le peuple qui poussent à la révolution puis dans un second temps, l’idée et l’espoir d’un progrès possible : « Le pain était le motif premier du mouvement. Mais bientôt, il s’y joignait des réclamations dans le domaine où les conditions économiques et l’organisation politique se touchent, – le domaine dans lequel le mouvement populaire procède toujours avec le plus d’assurance et obtient des résultats immédiats. » (Pierre Kropotkine, p. 85).

    Le « peuple avant la Révolution » (chapitres 4 à 8), c’est avant tout un peuple qui souffre, gémissant « sous le fardeau des impôts prélevés par l’État, des redevance payées au seigneur, des dîmes perçues par le clergé, ainsi que des corvées imposées par tous les trois » d’une part, et d’autre part une aristocratie vivant dans un luxe indécent et dépensant ostensiblement des fortunes colossales (p. 55). Le peuple, c’est avant tout une « masse » paysanne qui s’appauvrissait parallèlement à l’émergence d’une classe nouvelle de paysans un peu plus aisés et ambitieux, un « campagnard embourgeoisé » désireux de l’abolition des droits seigneuriaux (p. 57). Les réformes de l’entrée en règne de Louis XVI ne suffisent pas à calmer les émeutes en série entre 1775 et 1777, liées à la faim. Un esprit de révolte, d’espoir et de changements souffle et fait battre « les cœurs des plus humbles » (p. 49). L’auteur rapporte les propos confiés par une vieille dame à Arthur Young en 1787 : « Je ne sais pas ce qui va arriver, mais quelque chose doit arriver – et bientôt ». Ce « quelque chose » devait apporter un soulagement aux misères du peuple (p. 49). Cette agitation populaire et l’impossibilité à régler les crises traversant le royaume, ont rendu nécessaire la convocation des États généraux par Louis XVI le 8 août 1788. Les élections des délégués aux États généraux « vinrent apporter beaucoup d’animation et réveillèrent beaucoup d’espérance dans les villages » (p. 86) mais la lenteur des évènements et le terrible hiver de 1788-89 échauffaient les esprits. Durant les premiers mois de l’année 1789, des soulèvements éclatèrent dans les campagnes françaises (chapitre 7) mais également à Paris et ses environs (chapitre 8).

    Pierre Kropotkine analyse ensuite les évènements de l’année 1789, l’année où tout bascule, de l’ouverture des États généraux et de leur échec aux journées des 5 et 6 octobre où l’insurrection éclate à Paris aux cris « Du pain ! du pain ! » et se termine par la marche des femmes sur Versailles pour aller chercher le roi et sa famille (chapitre 9 à 22). Il s’agit pour lui de la période « héroïque » de la grande Révolution qui se termine avec le déménagement du roi et de l’Assemblée, de Versailles à Paris (p. 235). S’ouvre ensuite une nouvelle période (chapitres 23 à 31), celle d’une « sourde lutte entre la royauté mourante et le nouveau pouvoir constitutionnel qui se consolide lentement par les travaux législatifs de l’Assemblée et par le travail constructif s’accomplissant sur les lieux, dans chaque ville et village. » (p. 235) et qui se clôt au mois de juin 1791. Pour l’auteur c’est la nuit du 21 juin 1791, « nuit mémorable, lorsque des inconnus, des hommes du peuple, arrêtèrent le roi fugitif et sa famille à Varennes, au moment où ils allaient franchir la frontière et se jeter dans les bras de l’étranger » (p. 287) qui acte la chute de la royauté et ouvre une nouvelle ère à caractère plus populaire « de ce moment, le peuple entre en scène pour repousser les politiciens à l’arrière-plan » (p. 287). Débute ainsi une période selon l’auteur de réaction forte (chapitres 32 à 47) au fur et à mesure que les bourgeois et les ‘’intellectuels’’ triomphaient : « Vers la fin de 1791, les meilleurs révolutionnaires finissaient par désespérer complètement de la Révolution. Marat la croyait perdue. ‘’La révolution, écrivait-il dans l’Ami du peuple, a échoué…’’ Il demandait que l’on fît appel au peuple, mais on ne voulait pas l’écouter » (p. 295). L’Assemblée législative élue par les citoyens actifs seulement puis la Convention nationale est le lieu des débats et des oppositions les plus vives est symbolique de la réaction. L’entrée et l’affirmation des Girondins au sein de l’Assemblée furent un appoint pour cette dernière. Jusqu’en juin 1793, les luttes de « partis » agite l’Assemblée puis la Convention dominée par les bourgeois. Pour Kropotkine, ces « révolutionnaires bourgeois », illustrés par les Girondins, restaient des bureaucrates et se séparèrent du peuple. Ils se lancèrent ensuite dans des manœuvres destinées à « arrêter la Révolution : d’établir un gouvernement fort et de réduire le peuple – par la guillotine s’il le fallait » (p. 424). Brissot est cité à plusieurs reprises pour illustrer cette volonté de réduire les protestataires (ceux qui voulaient poursuivre la Révolution, des révolutionnaires disséminés dans toute la France qui se « sont donnés à la Révolution corps et âme ; [qui] en comprennent la nécessité ; [l’]aiment et […] travaillent pour elle » (p. 429)) au silence : ‘’Je crus que le mouvement insurrectionnel devait cesser, parce que là où n’y avait plus de tyrannie à abattre, il ne doit plus y avoir de force en insurrection’’ […] Je crus que l’ordre seul pouvait procurer ce calme […] Je crus que les véritables ennemis du peuple et de la république étaient les anarchistes, les prédicateurs de la loi agraire, les excitateurs de sédition.’’ (J.-P. Brissot à ses commettants, pp 7-9). La période est marquée par ce clivage de plus en plus envenimé et la lutte entre Girondins et Montagnards jusqu’en juin 1793 ainsi que la poussée des revendications sociales parmi les différentes strates du peuple. En d’autres termes, depuis l’exécution de Louis XVI, les « évènements se précipitaient, et la séparation entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires devenait si tranchée qu’il ne restait plus de place pour un parti mixte, diffus, placé entre les deux » (p. 447) Le 31 mai 1793, le peuple de Paris se soulève une troisième fois, dernier effort selon l’auteur pour « imprimer à la Révolution un caractère vraiment populaire » (p. 469). Cette journée qui marque la chute des Girondins clôture une époque. « Elle devient en même temps l’image de toutes les révolutions à venir », nous dit Kropotkine, « Désormais, il n’y aura plus une révolution sérieuse possible, si elle n’aboutit pas à son 31 mai » (p. 469). La période qui débute le 31 mai 1793 et se termine au 27 juillet 1794 (9 thermidor de l’an II de la République) par la mort de Robespierre représente pour l’auteur « la période la plus importante de toute la Révolution » (p. 485). Elle constitue la véritable « Révolution populaire » de treize mois dont l’action essentielle selon lui, est le « dispersement des propriétés foncières, l’œuvre de démocratisation et de déchristianisation de la France » (p. 487). Il en relève quelques traits principaux dans les chapitres 47 à 67. Le récit de Pierre Kropotkine se termine par un chapitre sur « le 9 Thermidor et le triomphe de la réaction ».

