Le biographe de Norton Cru n’est pas historien de formation, mais il est vrai que son sujet ne l’était pas davantage. Pasteur ardéchois lié avec la famille Cru, elle-même protestante et ardéchoise, Jacques Vernier s’est intéressé à la personnalité et au parcours du plus remarquable de ses membres. Le produit de cette étude est une réussite, qui retrace d’une plume précise et réfléchie les principaux traits d’une existence qui n’a rien d’ordinaire, et interroge avec finesse la genèse et les racines intellectuelles et morales du livre atypique qui en est l’héritage.
Jean Norton Cru
À la fois solidement enraciné dans sa foi et sa famille et largement déraciné par son parcours d’exilé, Jean Norton Cru est le fils d’un pasteur réformé peu cultivé, d’origine paysanne, et d’une bourgeoise anglaise. Le ministère de son père conduit la famille à vivre sept ans sur l’île de Maré, en Nouvelle-Calédonie, avant de rentrer en Ardèche, où le père abandonne son foyer et son métier. Intellectuel autodidacte, son fils Jean suit des études d’anglais. Après une courte expérience d’enseignement en France et un intermède à Oran, il devient professeur de français dans un établissement universitaire privé du Massachussets, où il exerce plusieurs décennies. Il conserve cependant des liens très forts avec les siens et avec la France, où il revient régulièrement et rentre prendre sa retraite en 1946, trois ans avant sa mort. Mobilisé en 1914, Norton Cru est lui-même un ancien combattant. Après avoir d’abord connu le front et vécu la bataille de Verdun comme sous-officier de territoriaux, il est affecté comme interprète auprès des armées britannique puis américaine à partir de 1917. Après son retour outre-Atlantique, encore habité par son expérience personnelle de la guerre, il entreprend la rédaction de Témoins, qu’il complète ensuite par un recueil plus court, intitulé Du témoignage. Considérant sa tâche de greffier achevée, ce discret penseur anticonformiste réintègre ensuite l’anonymat de la routine académique.
De l’homme à l’œuvre
La personnalité de Norton Cru conditionne étroitement son travail d’écriture. La teneur à la fois prédicatrice et pédagogique du contenu de Témoins peut être perçue comme une projection des deux piliers spirituel et professionnel de l’identité de l’auteur. Sa grande originalité est ne de pas avoir utilisé son expérience de la guerre pour témoigner par lui-même mais pour évaluer les récits de ses frères d’armes. Certificateur de la parole d’en bas, il élabore une grille d’analyse de onze critères qui lui permet d’évaluer la qualité des témoignages qu’il a répertoriés. Monument d’historiographie raisonnée, cette œuvre de discernement distribue des éloges mais énonce aussi de dures critiques. Elle épingle notamment les plus célèbres des écrivains combattants, devenus des auteurs à succès, que Cru estime coupables d’avoir déformé la réalité sous la littérature. Par ailleurs, Témoins exprime une interaction religion-œuvre d’une tonalité très américaine. De fait, le pasteur Vernier met en évidence avec beaucoup de finesse la forte imprégnation de la foi protestante sur la méthode et la conception d’ensemble de l’ouvrage. Missionnaire du témoignage, Norton Cru ressent le fait d’avoir survécu à Verdun comme une manifestation de la grâce divine. Il applique aux écrits de guerre le modèle exégétique protestant de l’interprétation biblique. Et l’essence même de son projet se fonde sur la notion testamentaire du témoin, qui est celle d’un martyr versant son sang pour sa foi. Très marqué par ses croyances religieuses et habité par une forte sérénité intérieure, Jean Norton Cru est, pour son biographe, une figure exemplaire d’« indigné ».
De l’œuvre à l’Histoire de la Grande Guerre
L’analyse de la genèse de Témoins est complétée par l’histoire de sa publication, relativement laborieuse. Prenant une année sabbatique en France pour faire publier son livre, Cru doit se résoudre à sacrifier ses économies pour l’éditer à compte d’auteur, après le refus de plusieurs maisons établies peu soucieuses de se brouiller avec les écrivains « goncourisés » pris à partie par l’irrévérencieux volume. L’accueil critique de l’œuvre est d’ailleurs, pour cette raison, assez polémique, bien que Témoins soit défendu par quelques plumes de valeur. Mais son apport subit ensuite une longue éclipse jusqu’aux années 1990, depuis lesquelles la réapparition intellectuelle du livre et de son auteur ont fait l’objet de nouvelles controverses historiographiques, signe probant de leur place incontournable dans le débat sur la Première Guerre mondiale. On leur doit en effet une impulsion décisive dans la prise en compte du témoignage des combattants en tant que source crédible.
Malgré l’absence regrettable d’une récapitulation générale des sources et de la bibliographie utilisées, on ressort conquis de cette rencontre avec un homme intègre et estimable, dont le portrait dressé avec délicatesse resitue Témoins dans son contexte d’élaboration. Grâce au pasteur Vernier, Jean Norton Cru n’est plus un inconnu. L’auteur est rentré dans son œuvre et est désormais, lui aussi, un « témoin » à part entière.
© Guillaume Lévêque