Jeanne d’Arc : afficher ce nom sur la couverture d’un livre ou à la une d’un reportage est généralement une assurance pour vendre un livre ou assurer une bonne audience télévisée. Il y a quelques mois, un « Jeanne d’Arc » diffusé sur Arte avait provoqué le courroux de Colette Beaune, une des spécialistes de la Pucelle d’Orléans. Rompant avec le traditionnel retrait qu’observent les historiens, celle qui avait livré voici plus de vingt ans l’essentiel « Naissance de la nation France » décida de contre-attaquer.

Elle a expliqué, notamment dans un numéro de « la fabrique de l’histoire », combien elle s’ était sentie piégée dans le documentaire. Les théories les plus fantaisistes y étaient complaisamment exposées. Elle décida donc de publier un nouveau livre sur Jeanne d’Arc (vérités et légendes). Pourtant, avant cette dernière livraison, elle avait écrit ce qui pouvait sembler comme la somme définitive sur Jeanne. Ce livre qui a reçu le prix du Sénat du livre d’histoire est disponible aujourd’hui en version de poche, cinq ans après sa première parution chez Perrin. Colette Beaune livre dans son ouvrage bien plus qu’une biographie. L’organisation de l’ouvrage se révèle particulièrement pratique si l’on souhaite examiner directement une caractéristique de Jeanne.

« Une étude du non vrai et du non réel »

Telle est la proclamation de Colette Beaune dès l’introduction du livre et elle peut a priori surprendre. Pourtant, et la polémique récente le prouve bien, quand on aborde Jeanne d’Arc on n’a pas affaire à un personnage historique comme les autres. L’auteur rappelle tout d’abord que finalement les travaux sérieux et récents n’avaient pas donné lieu à une publication de synthèse ; c’est donc ce qu’elle s’attache à faire. En seize chapitres, et plutôt que de livrer une simple biographie, Colette Beaune délivre donc l’état des lieux sur Jeanne d’Arc, mais surtout elle s’attache à nous faire comprendre comment chacune des caractéristiques de la Pucelle s’est construite et ce qu’elles révèlent. Elle tisse le tout autour d’un fil chronologique.
Dès le premier chapitre sur les sources, Colette Beaune rappelle utilement que, pas plus que d’autres, les sources judiciaires ne livrent une vision juste puisque la question à laquelle elles doivent permettent de répondre est la culpabilité. On doit donc s’attendre à un type de portrait bien orienté.
Le chapitre 3 réussit à la fois à traiter de Jeanne d’Arc mais de bien plus aussi : l’auteur évoque les solidarités, l’importance de la paroisse et donc à Domrémy, comme ailleurs, le calendrier est marqué par la religion. Ces quelques pages disent tout de la vie quotidienne et de son environnement mental et peuvent donc servir bien au-delà de son cas.

La question des modèles et des cadres mentaux d’une société

Colette Beaune souligne une idée essentielle à savoir qu’à l’époque la « réussite d’un individu c’est de se rapprocher d’un modèle » et c’est donc à cette aune qu’il faut examiner Jeanne. Elle s’est « coulée dans un moule bien précis, celui des prophétesses ». C’est l’occasion de s’apercevoir combien ont été nombreuses ces messagères et que Jeanne ne fut finalement qu’une parmi tant d’autres. Mais en même temps elle est aussi particulière, car elle disait pouvoir réaliser elle-même sa prophétie !
Parmi les autres modèles, il y a la bergère. L’Ecriture sainte regorgeait de ce type de personnage, mais leur lecture pouvait être plurielle. « Qualifier Jeanne de bergère c’était… la reconnaître humble, innocente, apte à entendre la voix de Dieu …et si Jeanne était bergère, son roi devenait pasteur. » Ainsi se lient l’histoire de Jeanne et l’histoire politique du royaume.
L’idée de réforme est un des grands mythes du monde chrétien et ce bien avant Jeanne d’Arc. Il le sera encore évidemment après elle. A la fin du Moyen-Age, réforme du royaume et de l’ église marchent ensemble et cette volonté fut répétée pas moins de vingt-quatre fois au XIV ème siècle. Voici donc le genre d’idées qui constituent l’arrière-plan mental des hommes de l’époque. Pour les comprendre il faut aussi dessiner les lignes de fracture. Elles sont parfois mouvantes puisque l’hérésie, par exemple, se construit par « accumulation successive ». N’oublions pas que c’est l’église qui définit l’hérésie et l’hérétique.
A cette époque, moins de quinze pour cent des procès en hérésie mènent l’accusé à la mort. En ce sens tout est prêt pour transformer Jeanne en martyre. Ce terme désigne une mort injuste digne des premiers chrétiens persécutés.

Démêler le vrai du faux : qui es-tu Jeanne ?

Était-elle jeune ? Ce point n’est pas anecdotique car elle est dans un « entre deux âges », celui où tout peut arriver. Plus tard son âge a aussi son importance dans le cadre du procès en nullité.
Était-elle illettrée ? Colette Beaune montre bien que la question est mal posée car à l’époque les hommes sont en effet répartis en deux groupes : les clercs laïcs et les laïcs illettrés. C’est l’occasion d’étudier par exemple les lettres de Jeanne d’Arc et en les rapprochant des canons d’écriture de l’époque. On s’aperçoit combien elles ne cadrent pas avec les schémas pré-établis qui veulent par exemple que la lettre soit articulée en cinq parties.
Comment s’est-elle nommée ? Jamais elle n’a été Jeanne d’Arc, ni la pucelle d’Orléans, mais elle fut tout simplement Jeanne ou Jeannette dans son village ou auprès du roi. Les voix entendues et les habits qu’elle porte sont l’objet d’attaques contre elle puisqu’elle dévie des modèles en s’habillant comme un homme.

Au total c’est un livre majeur que donne ici Colette Beaune. Accumulant sans cesse les références, faisant confiance à l’intelligence du lecteur, elle tisse peu à peu sa toile pour faire comprendre Jeanne en son temps, en la dégageant de toute la gangue idéologique dont elle a été recouverte. Elle la situe dans son époque de façon particulièrement brillante.
On a beau livrer les analyses les plus intelligentes et convaincantes sur le sujet, comme ce livre, le mystère Jeanne d’Arc demeurera pour ceux qui veulent qu’il demeure. L’ouvrage de Colette Beaune représente en tout cas une lecture qu’il faut avoir faite.

Jean-Pierre Costille © Clionautes