    Bien entendu, ce récit est original et emprunt des idéaux libertaires de Pierre Kropotkine, notamment par son développement régulier des principales revendications populaires selon lui : l’abolition des droits féodaux et les questions foncières et communales, revendications qui sous-tendent et éclairent toute la période. Dans son chapitre 27, il développe par exemple la question de la législation féodale de 1790. Pour lui, l’abolition de « l’odieux régime féodal » n’est effectif qu’après l’insurrection de mai 1793 par le peuple parisien et non pas dans la nuit du 4 août 1789 ou les décrets de l’Assemblée Constituante de février 1790 (cf. chronologie pp. 269-270). La question de la reprise par les paysans des terres communales est elle aussi largement développée tout au long du livre (par exemple chapitre 48-49). L’auteur voit des filiations entre la Grande Révolution et celles qui vont suivre au XIXe siècle, et dans les acteurs des précurseurs aux nouvelles idéologies qui apparaissent un siècle plus tard en France et en Europe. En définitive, une révolution doit : « viser le bonheur de tous, autrement elle sera nécessairement étouffée par ceux mêmes qu’elle aura enrichis aux dépens de la nation. Chaque fois qu’une révolution fait un déplacement de fortunes, elle ne devrait pas le faire en faveur des INDIVIDUS, mais toujours en faveur de COMMUNAUTÉS. Or, c’est précisément par où pêcha la Grande Révolution » (pp. 651-652).

    La Grande Révolution, lecture véritablement éclairante et originale sur la période révolutionnaire, trouve une résonnance particulièrement actuelle dans un contexte national et international de mobilisations populaires et de crispations sécuritaires, autoritaires et populistes comme seules réponses de la part des gouvernements. Replonger aujourd’hui dans l’un des évènements fondateurs de l’histoire de France contemporaine et dans les mécanismes de la naissance d’une révolution confisquée par une partie de celles et ceux qui l’avaient initiée, par le prisme libertaire, est donc très stimulante et inspirante. Nous ne pourrions que chaudement recommander l’acquisition et la (re)lecture de cet ouvrage d’autant que les programmes du secondaire font la part belle à cette question, que ce soit au collège ou dans les nouveaux programmes de lycée, qui ont vu basculer le thème en classe de première générale.

 

Pour aller plus loin :


©Rémi Burlot, pour Les Clionautes