Les éditions Tallandier ont décidé de rééditer Les chemins de la peste : le rat, la puce et l’homme. L’autrice, Frédérique Audoin-Rouzeau, ancienne chercheuse au CNRS, spécialiste de l’archéozoologie de la période médiévale est également écrivaine plus connue du grand public sous le pseudonyme de Fred Vargas. Cet ouvrage, initialement publié aux Presses universitaires de Rennes (PUR), vise un double objectif. Il veut expliquer les mécanismes de la peste, son historicité et trancher une controverse médicale du siècle dernier.
L’autrice tient à rappeler comment, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs chercheurs sous l’impulsion d’Alexandre Yersin (médecin, bactériologiste et explorateur franco-suisse) et de Paul-Louis Simond (biologiste et médecin français), ont découvert le bacille de la peste et ont réussi à comprendre les mécanismes de transmission de la maladie. Or depuis la moitié du XXe siècle, une controverse s’est développée. F. Andouin-Rouzeau veut en montrer les incohérences. Elle souhaite ainsi, grâce à ses recherches archéologiques, montrer le rôle déterminant des insectes, des rats et des hommes dans la propagation de la maladie. C’est donc sous la forme d’une véritable enquête que l’autrice expose l’ensemble des éléments du dossier.
Les pandémies pesteuses, un mal ancien
L’ouvrage de F. Audoin-Rouzeau est divisé en 16 chapitres et débute par un rappel des différentes épidémies de peste dans le monde. En Occident, la maladie fait son apparition dès l’Antiquité sur les rives africaines de la Méditerranée à deux reprises, au IIIe siècle et en 127 avant J.-C.. Elle ne gagne pas toutefois les rives européennes. C’est au VIe siècle de notre ère que débute la première pandémie, connue sous le nom de peste justinienne. Elle apparaît d’abord en Égypte, s’étend en Orient avant d’atteindre les rivages et les axes fluviaux de l’Europe.
La maladie perdure pendant deux siècles avec une quinzaine de réapparitions. La deuxième pandémie de peste commence en Europe en 1347 avec le début de la peste noire. Pour l’ensemble de ces cas, ni la puce, ni le rat ne sont soupçonnés dans la propagation de la maladie. La maladie apparaît davantage aux yeux des hommes comme un châtiment divin. C’est au moment où la maladie est considérée comme une maladie historique, à la fin du XIXe siècle, que la troisième pandémie atteint l’Europe et se prolonge de 1894 à 1945.
En Orient, et plus particulièrement en Inde, la maladie est présente depuis l’époque médiévale. Des cas d’épidémies sont connus du XIe jusqu’à la fin du XVIIe siècle. C’est en Inde que l’on trouve l’un des foyers invétérés sur les pentes de l’Himalaya. Toutefois, il est difficile de remonter son histoire au-delà de 1823 et donc de connaître son rôle dans les épidémies antérieures. La troisième pandémie touche très durement l’Inde avec 12 millions de victimes. Concernant les Chine, l’existence de la maladie est connue de 224 av. J.-C. à 1718 grâce à une liste des « pestilences » présentes dans une encyclopédie impériale. Des sources évoquent une peste au VIIe siècle qui peut être reliée à la première pandémie. La seconde pandémie touche la Chine, mais il est difficile de savoir si elle se produit avant ou après l’Europe. La peste y est ensuite récurrente entre 1642 et 1899.
Les symptômes du fléau de la peste
La maladie prend deux formes différentes : la peste bubonique avec une pénétration cutanée et la peste pulmonaire avec un développement pulmonaire. La peste bubonique est mortelle dans 70% des cas. Les premiers symptômes apparaissent après quatre à cinq jours d’incubation. Elle prend la forme d’une forte fièvre et d’une plaque noirâtre gangréneuse à l’endroit de la piqûre. Au bout du deuxième ou troisième jour de maladie, des ganglions sont visibles à l’aine et parfois au cou ou aux aisselles. Ce sont des bubons durs, volumineux et douloureux.
Le malade est ensuite pris de troubles nerveux et psychiques et développe une septicémie, accompagnée d’une fièvre entre 40° et 42°, suivie d’une mort rapide. La maladie dure environ cinq à six jours, mais parfois l’issue tarde. Le malade est pris d’hémorragie spontanée, de troubles psychiques, de délires, d’hallucinations, de vertiges ou parfois de somnolence avant de tomber dans un coma qui se termine par son décès.
La peste pulmonaire est beaucoup plus sévère. La maladie se développe en deux à trois jours seulement, parfois quatre, et est mortelle dans 100% des cas. Cette forme de la maladie n’est pas déclenchée par une piqûre de puce mais par l’inhalation du bacille. Les premiers symptômes sont visibles après deux jours d’incubation. Le malade est d’abord pris de fièvre et de toux. Il se met à cracher, rencontre des difficultés de respiration jusqu’à l’asphyxie tout en développant une incoordination motrice.
