Une question en caractères rouges sur fond noir qui évoque Résistance et trahison, le portrait bien connu de Jean Moulin avec son feutre et son écharpe : la couverture pourrait faire craindre le pire ! S’agirait-il une fois de plus d’une investigation douteuse dans les coulisses de la Résistance ? On sait qu’elles font vendre, surtout si elles font scandale.
Il n’en est rien. Robert Belot est un historien spécialiste de la Résistance, plus particulièrement de la Résistance intérieure, biographe d’Henri Frenay, fondateur du mouvement « Combat ». Gilbert Karpman est présenté comme étant un « spécialiste de l’histoire de la cryptologie » ; son nom est écrit en plus petits caractères que celui de son collègue mais les chapitres ne sont pas signés et l’on ne sait pas s’il faut lui attribuer les seuls chapitres qui traitent des messages codés.
Il s’agit d’un ouvrage d’histoire des plus sérieux, parfois ardu et un peu compliqué, souvent clair et vivant. L’étude s’appuie sur le dépouillement de fonds d’archives publiques et privées et sur les travaux effectués à la faveur de mémoires et de colloques rassemblant des chercheurs et des universitaires suisses et français sur le thème de la frontière franco-suisse et de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale. Son objet est d’analyser les motivations et les modalités de la fondation d’une ambassade clandestine de la Résistance intérieure en Suisse, puis d’en présenter l’activité réelle en 1943 et 1944.

La Résistance intérieure décide de créer en mars 1943 une Délégation en Suisse

Au début de 1943, la Résistance se renforce considérablement. Les trois mouvements de zone Sud (« Combat », « Libération », « Franc-Tireur ») se sont rassemblés sous l’impulsion de Jean Moulin et ont fondé les Mouvements unis de Résistance (MUR). Leur action s’intensifie (propagande, renseignement, sabotage, organisation de l’Armée secrète) et leur recrutement s’étend, surtout quand commencent les réquisitions de travailleurs (loi de septembre 1942 et fondation du STO par Vichy en février 1943). Les besoins matériels et financiers des mouvements deviennent énormes : il faut collecter des renseignements, les transmettre, imprimer tracts et journaux, financer un Service social dont les besoins enflent à mesure que grossit la répression, et surtout encadrer, habiller, armer et nourrir des maquisards qui affluent spontanément pour ne pas partir travailler en Allemagne.
Le financement des MUR est assuré par Londres représenté en France par Jean Moulin : c’est lui qui assure la répartition des fonds entre les mouvements. En mars 1943, alors que les besoins financiers des MUR sont énormes et croissants, Jean Moulin annonce une baisse momentanée de l’allocation mensuelle des mouvements, baisse particulièrement dure pour le mouvement « Combat », le plus puissant. Cette réduction tombe au plus mauvais moment car les maquis sont en expansion ainsi que les besoins du Service social.
Pour faire face à la pénurie de moyens, Henri Frenay, le fondateur de « Combat », décide de créer « Délégation générale de la Résistance en Suisse », sorte d’ambassade officieuse de la Résistance intérieure. L’idée lui a été suggérée par un membre du mouvement « Combat », Philippe Monod, homme de gauche ami de Claude Bourdet, un de ses adjoints. Il connaît en effet un certain Max Shoop qui est le collaborateur d’Allen Dulles, l’homme qui installe à l’automne 1942 à Berne les premiers services secrets américain (OSS) en Europe. Dulles est chargé par Roosevelt de se renseigner sur les pays occupés d’Europe, sur l’Allemagne et l’Italie, sur les résistances européennes et notamment la Résistance française. Il doit encore repérer les élites qui prendront le pouvoir à la Libération.
Les MUR approuvent l’initiative de Frenay qui va leur permettre d’accéder à des sources de financement et d’information extérieures, hors du canal gaulliste de Jean Moulin.
Pierre de Bénouville, journaliste venant des milieux d’extrême droite avant-guerre, un temps pétainiste et antigaulliste quoique profondément patriote, est nommé délégué des affaires extérieures des MUR et chargé des liens entre cette Délégation et le Comité directeur des MUR. Le général d’aviation Jules Davet, ami de Mermoz, proche des milieux monarchistes, est placé à la tête de la Délégation qui s’installe discrètement à Genève. Il s’adjoint les services de Jean-Marie Soutou, un résistant issu de la mouvance d’Esprit venu en Suisse pour échapper à la Gestapo.
La Délégation est conçue par Frenay comme « une interface entre la Résistance intérieure, la France de Londres, puis d’Alger et les Alliés ». Elle aura pour fonction d’assurer le financement de la Résistance à partir de subventions américaines, de transmettre des renseignements aux Alliés et à la France combattante, de recevoir du matériel divers, d’établir des communications avec l’extérieur, d’organiser des filières de passage.

