Si le roman a toujours puisé dans l’histoire de quoi nourrir ses fictions et leur donner l’apparence du vraisemblable, le roman historique est un genre spécifiquement déterminé. L’ouvrage d’Alain Streck, intitulé J’étais à Bouvines, dont les éditions L’Harmattan propose une réédition, relève de ce genre. Ce type de lecture peut inquiéter l’historien, volontiers enclin au soupçon et désireux de traquer la moindre erreur historique ou affabulation qui lui permettrait à la fois de critiquer l’ouvrage et de lui assurer la supériorité de spécialiste. Alain Streck propose, selon ses termes, une « tentative de reconstitution romancée, à la manière d’un docu-fiction » de la bataille de Bouvines (p. 177). Son récit est constitué de trois parties au nombre de pages inégal. La relative brièveté de l’ensemble le rapproche du genre de l’histoire événementielle.

La première partie expose le contexte de la bataille (p. 15-34). Alain Streck définit la bataille de Bouvines comme « le point d’orgue d’un affrontement qui oppose le roi Philippe Auguste à trois rois d’Angleterre successifs […] » (p. 15) et tente à la fois de présenter les principaux belligérants et les causes qui ont conduit au conflit. Cette partie, présentée comme une construction dramatique, perd un peu le lecteur à travers les ramifications des différents lignages en présence et des alliances qui se font et se défont en fonction des rancœurs et des intérêts personnels ou familiaux. Le roi d’Angleterre Jean Sans Terre monte une coalition contre le roi de France Philippe Auguste afin de s’emparer de son royaume. L’affrontement a lieu en 1214. Jean sans Terre débarque à La Rochelle tandis que l’empereur germanique Otton IV arrive par l’Est. Les comtes de Flandre et de Boulogne tiennent le Nord. L’objectif est de prendre l’armée de Philippe Auguste en tenaille. Après avoir paré à l’invasion de Jean sans Terre en se divisant, l’armée du roi de France fait face à la celle, trois fois supérieure en nombre, rassemblée autour d’Otton IV.

La deuxième partie présente les événements sur une période allant du samedi 26 juillet 1214 au soir au dimanche 27 juillet 1214 au soir. Titres et sous titres rythment le récit. Alain Streck propose un récit efficace. L’alternance des descriptions et des dialogues rendent le récit vif et captivant. Alain Streck ne profite pas de la construction dramatique de son récit pour verser dans un psychologisme qui n’apparaitrait pas fondé. Pourtant, il sait rendre l’essentiel des émotions et des sentiments qui animent ces hommes au cœur de la bataille : la haine et l’angoisse. Il révèle les qualités essentielles dans une telle situation que sont la ruse et le sens stratégique. Il rappelle l’importance du sacré auquel se plient des hommes pourtant frustres et violents. En effet, Philippe Auguste, peu désireux d’être tenu responsable du déclenchement d’une bataille un dimanche, ruse afin de contraindre Otton à être celui qui transgresse l’interdit de l’Église. La description de la bataille qui se déroule sur le plateau de Cysoing près de Lille est judicieusement construite. Alain Sterck alterne les descriptions des masses combattantes et celles mettant en scène des adversaires singuliers. La bataille s’engage par une charge frontale où chevaliers et piétons s’étripent et meurent. Ni les hommes ni les chevaux ne sont épargnés. Les visages sont tuméfiés et entaillés, les membres sont coupés ou broyés (p. 109). Le suspense est maintenu : Philippe Auguste est directement menacé (p. 122-125) puis c’est au tour d’Otton IV de devoir s’enfuir (p. 129-132) avant que le comte de Boulogne Renaud de Dammartin ne soit finalement capturé par les soldats de Philippe Auguste, mettant ainsi fin au combat (p. 135-137).

La troisième partie expose les conséquences politiques de cette bataille. Philippe Auguste en est le grand vainqueur. Otton IV est contraint d’abdiquer. Le peuple de Paris est en liesse. Cette journée entre dans l’histoire comme une des journées qui ont fait la France.
Alain Streck laisse le lecteur à ce seuil. Il fait œuvre de conteur. Des addenda présentent une liste de questions auxquelles l’auteur a été confronté : le nombre de participants, le lieu, la tactique militaire, la durée du combat… et explique comment le récit a été construit à partir de la confrontation de différentes sources dont les chroniques de Guillaume le Breton et de Philippe Mousket. Cette méthode lui permet d’éviter le style manichéen des chroniques médiévales qui ont présenté cette victoire comme une victoire du bien contre le mal. L’historien critique peut être rassuré. Alain Streck se montre un conteur éclairé à la démarche méthodique qui n’est pas sans rappeler celle de l’historien ! Celui-ci est d’autant plus rassuré qu’Alain Streck ne reprend aucun débat historiographique sur l’importance symbolique, réelle ou exagérée, de cette bataille dans l’histoire de « la nation France ». Pour la première fois, chevaliers et milices communales combattent ensemble sous l’emblème royal de la fleur de lys. Les chroniques contemporaines ont fortement insisté sur ce point. Alain Streck aurait pu expliquer les causes de l’effort consenti par les communes pour défendre le sol « français » sans pour autant discuter les thèses de Colette Beaune, parues en 1985, sur ce point. Là est le manque.

L’ouvrage intéressera, sans aucun doute, un passionné d’histoire médiévale et/ou d’histoire militaire. Une bibliographie, dans laquelle ne figure pas l’ouvrage de Colette Beaune, complète utilement l’ensemble. L’ouvrage intéressera aussi un enseignant en histoire en collège ou en lycée. S’il peut s’avérer difficile de faire lire l’ensemble de l’ouvrage à un élève, notamment de collège, à cause de la précision technique du vocabulaire, les différentes descriptions peuvent illustrer un cours sur la société médiévale. En effet, un élève peut étudier : l’importance du sacré et la volonté de l’Église d’encadrer les pratiques guerrières, les liens fragiles et sans cesse remis en cause qui unissent les hommes, une description de chevalier s’armant pour le combat (p. 70-74), les techniques de combat, charge de chevaliers, harcèlement, combat opposant chevaliers et piétons, rôle des archers et arbalétriers l’importance de la capture en vue de l’obtention d’une rançon…
Signes de ses qualités, l’ouvrage a été récompensé par deux prix, attribués lors de sa première parution en 1998 : le prix Delarue-Levasseur de la société d’Archéologie et d’histoire de Saint-Valéry-sur-Somme, du Ponthieu et du Vimeu et le prix de la Société des Sciences, de l’Agriculture et des Arts de Lille. Il mérite d’être lu et de figurer sur les rayonnages d’une bibliothèque d’enseignant ou d’un CDI car s’il ne remplace pas l’ouvrages de spécialistes, et notamment Le dimanche de Bouvines de Georges Duby, paru pour la première fois en 1973, il permet de faire de l’histoire autrement.
Jean-Marc Goglin