Comprendre la transmission de la maladie de la peste
Dans la première partie de l’ouvrage, l’autrice tient à montrer l’importance des travaux d’Alexandre Yersin et de Paul-Louis Simond. C’est en 1894 que le pasteurien Alexandre Yersin identifie et décrit le bacille de la peste, qui infecte à la fois les rats et les hommes. Toutefois, c’est Paul-Louis Simond qui élucide le mécanisme de transmission du rat à l’homme en démontrant la responsabilité de la puce de rat. Grâce à ses nombreuses observations, notamment l’épidémisation de la peste indienne à la fin du XIXe siècle, il constate qu’il existe une période de latence avant l’explosion de la maladie, suivie d’une accalmie et d’une rechute.
Paul-Louis Simond remarque également que certaines professions, notamment les marchands de céréales, sont plus gravement touchées. À partir de 1898, Simond comprend que le bacille ne peut survivre longtemps à l’air libre. Ainsi, en l’espace de quelques années, et grâce aux recherches de Yersin et Simond, se précisent les conditions d’une transmission mécanique de la maladie par les puces, car le bacille peut survivre sur leurs trompes pendant 24 à 48 heures.
F. Audouin-Rouzeau montre comment Simond a su mettre en évidence la chaîne de transmission de la maladie. Il le fait en étudiant les rougeurs et les puces. Chez le rat, l’infection apparaît après un à deux jours et est mortelle au troisième ou quatrième jour de la maladie. Le chercheur en a déduit que la contamination des puces sur les rougeurs et sur les hommes ne pouvait se faire qu’au moment où le bacille se trouvait dans le sang. Après avoir étudié la septicémie chez l’homme et le rat, Yersin et Simond en concluent que la puce de l’homme contamine sa trompe uniquement lorsque le pestiféré est agonisant.
Il en va différemment chez la puce du rat, car la septicémie de ce rongeur est plus précoce et plus intense. Ainsi, la puce de l’homme s’infecte considérablement moins que la puce du rat lorsqu’elle se trouve sur son hôte. Les deux chercheurs ont également observé une corrélation entre la mortalité des rongeurs et celle des hommes. Simond a également montré qu’il existe une concordance chronologique, c’est-à-dire l’antériorité de l’épizootie sur l’épidémie. Cela renforce encore la responsabilité du rat et de la puce de rat dans le processus d’épidémie.
Puce du rat ou puce de l’homme : mettre fin à une controverse
C’est après une trentaine d’années d’efforts et de recherches que le processus d’épidémisation de la peste a été établi. Le transfert de la peste sylvatique de rongeurs sauvages aux rats domestiques se fait par une puce commune, puis elle est transférée des rats aux hommes via les puces de rats, différentes selon les zones chaudes ou tempérées. Toutefois l’autrice explique que des questions restaient en suspens, ce qui a permis à certains chercheurs de développer d’autres théories mettant en cause la puce de l’homme. Bien qu’il y ait eu des précurseurs, c’est surtout R. Jorge qui fonde cette nouvelle théorie en 1932.
Il est ensuite rejoint par G. Blanc et M. Baltazard qui, entre 1941 et 1945, font de la puce de l’homme la seule « propagatrice de toutes les épidémies mondiales historiques et actuelles ». Les rats et les puces des zones chaudes et tempérées sont donc relégués au rang d’acteurs mineurs. Ce qui pose problème à l’autrice, c’est que ce sont les thèses de Blanc et Baltazard qui dominent encore aujourd’hui, et qui ont le mieux pénétré le monde de la recherche historique et médicale, alors même que ces deux chercheurs n’ont pas respecté, selon elle, la méthode scientifique.
F. Audouin-Rouzeau cherche à expliquer, dans le deuxième temps de l’ouvrage, les failles dans lesquelles Blanc et Baltazard se sont engouffrés. L’autrice reprend un à un leurs arguments et les déconstruit en apportant des preuves qui font appel à la fois à l’archéologie, la médecine et l’entomologie. Elle liste pas moins de vingt arguments. Ceux-ci remettent en cause les conclusions de Blanc et Baltazard et valident ainsi le travail réalisé par Yersin et Simond. Ces arguments sont classés en trois catégories : ceux archéologiques dans un premier temps, ensuite biologiques et épidémiologiques, et enfin historiques. Il serait trop long de présenter ici en détail les différents arguments de F. Audouin-Rouzeau, mais c’est bien dans cette partie que réside tout l’intérêt de l’ouvrage.
Au final, le livre de F. Audouin-Rouzeau est intéressant à plusieurs titres. Tout d’abord, il nous permet de mieux comprendre la maladie de la peste, ses différentes formes, le processus de contamination. C’est également un ouvrage qui nous fait découvrir, au travers de l’exemple de la peste, l’histoire d’une recherche scientifique. A travers elle nous pouvons mieux comprendre ce qu’est la méthode scientifique. Enfin, pour faire face aux différentes controverses, l’autrice nous présente les enjeux de l’archéologie. Notamment en montrant comment cette discipline peut apporter des éclaircissements sur la transmission de la peste.