Cette initiative ouvre une crise politique majeure au sein de la Résistance

Jean Moulin et le général de Gaulle s’opposèrent dès l’origine à cette création qu’ils voyaient comme un cheval de Troie des Américains, puisque Allen Dulles, représentant personnel du président Roosevelt et patron de l’OSS pour l’Europe, était l’interlocuteur des MUR. Or au printemps 1943 la situation politico-diplomatique du général de Gaulle était mal assurée car les Américains soutenaient son concurrent à Alger, le général Giraud. Jean Moulin craint que cette liaison soit dangereuse pour de Gaulle et la considère bientôt comme un soutien apporté à Giraud contre de Gaulle. C’est cette accusation grave portée contre Frenay qui explique la question posée en couverture de l’ouvrage : « La Résistance a-t-elle trahi de Gaulle ? ». Le conflit se cristallise sur l’antagonisme de ces deux hommes : Henri Frenay et Jean Moulin. Ils se déchirent au cours de la réunion du Comité directeur des MUR du 28 avril 1943 : « C’est un véritable coup de poignard dans le dos que vous donnez à de Gaulle » s’écrie Jean Moulin dans sa colère ; « Je vous interdis de dire cela » répond Frenay, « Vous avez voulu nous étrangler, comme vous avez étranglé les maquis qui vous appelaient à l’aide (…) Je n’accepterai pas, nous n’accepterons pas d’être fonctionnarisés par vous ».

Une crise qui révèle deux conceptions antagonistes du combat résistant

La vraie source de ce conflit dépasse largement le cadre de cette seule affaire. Elle s’ajoute à d’autres questions qui opposent alors les chefs des mouvements de la Résistance intérieure, la principale étant le contrôle de l’Armée secrète que les MUR (et Frenay surtout) entendent garder sous leur direction alors que Londres vient d’en confier le commandement au général Delestraint (toutes ces questions sont bien connues depuis les travaux de Daniel Cordier qui s’est fait historien après avoir été le secrétaire de Jean Moulin). Ce sont deux conceptions qui s’affrontent.

Les chefs des mouvements, pionniers de la Résistance intérieure, ont une culture d’indépendance. Ils ont créé de toutes pièces des organisations clandestines dont ils estiment qu’elles sont nées hors de la France libre (devenue France combattante en 1942) et ils entendent en préserver l’indépendance politique. Ils se sont ralliés à de Gaulle mais ils refusent la subordination au gaullisme. « Pour le préfet Jean Moulin, (…) cette conception girondine du combat n’est ni viable ni tolérable (…) Sa mission vise l’unification, la subordination et la « gaullisation » des forces de la Résistance intérieure. »

Une étude scientifique et « dépassionnée » du rôle de la Délégation

« Nous avons souhaité, à travers cette étude conduite sur le fondement de documents nouveaux et à travers un regard dépassionné, montrer la centralité et la complexité de cet épisode méconnu de l’histoire de la Résistance » affirment les auteurs. Ils insistent beaucoup sur le fait qu’ils exploitent des documents issus d’archives jusqu’alors ignorées (le fond privé Davet, les messages codés échangés entre la Délégation en Suisse et les services de Bénouville en France), documents qu’ils citent longuement à l’appui de leur démonstration. Ils cherchent à répondre de manière argumentée aux diverses questions qui se posent et aux accusations qui ont été portées contre cette initiative de Frenay. Si l’argumentation est convaincante et démonte des idées reçues, elle prend parfois l’allure d’un plaidoyer.
L’étude des procès verbaux du Comité directeur des MUR montre que la décision initiale a été prise au moment où Jean Moulin est à Londres par les seuls membres de « Combat », mais qu’elle a été aussitôt soumise au Comité directeur des MUR en présence des chefs de Libération-Sud (Emmanuel d’Astier de la Vigerie) et de Franc-Tireur (Jean-Pierre Lévy) qui ont cautionné l’opération. La position de Frenay est donc partagée. « Moulin a en face de lui un bloc. Cela doit être rappelé avec force pour rétablir un certain équilibre dans l’intelligence globale de cette affaire, équilibre toujours rompu par la diabolisation récurrente de Frenay qui aurait été le seul à contrecarrer la politique de Moulin », ou encore « On a souvent avancé que cette affaire était le seul fait de Frenay, soucieux de régler des comptes avec Moulin et de conduire une politique d’ambition personnelle à la fois antigaulliste et pro-américaine. Rien n’est plus faux comme en attestent les archives ».
La Délégation n’a pas joué Giraud contre de Gaulle. Elle a été en permanence en liaison avec Pierre de Leusse, le représentant du général de Gaulle en Suisse qu’elle a toujours tenu informé de ses activités. Frenay a résolument choisi le ralliement à de Gaulle dès 1942 et il l’a fait savoir aux Américains. A l’été 1942, il a rédigé une lettre à Roosevelt « qui démontre que son adhésion au gaullisme est totale et semble-t-il sincère ». En mars 1943 il tente de convaincre le gouvernement américain qu’il commettrait une erreur et une faute en tenant de Gaulle à l’écart. Il affiche publiquement cette position dans un article du journal Combat du 15 avril 1943 : « Le soupçon de giraudisme porté longtemps à l’endroit de cette Délégation est sans fondement ».
« Un double soupçon a pesé sur la Délégation : les Américains auraient instrumentalisé Frenay et Frenay aurait utilisé les Américains contre de Gaulle (…) Les Américains ont-ils délibérément tenté d’utiliser la Délégation des MUR pour mener une politique antigaulliste ? Notre recherche effectuée dans les archives américaines nous permet de répondre négativement ». Les auteurs démontrent que les Américains pensent sincèrement que la Délégation agit en total accord avec les gaullistes de Londres. Dulles n’envisage pas d’instrumentaliser Frenay et « Combat » contre de Gaulle. Il est parfaitement informé de la rivalité avec Giraud. Plus étonnant, les télégrammes envoyés par Dulles montrent qu’il cherche à infléchir l’antigaullisme de la diplomatie américaine en défendant la thèse que la Résistance française est un phénomène crédible, militairement et politiquement, qu’elle est pro-gaulliste et qu’elle n’est pas anti-américaine.
Les services de renseignement suisses ont couvert les activités de la Délégation et participé aux filières clandestines de passage de la frontière. Ils cherchent aussi à jouer le seul intérêt national suisse et il leur arrive de piller des courriers qui ne leurs sont pas destinés. Aussi la Délégation crée-t-elle une filière de passage que le service de renseignement suisse devait ignorer et qui était donc des plus dangereuses. Néanmoins tous les services suisses ne sont pas sur cette ligne, les Douanes sont par exemple de farouches défenseurs de la neutralité absolue de la Suisse et promptes à arrêter toute personne qui traverse illégalement la frontière, fut-il un résistant ou un individu persécuté par le nazisme.
La Délégation irrite profondément les Anglais qui font cause commune avec les gaullistes pour dissuader les Américains de la soutenir. Ils préfèrent utiliser des réseaux de renseignement français qu’ils contrôlent ou leurs propres réseaux. Ils craignent de voir leur monopole des flux d’informations entamés au profit des Américains. Finalement « c’est bien la conjonction des appréhensions britanniques et gaullistes qui bloque les financements » que Dulles a promis aux MUR.

La question financière

La Délégation s’installe à Genève en mars 1943 et dès avril il existe des voies terrestres clandestines qui la relient à Pierre de Bénouville installé à Paris par lesquelles passent du matériel, des renseignements, des marchandises et des individus. Les Américains font rapidement une avance financière puis s’engagent à verser 25 millions de francs par mois ce qui est énorme dans la mesure où les MUR recevaient alors 5 à 7 millions de francs par mois de Londres que Jean Moulin répartissait entre les mouvements.
Les oppositions conjointes de Jean Moulin, des gaullistes de Londres et des Anglais aboutissent au blocage des versements américains et débouchent sur une négociation au plus haut niveau qui se déroule à Londres. Frenay exige de s’y rendre pour s’expliquer avec de Gaulle. Jean Moulin fait retarder son départ pendant deux mois. Il finira par partir le 16 juin, mais un piège se refermera sur lui : en effet il ne reviendra plus en France. Quand il arrive à Londres de Gaulle… est parti pour Alger. Jean Moulin est arrêté peu après. Frenay part pour Alger et entre au Comité français de Libération nationale. Le financement des MUR par le canal suisse n’est plus sa priorité.
A Londres une interminable négociation franco-anglo-américaine aboutit à la fin de l’été 1943 à autoriser la Délégation à recevoir via les Américains une somme mensuelle de quatre millions de francs destinés aux maquis des départements voisins. Cet argent viendra de Londres. Parallèlement les Américains financeront les besoins de la Délégation pour ses activités de transmission de renseignements militaires.
Les versements de fonds venus d’Angleterre à la Résistance française posaient de gros problèmes techniques. Les billets arrivaient en France dans des sacs transportés par de petits avions, les Lysanders et les versements étaient évidemment soumis aux aléas de la météorologie. Le truchement par la délégation s’avère plus pratique à partir du moment où des banquiers (Jacques Strohl, Jean Bloch-Lainé) élaborent de savantes constructions de transferts et de compensations bancaires depuis l’Angleterre (qui est en guerre contre l’Allemagne) vers la Suisse (qui est neutre) pour la Résistance française. Les quelques pages qui présentent ces mécanismes financiers nous ont paru bien compliquées ! Finalement de mars 1943 à août 1944 ce ne sont que 5% des sommes allouées à la Résistance française qui sont passés par cette voie.

Passeurs, courriers et autres : les réalités quotidiennes de la Résistance

Loin des enjeux politiques et des sphères dirigeantes, plusieurs chapitres du livre sont consacrés à la réalité des liaisons entre la France et la Suisse, à la vie quotidienne, aux activités et aux risques des résistants de la base dont il n’est même pas toujours possible de retrouver les noms.
La Délégation a pour fonction principale la transmission de renseignements militaires aux Alliés. Les renseignements sont rassemblés, préparés et codés à Paris dans les services de Pierre de Bénouville. Puis ils sont acheminés à Genève d’où d’autres courriers partent pour Paris. Une organisation clandestine stupéfiante par sa complexité et sa régularité nous est présentée pour laquelle les auteurs ont inventé un terme : la « Cryptopostale ». Les informations que centralise Bénouville se présentent sous la forme de textes, de plans, de cartes, de photos, de rapports etc. Au retour les agents transportent de l’argent, des documents imprimés par le service de presse de l’ambassade américaine (faux papiers, tracts), du matériel d’espionnage et de sabotage. A l’aller comme au retour, les documents les plus secrets sont cryptés. Deux chapitres, eux aussi bien compliqués, s’attachent à présenter la technique de cryptage des documents ainsi que les conflits entre les divers services destinataires des renseignements (anglais, gaullistes, américains, suisses). Des convois spécifiques sont organisés pour le transport du matériel lourd, comme des armes et des munitions qui passent par le lac Léman ou par la montagne.
Les douaniers, les frontaliers, les cheminots, les agents du Service de renseignement suisse sont les acteurs de ces activités de passage clandestin. Plusieurs pages nous présentent les femmes et les hommes, passeurs et courriers, les lieux (Annemasse et la frontière grillagée) et les conditions de passage ainsi que les pièges de la répression. C’est un des intérêts majeurs du livre de nous montrer la réalité quotidienne de l’humble activité résistante après nous avoir transporté dans les cercles dirigeants.

Les ambiguïtés de la mémoire

La Délégation a conservé une mauvaise image ; la suspicion subsiste sur ce qu’elle fut vraiment et les polémiques ne sont pas rares à son propos. Bien sûr l’image négative d’un Frenay accusé d’avoir entravé le travail de Jean Moulin et suspecté d’avoir voulu trahir de Gaulle, n’y est pas pour rien. Bien sûr le nom de Bénouville continue d’être associé à la trahison à l’origine de l’affaire de Caluire et de l’arrestation de Jean Moulin. Mais d’autres raisons ajoutent à l’ambiguïté de cette affaire.
La Délégation, ambassade clandestine de la France résistante entretenait des relations avec la France de Vichy ! Jean Jardin, directeur de Cabinet de Pierre Laval avait été nommé ambassadeur de France à Berne en novembre 1943. Il avait noué contact avec Allen Dulles et il avait retrouvé avec plaisir Jean-Marie Soutou qu’il avait connu avant guerre. Des hommes de la mouvance politique de Bénouville se retrouvent en Suisse autour de la Délégation : André Bettencourt par exemple, qui a évolué dans les milieux d’extrême droite avant guerre, a publié des écrits antisémites sous l’Occupation avant d’entrer dans la Résistance, et qui est envoyé en Suisse par son ami François Mitterrand avec qui il milite au sein du Rassemblement national des prisonniers de guerre. Bettencourt épousera plus tard Liliane Schueller, la fille du cagoulard Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal. Au début des années 1990, Jean Frydman, évincé du conseil d’administration de L’Oréal dont André Bettencourt est devenu propriétaire, publie un document accusateur sur le passé de Bettencourt au moment où Pierre Péan révèle celui de Mitterrand. L’affaire suisse refait surface dans des eaux bien troubles qui n’améliorent pas son image !

On l’aura compris, ce livre est d’une grande richesse d’information et s’applique à démontrer que la Résistance intérieure n’a pas trahi de Gaulle en prenant parfois l’allure d’un plaidoyer.
Le lecteur apprend beaucoup mais il doit en faire l’effort ! Certains chapitres nous ont en effet semblé trop détaillés et compliqués (cryptage et décryptage des documents, transferts financiers, itinéraires de filières de passage) pour un ouvrage destiné au grand public. Le texte aurait gagné à être plus court et à éviter quelques redondances. Bon nombre de précisions qui alourdissent la lecture auraient été mieux à leur place dans des notes que le chercheur ou le lecteur exigeant de précisions techniques auraient pu consulter.

Joël Drogland © Clionautes